CORRESPONDANCE - Année 1752 - Partie 11

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à M. le comte d’Argental.

Potsdam, le 3 Mai 1752.

 

 

          Mon cher et respectable ami, il faut que je passe mon temps à corriger mes ouvrages et moi, et que je prévienne les années de décadence où l’on ne fait plus que languir avec tous ses défauts. Les Céthégus et les Lentulus sont des comparses qui m’ont toujours déplu, et j’ai bien de la peine avec le reste ; j’en ai avec Adélaïde, avec Zulime, et surtout avec Louis XIV. Je quête des critiques dans toute l’Europe. Je vous assure que j’ai déjà une bonne provision de faits singuliers et intéressants ; mais j’attends mes plus grands secours de M. le maréchal de Noailles. Je vous prie d’engager M. de Foncemagne à accélérer les bontés que M. de Noailles m’a promises (1) ; mais je voudrais que M. de Foncemagne ne s’en tînt pas là ; je voudrais qu’il voulût bien employer quelques heures de son loisir à perfectionner ce Siècle de Louis XIV, ce siècle de la vraie littérature, qui doit lui être plus cher qu’à un autre. Quelques observations de sa part me feraient grand bien. Je les mérite par mon estime pour lui, et par mon amour pour la vérité. Je prépare une nouvelle édition ; mais j’ai bien peur que ma nièce n’ait point encore envoyé à M. le maréchal de Noailles l’exemplaire sur lequel il devait avoir la bonté de faire des remarques. Si malheureusement madame Denis n’avait plus d’exemplaires, je vous supplie de lui prêter le vôtre pour cette bonne œuvre ; je vous paierai avec usure. Mais je vous ai, je crois, déjà mandé que j’avais supplié M. de Malesherbes de ne laisser entrer en France aucun ballot de la première édition, et d’empêcher qu’on en fît une nouvelle sur un modèle si vicieux. Je vous le dis encore, mon cher ange, ce n’est là qu’un essai informe, et je ne ferai certainement mon voyage de Paris que quand je serai parvenu à donner un ouvrage plus digne du monarque et de la nation qui en sont l’objet. Si on avait laissé à M. le maréchal de Noailles son exemplaire, que M. de Richelieu a repris, si on n’avait pas préféré le vain plaisir d’avoir un livre rare à celui de procurer les instructions nécessaires pour rendre ce livre meilleur, la meilleure édition serait déjà bien avancée. Il faudrait que tout bon Français contribuât à la perfection d’un tel ouvrage.

 

          Vous me parlez, mon cher ange, de cette Histoire générale (2) ; on m’a volé la partie historique de tout le seizième siècle et du commencement du dix-septième, avec l’histoire entière des arts. Je m’étais donné la peine de traduire des morceaux de Pétrarque et du Dante, et jusqu’à des poètes arabes que je n’entends point ; toutes mes peines ont été perdues. Le Siècle de Louis XIV devait se renouer à cette Histoire générale ; c’est une perte que je ne réparerai jamais. Il y a grande apparence que ce malheureux valet de chambre (3) qu’on séduisit pour avoir tous mes manuscrits avait aussi volé celui que je regrette, et qu’il le brûla quand ma nièce eut la bonté d’exiger de lui le sacrifice de tout ce qu’il avait copié. En un mot, le manuscrit est perdu. Je voudrais qu’on eût perdu de même bien des choses dont on a grossi le recueil de mes Œuvres ; mais c’est encore un mal sans remède.

 

          Je me flatte que la pièce (4) que madame Denis va donner ne sera point un mal, que ce sera au contraire un bien qu’elle mettra dans la famille pour réparer les prodigalités de son oncle. Je me souviens d’avoir vu dans cette pièce des scènes très jolies ; je ne doute pas qu’elle n’ait conduit cet ouvrage à sa perfection. Je ne lui voudrais pas de ces succès passagers dont on doit une partie à l’indulgence de la nation. Je ne sais si je me trompe, mais il semble qu’il y avait dans cette comédie telle scène qui valait mieux que toute la pièce de Cénie (5). Ces scènes ne suffisent pas sans doute. Elle aura travaillé le tout avec soin ; elle a acquis tous les jours plus de connaissance du théâtre ; et ses amis, à la tête desquels vous êtes, ne lui laisseront pas hasarder une pièce dont le succès soit douteux. Il y a une certaine dignité attachée à l’état de femme, qu’il ne faut pas avilir. Une femme d’esprit, dont on ambitionne les suffrages, joue un beau rôle ; elle est bien dégradée quand elle se fait auteur comique, et qu’elle ne réussit pas. Un grand succès me comblerait de la plus grande joie ; il me ferait cent fois plus de plaisir que celui de Mérope. Un succès ordinaire me consolerait, un mauvais me mettrait au désespoir.

