CORRESPONDANCE - Année 1752 - Partie 1
Photo de PAPAPOUSS
à M. Formey.
Le 2 Janvier 1752.
J’ai lu toute la nuit, l’Histoire du Manichéisme (1). Voilà ce qui s’appelle un bon livre ; voilà de la théologie réduite à la philosophie.
M. Beausobre raisonne mieux que tous les Pères ; il est évident qu’il est déiste, du moins évident pour moi. Mandez-moi, je vous prie, quel était son nom de baptême, et l’année de sa mort (2). Je voudrais qu’il vécût encore. Vivez, vous !
1 – Par Beausobre, 1734-39. (G.A.)
2 – Afin de le faire figurer dans le Catalogue des écrivains du Siècle de Louis XIV.(G.A.)
au cardinal Querini.
Berlin, 7 gennajo 1752.
La morte del Conte di Rothembourg, l’uno de’ Direttori di questa Chiesa tanto favorita da V.E., a cagionato qui un gran ramarico ; io sarei molto sorpreso se egli non avesse lasciato nel suo testamento una considerabil somma di da nari, per contribuire alla fabrica del vostro edifizio. I continui assalti della malatia che mi distrugge, mi fanno augurare andero dove è gito il povero conte di Rothembourg, e dove non s’edificano case nè per Iddio, ne per gli nomini. L’ultime mie voglie saranno in favore delta Chiesa di Berlino ; ma daro poco, giacchè sono un uomo da poco. E bisogna pigliar cura de’ suoi parenti e amici prima di pensare alle pietre d’un monumento. Tocca a un vescovo, a un gran cardinale, a un celebratissimo benefattore come voi siete, di segnalare la sua beneficenza dovunque va la sua gloria. Rimango con ogni riverenza del suo imparegiabile meriot, si come di sua eminenza, umilissimo e devotissimo servitorr, etc.
à M. le président Hénault.
A Berlin, le 8 janvier 1752.
Une des plus grandes obligations qu’un homme puisse avoir à un homme, c’est d’être instruit ; j’ai donc pour vous, mon cher confrère, la plus tendre et la plus vive reconnaissance. Je profiterai sur-le-champ de la plupart de vos remarques ; mais il faut d’abord que je vous en remercie.
Il y a quelques endroits sur lesquels je pourrais faire quelques représentations, comme sur le prince de Vaudemont ; il ne s’agit pas là du père, mais du fils, qui était dans le parti des Impériaux, et qu’on appelait alors le prince de Commercy.
Si vous pouvez croire sérieusement que le vicomte de Turenne changea de religion, à cinquante ans, par persuasion, vous avez assurément une bonne âme. Cependant si, en faveur du préjugé, il faut adoucir ce trait, de tout mon cœur ; je ne veux point choquer d’aussi grands seigneurs que les préjugés.
A l’égard du canon que Mademoiselle fit tirer, l’ordre ne fut signé qu’après coup, et vous reconnaissez bien là l’incertitude et la faiblesse de Gaston.
Je pourrais, si je voulais, me justifier du reproche que vous me faites d’avilir le grand Condé ; il me semble que rien ne serait plus aisé. Si c’est du premier tome que vous parlez, sa retraite à Chantilly est celle de Scipion à Linterne, et de Marlborough à Blenheim ; si c’est du deuxième volume, il s’en faut bien que je dise qu’il mourut pour avoir été courtisan. Je réponds seulement à tous les historiens qui ont faussement avancé qu’il s’était opposé au mariage de son fils avec une fille de madame de Montespan. C’est vous autres, messieurs, qui avez la tête pleine de la faiblesse qu’eut le prince de Condé, les dernières années de sa vie, et vous croyez que j’ai dit ce que vous pensez. Mais, en vérité, je n’en dis rien, quoiqu’il fût très permis de l’écrire. Au reste, je jetterais mon ouvrage au feu, si je croyais qu’il fût regardé comme l’ouvrage d’un homme d’esprit.
