CORRESPONDANCE - Année 1752 - Partie 12

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à M. Darget.

A Berlin, 23 Mai 1752.

 

 

          Mon cher Darget, je respecte les médecins, je rêve la médecine, en qualité de vieux malade ; mais je ne suis pas peu surpris que vos Esculapes prennent pour du scorbut des maux de vessie. Cette vessie n’a pas plus de rapport avec le scorbut qu’avec la goutte. Chaque maladie a son département. La migraine attaque la tête ; la goutte, les pieds et les mains ; la v… s’adresse à la lymphe, et ensuite aux os ; le scorbut gonfle les gencives, déboîte les articles, fait tomber les dents ; j’en parle par une funeste expérience, moi qui ai perdu toutes les miennes par cette peste cruelle. Dieu vous préserve, mon cher ami, des atteintes d’un mal si affreux ! Croyez que vos belles dents sont un excellent témoignage contre le sentiment de M. Malloin. Heureux les malades qui vont de Plaisance à Bellevue et qui entendent les sirènes de ce beau rivage ! Je vois bien que vous ne reviendrez pas sitôt dans notre couvent. Vous y trouverez le jardin du comte de Rothembourg vendu à madame Daun, la belle maison de d’Argens à M. Ekel, deux belles pièces de gazon dans la cour du château. Voilà ce qui s’appelle de grandes nouvelles ; voilà les révolutions de Potsdam.

 

          La douceur uniforme de notre vie n’a pas de plus grands objets à vous présenter. J’ai trouvé mon maître aux échecs dans le marquis de Varenne ; mon maître en éloquence abondante dans le marquis d’Argens, et mon maître en tout dans le roi. Maupertuis se rétablit difficilement, et va reprendre l’air natal. Pour moi, je suis trop malade pour voyager. Je suis tout accoutumé à mes souffrances ; et j’aime autant mourir à Potsdam qu’ailleurs.

 

 

  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .Quod petis est hicv.

Est Ulubris animus si te non deficit æquus.

 

HORACE., liv. I, ep. XI.

 

 

          Vous ne me dites rien de M. Duverney ; je ne doute pas, mon cher ami, que vous ne l’ayez retrouvé avec la même santé, la même amitié pour vous, prenant toujours à vous le même intérêt. Je vous ai prié, et je vous prie encore de lui faire mes compliments, aussi bien qu’à M. le marquis de Valori. Adieu ; goûtez les charmes brillants de Paris, et n’oubliez pas les plaisirs tranquilles de Potsdam.

 

          Il n’est point du tout question ici de l’abbé de Prades (1).

 

 

1 – Darget le croyait sans doute arrivé déjà à Berlin. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. l’abbé d’Olivet.

Au château de Potsdam, le 25 Mai 1752.

 

 

          Vous souvenez-vous encore de moi, mon cher confrère ?

 

          Voici un jeune homme que le roi de Prusse fait voyager pour étudier Cicéron et Démosthène. A qui dois-je mieux l’adresser qu’à vous ? C’est le fils d’un homme illustre dans la littérature, de M. de Beausobre, philosophe, quoique ministre protestant, auteur de l’excellente Histoire du Manichéisme, et le plus tolérant de tous les chrétiens. Le roi de Prusse, qui avait de l’estime pour ce savant homme, daigne servir de père au fils qu’il a laissé, et à qui il n’a rien laissé. Je le loge chez moi, à Paris ; c’est un devoir que m’impose la reconnaissance que je dois à un roi qui fait plus pour moi qu’aucun monarque n’a jamais fait pour aucun homme de lettres. Je n’ai ici d’autre chagrin que celui de n’avoir pas besoin des honneurs et des bienfaits dont le roi me comble. Vous voyez que mes peines sont légères. Voilà comme il faut sortir de France, et non pas comme votre ami Rousseau. Si vous pouvez rendre quelque service au jeune M. de Beausobre, en grec, en latin, ou en français, vous obligerez votre véritable serviteur, qui vous aimera toujours.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

Potsdam, le 3 Juin 1752.

