CORRESPONDANCE - Année 1751 - Partie 9

Publié le par loveVoltaire

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à M. de La Mettrie.

A Potsdam.

 

 

Allez, courez, joyeux lecteur (1),

Et le verre à la main, coiffé d’une serviette,

De vos désirs brûlants communiquer l’ardeur

Au sein de Phyllis et d’Annette.

Chaque âge a ses plaisirs ; je suis sur mon déclin,

Il me faut de la solitude ;

A vous, des amours et du vin.

De mes jours trop usés j’attends ici la fin,

Entre Frédéric et l’étude,

Jouissant du présent, exempt d’inquiétude,

Sans compter sur le lendemain.

 

 

          Mes compliments à la cousine. Partez donc avec le gai mélancolique Darget, et aimez-moi en chemin.

 

 

1 – La Mettrie était lecteur de Frédéric. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Devaux.

 

 

          Mon cher Panpan, je vous assure que je ressens bien vivement la douleur de vous être inutile. Croyez que ce n’est pas le zèle qui m’a manqué. Vous ne doutez pas de la satisfaction extrême que j’aurais eue à faire réussir ce que vous m’avez recommandé ; mais ce qui est difficile en Lorraine est encore plus difficile en Prusse, où la quantité de surnuméraires est prodigieuse.

 

          Je compte bien profiter des bontés du roi Stanislas, et venir me mettre aux pieds de madame de Boufflers, au premier voyage que je ferai en France ; et assurément je postulerai fort et ferme une place dans votre Académie. J’aurais le bonheur d’appartenir par quelque titre à un roi qu’on ne peut s’empêcher de prendre la liberté d’aimer de tout son cœur. Cette place, mon cher et ancien ami, me serait encore plus précieuse, si je me comptais au nombre de vos confrères.

 

          Je ne me compte guère mieux que madame de Bassompierre (1), et c’est en partie ce qui m’a privé longtemps du plaisir de vous écrire. J’aurais bien de la vanité si je supportais mes maux avec cette douceur et cette égalité d’humeur qu’elle oppose à ses souffrances et qu’ont si rarement les gens qui se portent bien. Je vous supplie de me conserver dans son souvenir, et de ne me pas oublier auprès de madame de Boufflers. Est-ce que M. le marquis du Châtelet est actuellement à Lunéville ? Présentez-lui, je vous prie, mes respects. J’ignore si son fils est à Commercy. Tout ce que je sais de votre cour, c’est que je la regrette, même dans la société du héros philosophe auprès de qui j’ai l’honneur de vivre.

 

          Je sais bien bon gré à M. de Saint-Lambert d’avoir exclu Roi, ce méchant homme. Voudra-t-il se souvenir de moi avec amitié ? Je vous assure que j’en ressentirais une grande consolation. Quoique j’aie absolument renoncé à la Comète, cependant je n’ai point oublié la maison de M. Alliot (2), et vous me ferez grand plaisir de me protéger un peu dans cette maison.

 

          Mon cher Panpan, vous ne sauriez croire combien je suis affligé de n’avoir pu faire ce que vous m’avez recommandé. Je serais inconsolable si vous pouviez penser que j’ai manqué de bonne volonté.

 

          Je vous embrasse du meilleur de mon cœur.

 

 

1 – Sœur de la marquise de Boufflers. (G.A.)

 

2 – Commissaire-général de la maison de Stanislas. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Ximenès.

A Potsdam.

 

 

          J’ai reçu assez tard, monsieur, à Potsdam un paquet qui a redoublé mon attachement pour vous, et qui a augmenté mon envie de faire un petit tour d’une des collines du Parnasse où je suis, à l’autre que vous habitez. Savez-vous bien qu’il y a des choses admirables dans ce que vous m’avez envoyé, et que, si le cœur vous en dit, vous pouvez faire de ces ouvrages quelque chose qui mettra le nom de Chimène aussi en vogue au théâtre qu’il y a jamais été ? Je vis auprès d’un monarque qui fait tant d’honneur aux lettres, que je ne m’étonne plus de voir qu’on fait, dans la maison du cardinal Ximenès, ce qu’on a fait dans celle de Witikind.