 

          Nous parlerons une autre fois de Rome sauvée, d’Adélaïde, de Zulime ; c’est à présent la Coquette punie qui va me donner des battements de cœur. Que faites-vous cet été, mes chers anges ? j’ai peur qu’il n’y ait quelque voyage de Lyon. Je voudrais que vous vous bornassiez à celui du bois de Boulogne, et y causer avec vous ; mais il faut la permission de Louis XIV. J’ai deux grands rois qui me retiennent ; je ne peux à présent abandonner ni l’un ni l’autre. Je sens quel crime je commets contre l’amitié, en vous préférant deux rois ; mais, quand on s’est imposé des devoirs, on est forcé de les remplir. J’espère vous embrasser avant la fin de l’année, et je vous aimerai bien tendrement toute ma vie. Mes respects à tous les anges.

 

 

1 – Il s’agit des deux morceaux de la main de Louis XIV. (G.A.)

 

2 – L’Essai sur les mœurs. (G.A.)

 

3 – Longchamp. (G.A.)

 

4 – La Coquette punie. (G.A.)

 

5 – Comédie en prose de madame de Graffigny. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Formey.

Potsdam.

 

 

          J’attendrai ici, monsieur, où je me trouve très bien, les ouvrages sublimes (1) que vous voulez bien m’annoncer. Ce ne sont pas là des ouvrages de plagiat comme la Henriade, Alzire, Brutus, et Catilina. Je ne doute pas qu’on ne prodigue dans les journaux pleins d’impartialité (2) et de goût les plus justes éloges à ces divins recueils qui passeront à la dernière postérité. Je ne sais ce que c’est que cette Histoire des progrès, ou de la décadence, ou de l’impertinence de l’esprit humain. J’avais, pour mon instruction particulière, fait une Histoire universelle depuis Charlemagne ; on en a imprimé des fragments dans des feuilles hebdomadaires ou dans des Mercures ; on m’a volé tout ce qui regarde les arts et les sciences, et la partie historique depuis François Ier jusqu’au siècle de Louis XIV, qui terminait ce tableau ; c’est tout ce que je sais. Il y a deux ans que mon manuscrit est volé. Si vous avez quelque nouvelle de cet ouvrage, que vous dites annoncé depuis peu, vous me ferez plaisir, monsieur, de m’en instruire, et je prendrai les mesures que je pourrai pour rattraper mon manuscrit, si cependant cela en vaut la peine.

 

          Vanitas vanitatum ! Tous ces recueils assommants de mémoires assommants pour l’esprit humain, d’histoires des sciences, de projets pour les arts, de compilations, de discours vagues, d’hypothèses absurdes, de disputes dignes des Petites-Maisons, tout cela tombe dans le gouffre de l’oubli ; il n’y a que les ouvrages de génie qui restent. L’Orlando furioso a enterré plus de dix mille volumes de scolastique ; aussi je lis l’Arioste, et point du tout Scot, saint Thomas, etc., etc. Portez-vous bien ; il n’y a que cela de bon. Tuus sum ; tua non tueor, quia nihil tueor ; sed tibi addictus ero.

 

 

1 – Essai sur la nécessité et les moyens de plaire, que Formey avait reçu de Moncrif pour être remis à Voltaire. (G.A.)

 

2 – Pour comprendre ce début, voyez la lettre suivante. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Formey.

Potsdam.

 

 

          Vous aviez si bien orthographié, monsieur, ou j’avais si mal lu, que j’avais lu dans votre lettre M. de Mouhi au lieu de Mongri (1) ; ce sont deux personnes fort différentes.

 

          Le manet alta mente repsotum (2) me conviendrait mal. Je vous dirai ingénument le fait. On me montra avant-hier un passage extrait de votre Bibliothèque impartiale, où vous dites que je suis un plagiaire, quoique vous m’ayez dit et écrit que vous n’avez jamais rien imprimé contre moi. Vous dites dans ce passage que, dans la Henriade, j’ai pillé un certain poème de Clovis de Saint-Didier, c’est-à-dire volé sur l’autel, et volé les pauvres, ce qui est le plus grand des péchés. Apparemment qu’on avait avec charité enflé ce passage. Je fus un peu confondu, et je me contentai de prouver que le grand Saint-Didier n’a écrit qu’après moi, et qu’ainsi, s’il y a un gueux de volé, c’était moi-même.

 

          Je poursuis ma confession, en vous disant qu’ayant été honnêtement raillé sur la vanité que j’avais de compter sur vos bonnes grâces, recevant dans le même temps une lettre de vous, avec l’annonce de la Nécessité de plaire, de Moncrif, je ne pus m’empêcher de vous glisser un petit mot sur le malheur que j’avais de vous avoir déplu. J’ai surtout en qualité d’historien, insisté sur la chronologie du Clovis de Saint-Didier ; voilà à quoi se réduit cette bagatelle. Il est bon de s’entendre ; c’est principalement faute de s’éclaircir qu’il y a tant de querelles ; je vous jure, avec la même sincérité, que je n’ai pas le moindre levain dans le cœur sur tout cela, et que j’aurais honte de moi-même, si j’étais ulcéré, encore plus si j’avais la moindre pensée de vous nuire ; car soyez très sûr que je vous pardonne, que je vous estime, et que je vous aime.