 

 

          Mon cher ange, me voilà plus que jamais dans l’histrionage. J’envoie Amélie à Paris, et je reçois la Coquette punie. Cette coquette me tient bien plus au cœur que l’autre. Je sens qu’on aime mieux quelquefois son petit-fils que son propre enfant. Je n’ose donner de conseil à ma nièce, que je regarde comme ma fille ; je crains de la priver d’un succès, et d’affliger sa passion, si je lui conseille de ne pas donner un ouvrage sur lequel elle est piquée, et qui lui a tant coûté. Je crains encore plus de l’exposer à une chute ou à une réception froide, qui vaut une chute. Je ne sais point d’ailleurs quel est le goût de Paris, où tout est mode. Je me vois dans la nécessité de suspendre mon jugement. Peut-être j’entrevois ce qu’on pourrait faire pour rendre cet ouvrage soutenu, attachant, et comique ; mais peut-être aussi que j’entrevois mal. D’ailleurs on ne fait point passer ses propres idées dans une autre tête. On part d’un principe ; l’auteur est parti d’un autre auquel il se tient. De grands changements coûtent beaucoup, de petits servent à peu de chose ; ainsi je me vois tout aussi embarrassé dans ma critique que dans le conseil qu’on me demande pour donner la pièce ou de la donner pas. Tout ce que je sais, c’est que des pièces qui ne valent pas une tirade de celle-ci ont eu de grands succès ; et cela même ne prouve rien encore. Un détestable ouvrage peut réussir un bien moins mauvais peut tomber ; la décision d’un procès et le gain d’une bataille ne sont pas plus incertains. Il n’y a pas grand mal qu’un vieux soldat comme moi soit battu ; mais je ne voudrais pas que ma nièce se fît battre.

 

          Je lui ai adressé, non pas Adélaïde, non pas le Duc d’Alençon, mais Amélie ; et pourquoi Amélie ? pourquoi des maires du palais, au lieu de Charles VII, et des Maures au lieu d’Anglais ? Il costume, mon cher ange, il costume lo vuole cosi. On s’est assez révolté qu’un prince du sang ait voulu assassiner son frère pour une fille, et que j’aie donné un frère à ce prince qui n’en avait pas. L’histoire de Charles VII est trop connue. Jamais on ne se prêterait à une aventure si contraire aux faits et si éloignée de nos mœurs ; on pensera comme on a pensé, et on dira :

 

 

.  .  .  .  .  .  .  .  .   Incredulus odi.

 

 

HORACE., de Art poet.

 

 

          Peut-on combattre l’expérience ? ce serait s’aveugler pour se jeter dans le précipice. Mais comment faire pour donner cet ouvrage ? comme on voudra, comme on pourra ; surtout n’en point parler. La grande affaire est que l’ouvrage soit bon et bien joué ; le reste est très indifférent. Mon cher ange, j’irai plutôt vous trouver à Lyon que de vous faire retourner de Lyon à Paris. Vous pénétrez mon cœur ; mais à présent il n’y a ni Lyon ni Paris pour moi ; il n’y a que Potsdam ; c’est le rendez-vous de mes troupes ; c’est de là que je dirige la nouvelle édition qu’on fait du Siècle ; édition que je ne peux abandonner, et qui seule peut faire oublier les trois malheureuses éditions qui viennent de paraître, en trois mois de temps, dans le pays étranger. Ces trois-là sont assez bonnes pour le reste de l’Europe, mais non pour la France. Je me suis trompé sur trop de faits, j’ai trop fait de péchés d’omission et de commission. Ma nouvelle édition est ma pénitence ; il faut me la laisser faire. Je prends les eaux, je me baigne, je me meurs, et tout cela veut qu’on soit sédentaire. Comment va l’Iphigénie Héraclide ? la Dumesnil est-elle guérie de son coup de pincette ? On dit que Grandval est devenu grand buveur et mauvais acteur, et que la Dumesnil aime passionnément le vin et Grandval. L’un enivre, l’autre la bat ; ses passions sont malheureuses.

 

          A propos, faudra-t-il que j’envoie un billet de confession au curé de Saint-Roch (1). Mon cher ange, notre curé de Potsdam c’est le roi ; il y a plaisir à mourir là. Il y a deux ans que je n’ai aperçu de prêtres ; ils n’entrent jamais dans le château. Pauvres gens du Midi ! apprenez à vivre. Pourquoi faut-il qu’il n’y ait de raison que dans le Nord !

 

          Tous mes anges, je baise le bout de vos ailes.

 

 

1 – Voyez, sur les billets de confession, le chapitre XXXVI du Précis du Siècle de Louis XV. La maison de Voltaire, à Paris, était sur la paroisse Saint-Roch. (G.A.)

 

 

 

 

 

au rédacteur de la BIBLIOTHÈQUE IMPARTIALE. (1)

 

Potsdam, le 5 Juin 1752.