 

          Je voudrais pourvoir raisonner avec vous, papier sur table, comme je fais quelquefois avec ce grand homme. Il faudrait un volume pour s’entendre de si loin, encore ne s’entendrait-on guère. Permettez donc que je réserve pour le mois d’octobre le plaisir de vous entretenir sur ce que vous m’avez confié.

 

          J’aurais voulu pouvoir profiter du voyage que le roi de Prusse a fait à Clèves, pour venir faire un tour à Paris ; mais je suis accablé de travail ; je n’ai pas un moment à perdre. Mon voyage aurait été trop court ; et j’ai promis au roi de rester auprès de lui jusqu’au mois d’octobre. Je lui tiendrai parole, et je n’y aurai pas grand mérite : il daigne faire le bonheur de ma vie. Si j’avais imaginé un plan pour arranger ma destinée et une manière de vivre conforme à mon humeur, à mes goûts, à mon âge, à ma mauvaise santé, je n’en aurais pas choisi d’autre.

 

          S’il plaisait seulement à la nature de me traiter comme fait le roi de Prusse, je me croirais en paradis ; mais des maladies continuelles gâtent tout le bien que me fait un grand roi. Je lui ai sacrifié du meilleur de mon cœur l’envie que j’avais de voir l’Italie et de passer par la France ; mais ce qui est différé n’est pas perdu. Il faut qu’un être pensant ait vu Rome et le roi de Prusse, et ait vécu à Paris ; après cela on peut mourir quand on veut.

 

          Comptez, monsieur, que je mets au nombre des choses qui me font aimer ce monde les belles choses que vous m’avez envoyées, et dont j’ai grande envie de vous parler à tête reposée. Mille respects à madame votre mère ; comptez sur les sentiments inaltérables de VOLTAIRE.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

A Potsdam, le 13 Juillet 1751.

 

 

          Mon cher ange, vous avez donc suivi le conseil du meilleur général (1) qu’il y ait à présent en Europe ? Il n’y a point de poltronnerie à bien prendre son temps, et à attendre que le génie de Rome suscite un autre César que Drouin (2) pour la sauver. Je me flatte d’ailleurs que des conjurés tels que vous en seront plus encouragés, quand je ferai des efforts pour leur fournir de meilleures armes. J’avais envoyé quelques légers changements ; mais ils étaient faits trop à la hâte, et trop insuffisants. Je crois toujours qu’il faut rendre Aurélie un peu plus complice de Catilina. Ce ne serait pas la peine de l’avoir épousé en secret pour ne pas prendre son parti. Il me semble qu’il y aura quelque nouveauté, et peut-être quelque beauté, à représenter Aurélie comme une femme qui voit le précipice et qui s’y jette. D’ailleurs je ne peux rien changer au fond de son rôle et de ses situations. La tragédie ne s’appelle point Aurélie ; le sujet est Rome, Cicéron, Caton, César. C’est beaucoup qu’une femme, parmi tous ces gens-là, ne soit pas une bégueule impertinente. Je sais bien, quand le parterre et les loges voient paraître une femme, qu’on s’attend à voir une amoureuse et une confidente, des jalousies, des ruptures, des raccommodements. Aussi je ne compte pas sur un grand succès au théâtre ; mais peut-être que l’appareil de la scène, le fracas du théâtre qui règne dans cet ouvrage, les rôles de Cicéron, de Catalina, de César, pourront frapper pendant quelques représentations ; après quoi on jugera à l’impression entre cet ouvrage et les vers (3) allobroges imprimés au Louvre.

 

          On m’a fait des objections dont quelques-unes sont annoncées et réfutées par votre lettre. Je me rends avec plus de docilité que personne aux bonnes critiques ; mais les mauvaises ne m’épouvantent pas.

