CORRESPONDANCE - Année 1752 - Partie 18
Photo de PAPAPOUSS (Geyser nommé STROKKUR - Islande)
à M. Falkener.
Potsdam, 22 Août 1752 (1).
Je ne vous écrirai aujourd’hui ni de ma main, ni en anglais, mon cher et respectable ami ; je suis trop malade pour avoir cette consolation.
J’ai appris qu’un libraire de Londres, nommé Dodsley, avait imprimé par souscription le Siècle de Louis XIV, en deux beaux volumes. Si cela est, il a fait une sottise de ne m’en pas informer. Il devait présumer qu’une première édition n’est jamais qu’un essai, qu’il s’y glisse beaucoup de fautes, et que cette première édition attire à l’auteur beaucoup de critiques, de remarques et d’instructions utiles dont il profite ; c’est ce qui m’est arrivé. Des ministres d’Etat, qui m’avaient impitoyablement refusé leurs lumières, lorsque je travaillais autrefois à cet ouvrage, se sont empressés de m’éclairer, dès qu’il a paru. Le livre, tout informe qu’il était, a eu tant de vogue et l’objet en est si intéressant, que chacun a voulu avoir part à sa perfection. Muni de tant de secours, je fais faire une édition nouvelle, dont j’espère vous envoyer un exemplaire avant deux mois.
Je vous supplie de communiquer au libraire Dodsley le mémoire que je vous envoie. Il serait triste qu’il eût déjà commencé son édition. Je vous demande la grâce de m’informer de ce qui en est, le plus tôt que vous pourrez. Je ne me console d’avoir donné l’édition de Berlin que parce qu’elle en procurera une meilleure. Ce n’est pas que je me reproche de m’être trompé sur des vérités importantes ; mais je n’en ai pas dit assez, et je vous assure que la seconde fournée sera bien plus curieuse que la première.
Permettez-moi de présenter mes respects à madame votre épouse ; je souhaite mille prospérités à toute votre chère famille et à votre nation, que j’aimerai toujours.
Adieu, my dear friend.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. de Chenevières.
Potsdam, 25 Août 1752 (1).
Vous m’avez bien rendu justice, monsieur, sur mon zèle pour la famille royale et sur mon attachement à la patrie. Je vous remercie sensiblement des nouvelles que vous avez bien voulu me donner de la maladie de monseigneur le dauphin.
Je me flatte que la santé de M. le comte d’Argenson est parfaitement rétablie, puisque vous ne m’en parlez pas. Je conserverai pour lui toute ma vie le dévouement le plus tendre. Il ne se souvient peut-être pas que j’ai mis sens dessus-dessous, pendant six mois, toutes les archives de la guerre. J’ai mis tout cela en ordre dans mon agréable retraite de Potsdam, et j’y ai fini entièrement toute la guerre de 1741.
Mon séjour en Allemagne ne m’a pas été infructueux pour cet ouvrage. Il appartient naturellement à M. le comte d’Argenson, et pour peu qu’il en eût la moindre curiosité, j’aurais l’honneur de le lui envoyer. Il ne laisserait pas d’y trouver des particularités intéressantes qui lui sont peut-être inconnues. Au reste, ce n’est pas un morceau d’histoire dans le goût du Siècle de Louis XIV. S’il a fallu ici entrer dans de grands détails, croyez que ce n’est pas chose aisée de sauver l’ennui que doit causer une si grande multiplicité d’intérêts et de faits militaires. Cette histoire et le Siècle de Louis XIV sont deux morceaux consacrés à la gloire de la nation dans différents genres. M le comte d’Argenson pourrait s’en faire lire quelques pages pour s’amuser, s’il en avait le temps ; au pis aller, le manuscrit sera un monument dans sa bibliothèque.
Je me flatte que ma nièce a passé quelques jours avec vous. Elle doit vous avoir dit combien je vous suis dévoué. Je ne vous écris point de ma main ; une nouvelle secousse de ma maladie m’a laissé une faiblesse extrême.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le marquis d’Argens.
Vous avez raison, frère ; l’état de savetier n’y fait rien. Je vous remercie ; mais vous avez lu ce que j’ai ajouté à l’article ROUSSEAU, qui sert de confirmation à ce que j’ai dit dans l’article LA MOTTE.
Je crains bien de ne pas persuader tout le monde. Fréron dira toujours que La Motte est coupable, et que Rousseau est innocent, parce que j’ai fait la Henriade ; mais j’espère dans les honnêtes gens.
Ah ! frère, si vous vouliez écraser l’erreur ! Frère, vous êtes bien tiède !
à M. le marquis de Ximenès.
A Potsdam, le 29 Août 1752.
Je vous aurais très bien reconnu à votre style, monsieur, et à vos bontés. Vous m’annoncez une nouvelle qui me fait grand plaisir : vous allez croire que c’est du Duc de Foix que je veux parler ; point du tout, c’est de Néron (1). Je suis bien plus flatté, pour l’honneur de l’art, que vous vouliez bien être des nôtres, que je ne suis séduit par un de ces succès passagers dont le public ne rend pas plus raison que de ses caprices.