 

 

          Monsieur, on vient d’imprimer, je ne sais où, sous le titre de Londres, un certain Micromégas (2) : passe que cette ancienne plaisanterie amuse qui voudra s’en amuser ; mais on y a ajouté une Histoire des Croisades, et puis un Plan de l’histoire de l’esprit humain. Celui qui a imprimé ces rognures n’a pas apparemment grande part aux progrès que l’esprit humain a faits. Premièrement, les fautes d’impressions sont sans nombre, et le sens est altéré à chaque page. Secondement, il y a plusieurs chapitres d’oubliés. Troisièmement, comment l’éditeur ne s’est-il pas aperçu que tout cela était le commencement d’une Histoire universelle depuis Charlemagne, et que le morceau des Croisades entrait nécessairement dans cette histoire ?

 

          Il y a quinze ans que je formai ce plan d’histoire pour ma propre instruction, moins dans l’intention de me faire une chronologie, que de suivre l’esprit de chaque siècle. Je me proposais de m’instruire des mœurs des hommes, plutôt que des naissances, des mariages, et des pompes funèbres des rois. Le Siècle de Louis XIV terminait l’ouvrage. J’ai perdu dans mes voyages tout ce qui regarde l’histoire générale depuis Philippe second et ses contemporains jusqu’à Louis XV, et toute la partie qui concernait le progrès des arts depuis Charlemagne et Aaron Raschild ; c’est surtout cette partie que je regrette. L’histoire moderne est assez connue ; mais j’avais traduit en vers avec soin de grands passages du poète persan Sadi, du Dante, de Pétrarque ; et j’avais fait beaucoup de recherches assez curieuses dont je regrette beaucoup la perte. Vous me direz : Est-ce que vous entendez le persan pour traduire Sadi ? Je vous jure, monsieur, que je n’entends pas un mot de persan ; mais j’ai traduit Sadi, comme La Motte avait traduit Homère.

 

          Comme je n’ai jamais compté surcharger le public de cette histoire universelle, je la gardais dans mon cabinet. Les auteurs du Mercure de France me prièrent de leur en donner des morceaux pour figurer dans leur journal. Je leur abandonnai quelques chapitres dont les examinateurs voulurent avoir des bénéfices en cour de Rome. Pour moi, qui suis très content de mes bénéfices en cour de Prusse, j’ai été un peu plus hardi que messieurs du Mercure. Enfin ils ont imprimé pièce à pièce beaucoup de morceaux tronqués de cette histoire. Un éditeur inconnu vient de les rassembler. Il aurait mieux fait de me demander mon avis ; mais c’est ce qu’on ne fait jamais. On vous imprime sans vous consulter ; et on se sert de votre nom pour gagner un peu d’argent, en vous ôtant un peu de réputation. On se presse, par exemple, de faire de nouvelles éditions du Siècle de Louis XIV, et de le traduire sans me demander si je n’ai rien à corriger, à ajouter. Je suis bien aise d’avertir que j’ai été obligé de corriger et d’augmenter beaucoup. J’avais apporté, à la vérité, à Potsdam de fort bons mémoires que j’avais amassés à Paris pendant vingt ans ; mais j’en ai reçu de nouveaux depuis que l’ouvrage est public. Je m’étais trompé d’ailleurs sur quelques faits. Je n’étais pas entré dans d’assez grands détails dans le Catalogue raisonné des gens de lettres et des artistes. J’avais omis plus de quarante articles ; je n’avais pas pensé à faire une liste raisonnée des généraux : enfin l’ouvrage est augmenté du tiers. Il ne faut jamais regarder la première édition d’une telle histoire que comme un essai. Voici ce qui arrive ; le fils, le petit-fils d’un ambassadeur, d’un général, lisent votre livre. Ils vont consulter les mémoires manuscrits de leur grand-père ; ils y trouvent des particularités intéressantes, ils vous en font part ; et vous n’auriez jamais connu ces anecdotes si vous n’aviez donné un essai qui se fait lire, et qui invite ceux qui sont instruits à vous donner des lumières. J’en ai reçu beaucoup, et j’en fais usage dans la seconde édition que je fais imprimer. Voilà, monsieur, ce qu’il est bon de faire connaître à ceux qui lisent. Le nombre en est assez grand ; et le nombre des auteurs, moi-même compris, beaucoup trop grand.

 

          Je vous prie de faire imprimer cette lettre dans votre journal, afin d’instruire les lecteurs, et afin que si quelque homme charitable a des nouvelles de la partie de l’Histoire universelle que j’ai perdue, il m’en fasse au moins faire une copie.

 

          J’ai l’honneur d’être passionnément, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

1 – Formey. (G.A.)

 

2 – Voyez la lettre à Formey du 12 Mai. (G.A.)

 

 

 

CORRESPONDANCE 1752 - Partie 12

 

 

 

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