 

          Je crois qu’au quatrième acte, avant qu’Aurélie arrive, on peut augmenter encore la chaleur de la contestation, sans faire sortir César de son caractère, et donner une espèce de triomphe à Catilina, afin que l’arrivée d’Aurélie produise un plus grand coup de théâtre ; mais il faut que ce débat soit court et vif. On m’a cité bien mal à propos la délibération de la scène d’Auguste avec Cinna et Maxime. Les cas sont bien différents, et le goût consiste à mettre les choses à leur place.

 

          La première scène du cinquième acte est absolument nécessaire, cependant elle est froide ; ce n’est pas sa faute, c’est la mienne. Ce qui est nécessaire ne doit jamais refroidir. Il faut supposer, il faut dire que le danger est extrême dès le premier vers de cette scène, que Cicéron est allé combattre dans Rome avec une partie du sénat, tandis que l’autre reste pour sa défense. Il faut que les reproches de Caton et de Clodius soient plus vifs, et qu’on voie que Cicéron sera puni d’avoir sauvé la patrie ; c’est là un des objets de la pièce. Cicéron, sauvant le sénat malgré lui, est la principale figure du tableau ; il ne reste qu’à donner à ce tableau tout le coloris et toute la force dont il est susceptible. L’ouvrage d’ailleurs vous paraît raisonnablement conduit ; il est une peinture assez fidèle et assez vive des mœurs de Rome. J’ose espérer qu’il ne sera pas mal reçu de tous ceux qui connaissent un peu l’antiquité, et qui n’ont pas le goût gâté par les idées et par le style d’aujourd’hui.

 

          Je vais donc, mon cher et respectable ami, mettre tous mes soins à fortifier et à embellir, autant que ma faiblesse le permettra, tous les endroits de cet ouvrage qui me paraissent en avoir besoin. J’ai déjà fait bien des changements ; mais je ne suis pas encore content. J’enverrai la pièce avant qu’il soit un mois. Vous aurez tout le temps de dire votre dernier avis, et de disposer l’armée avec laquelle vous daignez me soutenir.

 

          Vous ne m’avez point répondu sur une petite question que je vous ai faite, laquelle a peu de rapport avec la république romaine. Il s’agissait du nombre des cures de France, qui est très fautif dans tous les livres, et sur lequel le receveur du clergé doit avoir une notion sûre, notion qu’il peut très bien communiquer, sans nuire à l’arche du Seigneur.

 

          On parle d’un mandement de l’évêque (4) de Marseille très singulier. Les remontrances du parlement n’ont pas fait plus de fortune ici qu’à votre cour ; mais je ne conçois pas comment le roi est réduit à emprunter. Nous n’empruntons point, et toutes les charges du royaume sont payées le premier du mois. Adieu, société charmante, qui valez mieux que tous les royaumes.

 

 

1 – C’est le maréchal de Richelieu que Voltaire s’amuse à qualifier ainsi. (G.A.)

 

2 – Acteur de la Comédie-Française. (G.A.)

 

3 – Toujours le Catilina de Crébillon. (G.A.)

 

4 – Belzunce. Voyez le Précis du Siècle de Louis XV, chapitre XXXVI. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

A Potsdam, le 20 Juillet 1751.

 

 

          Votre souvenir et vos bontés, madame, me donnent bien des regrets. Je suis comme ces chevaliers enchantés qu’on fait souvenir de leur patrie, dans le palais d’Alcine. Je peux vous assurer que, si tout le monde pensait comme vous à Paris, j’aurais eu bien de la peine à me laisser enlever. Mais, madame, quand on a le malheur, à Paris, d’être un homme public, dans le sens où je l’étais, savez-vous ce qu’il faut faire ? s’enfuir.