Honorez notre confrérie de votre nom ; montrez que les Français vont à la gloire par tous les chemins. Il y avait des vers extrêmement beaux dans votre ouvrage (2). Plus votre génie s’est développé, et plus vous vous êtes senti en état de bâtir un édifice régulier avec les matériaux que vous avez amassés.
Je souhaite me trouver à Paris quand vous gratifierez le public de votre tragédie. Vous me ferez oublier les cabales des gens de lettres, et la persécution des fanatiques. Les sottises qu’on a faites à Paris, depuis un an ou deux, ont tellement décrié la nation dans l’Europe, qu’elle a besoin que les beaux-arts réhabilitent ce que les billets de confession, et cent autres impertinences de cette nature, ont avili. Je me flatte que vous y contribuerez, et que, si l’on siffle la Sorbonne, vous rendrez le Théâtre-Français respectable.
Permettez-moi de présenter mes respects à madame la marquise et à vos amis.
1 – Tragédie de Ximenès, jouée le 2 Janvier 1752 sous le titre de Epicharis. (G.A.)
2 – Les honneurs accordés par Louis XIV au mérite militaire, augmentés par Louis XV ; sujet donné par l’Académie française pour le prix de l’année 1752. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Potsdam, le 1er Septembre 1752.
Mon cher ange, puisqu’il faut toujours de l’amour, je leur en ai donné une bonne dose avec ma barbe grise. J’en suis honteux ; mais j’avais ce reste de confiture, et je l’ai abandonné aux enfants de Paris. Je suis saisi d’horreur de voir que vous n’avez point reçu ma réponse à la lettre où vous me recommandiez le chevalier de Mouhi. Cette réponse (1) avec un petit billet pour ce Mouhi, était dans un paquet adressé à madame Denis, et le paquet était sous le couvert d’un homme plus opulent que vous, nommé Thiroux de Mauregard, fermier-général des postes, ami, je ne sais comment, de ma nièce. Quand je l’appelle opulent, ce n’est pas qu’il ait huit cent mille livres de rentes, comme son confrère La Reynière. Si ce paquet a été égaré, il faut que ma nièce mette toute son activité et tout son esprit à le retrouver.
Vous sentez bien, mon cher ange, combien mon cœur me rappelle vers vous. Je ferai, si je suis en vie, un petit pèlerinage dans mon ancienne patrie. Ni vos ânes de Sorbonne, qui osent examiner Buffon et Montesquieu, ni le grand âne de Mirepoix, qui prétend juger des livres, ni votre avocat général d’Ormesson, qui propose froidement au parlement d’examiner tout ce qui s’est imprimé depuis dix ans, ni une espèce d’inquisition, qu’on veut établir en France, ni vos billets de confession, ne m’empêcheront de venir vous embrasser ; mais, mon cher ange, laissez-moi achever la nouvelle édition du Siècle, dont je suis obligé de corriger les feuilles. Je ne peux absolument interrompre cette édition commencée.
Il y avait dans mon paquet, qui me tient fort au cœur, une lettre à M. Secousse sur ce Siècle, et j’attends une réponse de M. Secousse pour un article important. Il est dur de travailler de si loin pour sa patrie à un ouvrage qui devrait être fait dans son sein ; mais tel est le sort de la vérité ; il faut qu’elle se tienne à quatre cents lieues, quand elle veut parler. Plût à Dieu qu’on n’eût à craindre que la canaille des gens de lettres ! mais la canaille des dévots, celle de la Sorbonne, font plus de bruit et sont plus dangereuses. Le Siècle a réussi auprès du petit nombre d’honnêtes gens qui l’ont lu ; mais quand il sera dans les mains de Couturier (2), de Tamponet (3), et du barbier de Boyer de Mirepoix, ils y trouveront des propositions téméraires, hérétiques, sentant l’hérésie, etc. Je ne demanderais pas à Paris la considération d’un sous-fermier, sans doute, mais je souhaiterais y être à l’abri de la persécution. Je me flatte que des amis tels que vous ne contribueront pas peu à disposer les esprits. A force d’entendre répéter par des bouches respectables qu’un homme qui a travaillé quarante ans, qui a soutenu la scène tragique, qui a fait le seul poème épique qu’ait la France, qui a tâché d’élever un monument à la gloire de son pays par le Siècle de Louis XIV, mérite au moins de vivre tranquille, comme Moncrif et Hardion ; à force, dis-je, d’entendre cette voix de la justice et de l’amitié, la persécution s’adoucit, et le fanatisme se lasse.
Ne pensons point encore à Zulime ; il ne faut pas surcharger le public. Le grand défaut de Zulime est qu’elle sait trop tôt son malheur, et que le fade Ramire est au-dessous de Bajazet. Songeons à présent à donner Rome sauvée avec les changements. Il faudrait que Grandval prît le rôle de Catilina, et que Lekain jouât César ; cela donnerait quelques représentations. On aura peut-être besoin de terribles intrigues pour cette nouvelle distribution de charges. On pourra s’aider du crédit de M. de Richelieu dans cette grande affaire. Je vous embrasse tendrement, mon très cher ange. Pour les comédies, je ne m’en mêlerai pas je ne suis qu’un animal tragique. Mes tendres respects à tous vos anges.