 

          Les pirates qui ont imprimé la plaisanterie du Micromégas, avec l’histoire très sérieuse depuis Charlemagne (3), auraient bien dû me consulter ; ils n’auraient pas imprimé des fragments tronqués dont on a retranché tout ce qui regarde les papes et les moines. Voilà ce que j’ai sur le cœur.

 

 

Natales grate numeras ; ignoscis amincis.

 

HORACE., liv. II, ep. II.

 

 

 

 

1 – Formey a qualifié de tour de passe-passe le retour que Voltaire fait ici. (G.A.)

 

2 – Virgile, Enéide, I. (G.A.)

 

3 – Le roman de Micromégas parut avec un fragment de l’Essai sur les mœurs, comprenant l’histoire des croisades. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame Denis.

Potsdam, le 22 Mai 1752.

 

 

          Je vous écris par le jeune Beausobre, ma chère enfant, comme on écrit d’Amérique quand il part des vaisseaux pour l’Europe. Logez-le chez moi le mieux que vous pourrez. Je vous réponds que je ne pourrai, ou je viendrai cette année de mon voyage de long cours.

 

          J’ai enfin permis aux éditeurs de mes Œuvres, bonnes ou mauvaises, d’imprimer, au-devant de leur recueil, cette Lettre (1) où je ne réponds (comme je le dois) qu’en me moquant de toute cette canaille des greniers de la littérature. On ne peut guère fermer la gueule à ces roquets-là, parce qu’ils jappent pour gagner un écu. Ils ont plus aboyé contre Louis XIV que contre son historien. Il faut les laisser faire. Les poètes et les écrivains du quatrième étage se vengent de leur misère et de leur honte en clabaudant contre ceux qu’ils croient heureux et célèbres. Quand je ferais afficher que je ne suis point heureux, cela ne les apaiserait pas encore.

 

          Depuis l’abbé Desfontaines, à qui je sauvai la vie, jusqu’à des gredins à qui j’ai fait l’aumône, tous ont écrit contre moi des volumes d’injures ; ils ont imprimé ma Vie ; elle ressemble aux Amours du révérend P. de La Chaise, confesseur de Louis XIV. Ces beaux libelles sont vendus aux foires d’Allemagne, et les beaux esprits du Nord en ornent leurs bibliothèques. La calomnie passe les monts et les mers. Le même jésuite contre lequel les jansénistes auront écrit sur la grâce et sur les lettres de cachet, trouve à Pékin et à Macao des dominicains qu’il faut combattre. Qui plume a, guerre a. Ce monde est un vaste temple dédié à la Discorde.

 

          Notre Académie de Berlin est une chapelle tout à fait sous la protection de cette divinité. Maupertuis vient d’y faire un petit coup de tyrannie qui n’est pas d’un philosophe. Il a fait, de son autorité privée, déclarer faussaire, dans une assemblée de l’Académie, un de ses membres, nommé Kœnig, grand géomètre bibliothécaire de madame la princesse d’Orange, et professeur en droit public à La Haye. Ce Kœnig est un homme de mérite, un brave Suisse, qui est très incapable d’être faussaire. J’ai vécu pendant près de deux ans avec lui, chez feu madame la marquise du Châtelet, qu’il initia aux mystères de la secte leibnitzienne. Il ne sera pas homme à souffrir un pareil affront (2).

 

          Je ne suis pas encore bien informé des détails de ce commencement de guerre. Je ne sors point de Potsdam. Maupertuis est à Berlin, malade, pour avoir bu un peu trop d’eau-de-vie, que les gens de son pays ne haïssent pas. Il me porte cependant tous les coups fourrés qu’il peut, et j’ai peur qu’il ne me fasse plus de tort qu’à Kœnig. Un faux rapport, un mot jeté à propos, qui circule, qui va à l’oreille du roi, et qui reste dans son cœur, est une arme contre laquelle il n’y a souvent point de bouclier. D’Argens n’avait pas si mal fait d’aller au bord de la Méditerranée ; je ferai encore bien mieux d’aller au bord de la Seine.

 

 

1 – Voyez la lettre du 15 Avril à un membre de l’Académie de Berlin. (G.A.)

 

2 – Voilà le premier mot de Voltaire sur l’affaire Kœnig, qui sera cause de sa rupture prochaine avec Frédéric. (G.A.)

 

 

 

 

CORRESPONDANCE - 1752 - Partie 11

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