J’ai prétendu faire un grand tableau des événements qui méritent d’être peints, et tenir continuellement les yeux du lecteur attachés sur les principaux personnages. Il faut une exposition, un nœud et un dénouement dans une histoire, comme dans une tragédie ; sans quoi on n’est qu’un Reboulet, ou un Limiers, ou un La Hode. Il y a d’ailleurs, dans ce vaste tableau, des anecdotes intéressantes. Je hais les petits faits, assez d’autres en ont chargé leurs énormes compilations.
Je me suis piqué de mettre plus de grandes choses, dans un seul petit volume, qu’il n’y en a dans les vingt (1) tomes de Lamberti. Je me suis surtout attaché à mettre de l’intérêt dans une histoire que tous ceux qui l’ont traitée ont trouvé, jusqu’à présent, le secret de rendre ennuyeuse. Voilà pourquoi j’ai vu des princes, qui ne lisent jamais et qui entendent médiocrement notre langue, lire ce volume avec avidité et ne pouvoir le quitter.
Mon secret est de forcer le lecteur à se dire à lui-même : Philippe V sera-t-il le roi ? sera-t-il chassé d’Espagne ? La Hollande sera-t-elle détruite ? Louis XIV succombera-t-il ? En un mot, j’ai voulu émouvoir même dans l’histoire. Donnez de l’esprit à Duclos tant que vous voudrez, mais gardez-vous bien de m’en soupçonner.
Peut-être j’ai mérité davantage le reproche d’être un philosophe libre ; mais je ne crois pas qu’il me soit échappé un seul trait contre la religion. Les fureurs du calvinisme, les querelles du jansénisme, les illusions mystiques du quiétisme, ne sont pas la religion. J’ai cru que c’était rendre service à l’esprit humain de rendre le fanatisme exécrable, et les disputes théologiques ridicules ; j’ai cru même que c’était servir le roi et la patrie. Quelques jansénistes pourront se plaindre ; les gens sages doivent m’approuver.
La liste raisonnée des écrivains, etc., que vous daignez approuver, serait plus ample et plus détaillée, si j’avais pu travailler à Paris ; je me serais plus étendu sur tous les arts ; c’était mon principal objet ; mais que puis-je à Berlin ?
Savez-vous bien que j’ai écrit de mémoire une grande partie du second volume ? mais je ne crois pas que j’en eusse dit davantage sur le gouvernement intérieur. C’est là, ce me semble, que Louis XIV parait bien grand, et que je donne à la nation une supériorité dont les étrangers sont forcés de convenir.
Oserais-je vous supplier, monsieur, de m’honorer de vos remarques sur ce second volume ? ce serait un nouveau bienfait. Vous qui avez bâti un si beau palais, mettez quelques pierres à ma maisonnette. Consolez-moi d’être si loin de vous ; vos bontés augmentent bien mes regrets. Jugez de la persécution de la canaille des gens de lettres puisqu’ils m’ont forcé d’accepter, ailleurs que dans ma patrie, des biens et des honneurs, et qu’ils m’ont réduit à travailler pour cette patrie même, loin de vos yeux.
1 – Mémoires pour servir à l’histoire du dix-huitième siècle, 1724-1740, quatorze volumes in 4°. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Berlin, ce 8 Janvier 1752.
Article par article, mon cher ange :
1°/ Je vois que madame Denis ou n’a point reçu mes paquets, ou ne vous a pas montré, ou que vous n’avez pas lu ce nouveau premier acte où Cicéron dit expressément, en parlant de Catilina à Caton :
Je viens de lui parler ; j’ai vu sur son visage,
J’ai vu dans ses discours son audace et sa rage,
Et la sombre hauteur d’un esprit affermi,
Qui se lasse de feindre, et parle en ennemi.
Sc. VI.
Non-seulement cela doit être dans la copie de madame Denis, mais je vous en ai déjà importuné dans mes dernières lettres, ou je suis bien trompé.
2°/ Il y a aussi, au second acte, la correction que vous demandez.
Ce coup prématuré
Armerait le sénat, qui flotte et qui s’arrête ;
L’orage, au même instant, doit fondre sur leur tête.
3°/ Si vous voulez que Catilina recommande son fils à sa femme, cela se trouve dans les premières leçons :
Que mon fils au berceau, mon fils né pour la guerre,
Soit porté dans vos bras aux vainqueurs de la terre.
Act. III, sc. II.