Adieu,
O et præsidium et dulce decus meum !
HOR., lib. I, od. I.
1 – Lettre du 5 Août. (G.A.)
2 – Voyez la dernière note du Mondain. (G.A.)
3 – Voyez le Tombeau de la Sorbonne. (G.A.)
à M. Darget.
A Potsdam dont je ne sors plus, 2 Septembre 1752.
Mon cher duc de Foix, une tragédie que vous aviez si bien jouée ne pouvait guère tomber Vous lui avez porté bonheur. C’était aussi une pièce favorite du roi. Voilà de bonnes raisons pour être à l’abri des sifflets. Je voudrais que, de votre côté, vous fussiez sauvé des sondes et des bougies. Mais franchement, il y a de la folie, il y a au moins peu de physique, à prendre des carnosités pour le scorbut. Les sondes et les bougies font enrager ; il est triste de donner cent louis pour faire suppurer sa vessie. Mais, mon cher malade, ces bougies ont un caustique ; ce caustique brûle le petit calus formé au col de la vessie ; ce calus devient ulcère, il suppure ; le temps et le régime ferment la plaie : voilà votre cas. N’allez pas vous fourrer des chimères dans la tête. Vous vous y en êtes mis de plus d’une sorte, et je vous jure que vous vous êtes trompé sur bien des choses comme sur votre vessie. Guérissez, et soyez heureux. On peut l’être à Potsdam, on peut l’être à Paris. Le grand point est de fixer son imagination, et de n’être pas toujours comme un vaisseau sans voile, tournant au gré du vent. Il faut prendre une résolution ferme, et la tenir :
. . . . Si te pulvis strepitusque rotarum,
Si lædit caupona, Ferentinum ire jubevo.
HOR., lib. I, ep. XVII.
Mais il ne faut pas que nous puissions nous appliquer cet autre vers d’Horace :
Æstuat et vitæ disconvenit ordine toto.
Lib. I, ep. I.
Si j’étais à Paris, j’y mènerais une vie délicieuse. Mon sort n’est pas moins heureux où je suis, et j’y reste parce que je suis sûr que demain mon cabinet me sera aussi agréable qu’aujourd’hui. Si ce séjour m’était insupportable, je le quitterais ; j’en ferais autant de la vie. Quand on a ces sentiments-là dans la tête, on n’a pas grand-chose à craindre dans ce monde. Mais c’est une grande pitié de ressembler à des malades qui ne savent quelle posture prendre dans leur lit.
Je vous parle à cœur ouvert comme vous voyez. Je vais continuer sur ce ton. Morand ne s’est pas contenté de faire relier ses anciens ouvrages, et de me les envoyer ; il y a deux endroits où je suis maltraité, à ce qu’on m’a dit ; vous croyez bien que je le lui pardonne. Il envoie souvent dans ses feuilles de petits lardons contre moi ; je le lui pardonne encore. Il en a glissé contre ma nièce ; cela n’est pas si pardonnable. Je ne vois pas ce qu’il peut gagner à ces manœuvres. On n’augmentera pas ses appointements, et il ne me perdra pas auprès du roi. Eh, mon Dieu ! de quoi se mêle-t-il ? Que ne songe-t-il à vivre doucement comme nous ? A qui en veut-il ? Que lui a-t-on fait ? Les auteurs sont d’étranges gens. Adieu, soyez très persuadé que je vous aime avec autant de cordialité que je vous parle. Vous me retrouverez tel que vous m’avez laissé, souffrant mes maux patiemment, restant tout le jour chez moi, n’étant ébloui de rien ne désirant et ne craignant rien, fidèle à mes amis, et me moquant un peu de la Sorbonne avec sa majesté. Iterum vale.
au Maréchal de Belle-Isle.
Potsdam, 5 Septembre 1752.
Monseigneur, après avoir eu l’honneur de répondre, il y a plus d’un mois (1), à la lettre que vous avez bien voulu m’écrire, je fis partir par les chariots de poste le livre que vous aviez eu la bonté de me demander, et je l’adressai, couvert de toile cirée, au sieur Korman, marchand et commissionnaire à Strasbourg. Je lui écrivis, et je lui donnai pour instruction de remettre ce paquet à votre adresse entre les mains de la maîtresse des postes de Strasbourg. J’ai l’honneur de vous en donner avis, n’ayant point reçu de réponse de ce Korman. Quand il serait mort, vous n’en devriez pas moins avoir votre paquet ; car il y a deux frères Korman et compagnie. J’avais reçu plusieurs ballots par leur canal. S’ils sont tous morts, et qu’ils n’aient point eu de billets de confession, on aura peut-être mis le scellé sur leurs effets. Comme le livre n’est point hérétique, j’espère qu’il vous sera rendu. J’ignore à présent, monseigneur, en quel lieu vous êtes, si vous rendez Metz imprenable, ou si vous embellissez votre terre. En quelque endroit que vous soyez, je vous souhaite autant de santé que vous avez de gloire.
J’ai l’honneur d’être, etc.
1 – Lettre du 4 Août.