 

          J’ai choisi heureusement une assez agréable retraite ; mon pâté d’anguilles ne vaut pas assurément vos ragoûts, mais il est fort bon. La vie est ici très douce, très livres, et son égalité contribue à la santé. Et puis, figurez-vous combien il est plaisant d’être libre chez un roi, de penser, d’écrire, de dire tout ce qu’on veut. La gêne de l’âme m’a toujours paru un supplice. Savez-vous que vous étiez des esclaves à Sceaux et à Anet(1) ? oui, des esclaves, en comparaison de la vraie liberté que l’on goûte à Potsdam, avec un roi qui a gagné cinq batailles ; et par-dessus cela, on mange des fraises, des pêches, des raisins, des ananas, au mois de janvier. Pour les honneurs et les biens, ils ne sont précisément bons à rien ici ; et c’est un superflu qui n’est pas chose très nécessaire.

 

          Avec tout cela, madame, je vous regrette très sincèrement, vous et M. le président Hénault, et M. d’Alembert, pour qui j’ai une grande inclination, et que je regarde comme un des meilleurs esprits que la France ait jamais eus. Si je ne peux pas voir M. le président Hénault, je le lis, et je crois que je sais son livre à présent mieux que lui. Il m’a bien servi pour le Siècle de Louis XIV. Il y a un ou deux endroits où je lui demande la permission de n’être pas de son avis, mais c’est avec tout le respect qu’il mérite ; c’est un petit coin de terre que je dispute à un homme qui possède cent lieues de pays.

 

          Vous daignez me parler de Rome sauvée ; vous me prenez par mon faible, madame. Des gens malins expliqueront ce que je vous dis là, en disant que cette pièce est mon côté faible ; mais ce n’est pas tout à fait cela que j’entends. J’y ai travaillé avec tout le soin, toute l’ardeur, et toute la patience dont je suis capable. J’aimerais bien mieux la faire lire à des personnes de votre espèce, que de l’exposer au public. Il me semble qu’il y a si loin de Paris à l’ancienne Rome, et de nos jeunes gens à Caton et à Cicéron, que c’est à peu près comme si je faisais jouer Confusius.

 

          Vous me direz que le Catalina de Crébillon a réussi ; mais l’auteur a été plus adroit que moi : il s’est bien donné de garde de l’écrire en français. A propos, madame, ne montrez point ma lettre, à moins que ce ne soit au président indulgent, et au discret d’Argental ; si j’écris en français, c’est pour vous et pour eux.

 

          J’ai toujours compté de mois en mois venir vous faire ma cour, et mon enchantement m’a retenu ; je craindrais de ne plus retourner à Potsdam. Je reste volontiers où je me trouve à mon aise ; cependant je hasarderai cette infidélité, je ne sais pas quand ; je ne peux répondre que de mes sentiments ; la destinée se joue de tout le reste.

 

          Nous aurons incessamment ici l’Encyclopédie (2), et peut-être mademoiselle Puvigné (3). N’a-t-elle point eu quelques dégoûts de la part de l’ancien évêque de Mirepoix ou de la         Sorbonne ? On disait que cette Sorbonne voulait condamner le système de Buffon, et les saillies du président de Montesquieu. On prétend qu’ils ont mis les Etrennes de la Saint-Jean (4) sur le bureau, et messieurs du Clergé…. Adieu, madame ; je suis si accoutumé à parler librement, que je suis toujours prêt à écrire une sottise.

 

 

 

P.S. - Vous voyez donc souvent M. l’abbé de Chauvelin ? Il me rend jaloux de mes ouvrages ; il les aime, et il ne m’aime point. Vous daignez m’écrire, il me laisse là ; il s’imagine qu’il faut rompre avec les gens, parce qu’ils sont à Potsdam ; il met sa vertu à cela. J’ai le cœur meilleur que lui. Conservez-moi vos bontés, madame, et faites-moi bien sentir combien il serait doux de passer auprès de vous les dernières années d’une vie philosophique.

 

 

 

1 – Chez la duchesse du Maine. (G.A.)

 

2 – Le premier volume de l’Encyclopédie parut en 1751. (G.A.)

 

3 – Danseuse de l’opéra. (G.A.)

 

4 – Voyez aux FACÉTIES. (G.A.)

 

 

 

1751 - Partie 9-copie-1

 

 

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