Ce sera un peu de peine pour madame Denis de rassembler tous les membres épars de ce pauvre Catilina, et d’en former un corps ; mais elle s’en donne tant d’autres pour moi, elle met dans toutes les choses qui me regardent une activité et une intelligence si singulières, et une amitié si éclairée et si courageuse, qu’elle me rendra bien encore ce service.
Vous avez raison, mon cher ange, quand vous dites qu’il faut que Cicéron, au commencement du cinquième acte, instruise ce public du décret qu’il lui donne par intérim la puissance de dictateur ; mais il faut qu’il le dise avec l’éloquence de Cicéron, et avec quelques mouvements passionnés qui conviennent à sa situation présente. Je demande pardon à l’orateur romain et à vous de le faire si mal parler ; mais voici tout ce que je peux faire dans l’embarras horrible où me met ce Siècle de Louis XIV, et dans l’épuisement de force où mes maladies continuelles me laissent.
Allez ; de tous côtés poursuivez ces pervers,
Et que, malgré César, on les charge de fers.
Sénat, tu m’as remis les rênes de l’empire ;
Je les tiens pour un jour, ce jour peut me suffire.
Je vengerai l’Etat ; je vengerai la loi ;
Sénat, tu seras libre, et même malgré toi.
Rome, reçois ici mes premiers sacrifices, etc.
Ma nièce aura la bonté de faire coudre tout cela à l’habit de Catilina. Je ne crois pas qu’elle ait absolument toutes les corrections ; par exemple, il y avait deux fois dans la pièce : Assis dans le rang des maîtres de la terre, ou quelque chose d’approchant qui paraît se répéter.
Il faut qu’à la première scène du premier acte Catilina dise :
Orateur insolent qu’un vil peuple seconde,
Plébéien qui régis les souverains du monde (1).
Si, avec tous ces changements, avec tout l’art que j’ai pu mettre dans le rôle ingrat et hasardé d’Aurélie, avec les traits dont j’ai tâché de peindre les mœurs romaines et les caractères des personnages, avec les peines continuelles et redoublées que j’ai prises pour faire tolérer un sujet si peu fait pour les têtes françaises de nos jours, on croit que Rome sauvée peut-être jouée, je ne m’y oppose pas ; mais je tremble beaucoup. Je dois tomber, puisque la farce allobroge de Crébillon a réussi. Le même vertige qui a fait avoir vingt représentations à cet ouvrage, qui déshonore la nation dans toute l’Europe, doit faire siffler le mien. Les cabales, petites et grandes, sont plus fortes et plus insensées que jamais. Enfin je me remercierais de m’être échappé de ce temps de décadence et de ce séjour de folie dangereuse, si la douceur de ma retraite n’était empoisonnée par votre absence, et si je ne m’étais arraché à tout ce que j’aime ; mais j’ai été longtemps traité avec bien de l’indignité, et j’ai cela furieusement sur le cœur.
Il s’est certainement perdu un paquet qui contenait des exemplaires du Siècle de Louis XIV corrigés à la main.
Ces corrections, avec les cartons qu’il a fallu faire, tout cela prend du temps, et on n’a pas toutes ses aises où je suis. Des ouvriers allemands sont de terribles gens. Enfin vous recevrez ce Siècle ; Je supplie instamment M. de Choiseul, M. de Chauvelin, aussi bien que vous, mon cher ange, de m’envoyer force remarques ; on ne peut faire un bon ouvrage qu’avec le secours de ses amis, et surtout d’amis tels que vous.
Je ne vous envoie point ce livre, messieurs, pour amuser votre loisir, mais pour exercer votre critique et votre amitié. Ce n’est point du tout un petit plaisir que je veux vous faire, un petit devoir que je veux remplir ; c’est un très grand service que je vous demande. Préparez-vous d’ailleurs à l’horrible combat qui va se donner pour Rome. Il y a une conspiration contre moi plus forte que celle de Catilina ; soyez mes Cicérons. Je ne sais comment va la santé de madame d’Argental. Je lui présente mes respects, et lui souhaite une meilleure santé que la mienne.
1 – Presque tous ces vers ont encore été changés ou corrigés depuis. (G.A.)