CORRESPONDANCE - Année 1751 - Partie 8

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à M. le comte d’Argental.

Potsdam, le 29 Mai 1751.

 

 

          Mon très cher ange, si vous êtes à Lyon (1), j’irai à Lyon ; si vous êtes à Paris, j’irai à Paris ; mais quand ? je n’en sais rien. J’ai mon Siècle en tête, et c’est parce que je suis le meilleur Français du monde que je reste à Berlin et à Potsdam si longtemps. La retraite d’un archevêque dans son archevêché prouve que chacun doit être chez soi ; mais, mon ange, je commence par vous envoyer mes enfants. Rome sauvée, toute musquée, n’est-ce rien ? et puis mon Siècle, que vous aurez dans trois mois ? Cela vous amusera du moins. Cette pauvre petite Guichard valait mieux ; la mort ravit tout sans pudeur (2). Tâchons de faire des choses qui ne meurent point. Je me flatte que ce Siècle vous plaira encore plus que les onze volumes (3) pour lesquels j’avais tant d’aversion. Si j’ai eu le malheur de vous quitter, je me console par mes efforts pour vous plaire. Le roi de Prusse vient de donner trois ou quatre spectacles dignes du dieu Mars. J’ai vu trente mille hommes qui m’ont fait trembler. De là il court au fond de ses Etats, voir si tout va bien, et faire que tout aille mieux ; et moi, son chétif admirateur, je reste chez lui avec mon Siècle. Quelle reconnaissance dois-je lui témoigner pour toutes ses bontés ? Je ne peux faire autre chose que de les publier, je lui dois mon bonheur et mon loisir. Personne n’est logé dans son palais plus commodément que moi. Je suis servi par ses cuisiniers. J’ai une reine à droite, une reine à gauche, et je les vois très rarement ; Louis XIV a la préférence. Point de gêne, point de devoir. Il faut que vous disiez tout cela, mon cher et respectable ami, afin que la bonne compagnie m’excuse, que les méchants soient un peu punis, et que l’on sache comment nos belles-lettres sont accueillies par un si grand monarque.

 

          Enfin voilà donc M. de Chauvelin en passe (4) de faire tout le bien qu’il a la rage de vouloir faire ; car le bien public est sa passion dominante. Il est beau pour le roi que le nom de Chauvelin ne lui ait pas nui, et que son mérite lui ait servi. Je crois que M. l’abbé, son frère, me garde toujours rancune ; je veux que mon Siècle me raccommode avec lui. Algarotti en est bien content ; ce serait un grand traditore, s’il me flattait ; il y aurait conscience, car je suis bien loin d’être incorrigible. Je lui dis comme Dufresny : Faites-moi bien peur ; car il faut que, dans une histoire moderne, tout soit aussi sage que vrai, et je veux forcer la France à être contente de moi.

 

          Ma nièce est devenue bien respectable à mes yeux. Je n’avais presque songé qu’à l’aimer de tout mon cœur ; mais ce qu’elle a fait en dernier lieu me pénètre d’estime et de reconnaissance. Elle s’est conduite avec l’habileté d’un ministre et toutes les vertus de l’amitié. A quels fripons (5) j’avais affaire ! Je détesterais les hommes s’il n’y avait pas des cœurs comme le vôtre et comme le sien. Comptez que mon cœur revole vers mes amis, mais aussi soyez bien persuadé que je n’ai pas mal fait de mettre quelque temps et quelques lieues entre moi et l’Envie. Je me suis fait ancien pour qu’on me rendît un peu plus de justice. Peut-être actuellement s’apercevra-t-on de quelque petite différence entre Catilina et Rome sauvée. Je ne demande pas que ma Rome soit imprimée au Louvre (6) ; mais je me flatte qu’elle ne déplaira pas à ceux qui aiment une fidèle peinture des Romains, en vers français qui ne soient pas goths.

 

 

Virtutem incolumem odimus,

Sublatam ex oculis quærimus, invidi.

 

HOR., lib. III, od. XXIV.

 

 

          Vous me donnez des espérances de retrouver madame d’Argental en bonne santé, donnez-moi aussi celle de retrouver son amitié.

 

          Dites-moi ce que c’est que des Mémoires (7) qui ont paru sur mademoiselle de Lenclos. Je m’y intéresse en qualité de légataire. Il y a ici un ministre du saint Evangile qui m’a demandé des anecdotes sur cette célèbre fille ; je lui en ai envoyé d’un peu ordurières, pour apprivoiser les huguenots.

 

          Bonsoir ; mes tendres respects à tout ce qui vous entoure, à tout ce qui partage les agréments de votre délicieux commerce. Je vous embrasse tendrement.

 

 

1 – Chez le cardinal de Tencin, archevêque de cette ville et oncle de d’Argental. (G.A.)

 

2 – La Fontaine, liv. VIII, fable I. (G.A.)

 

3 – L’édition de ses Œuvres faite à Paris. (G.A.)

 

4 – Le chevalier (depuis marquis) de Chauvelin, venait d’être nommé commandeur de l’ordre de Saint-Louis, quoi qu’il fût cousin de l’ancien garde des sceaux, toujours en exil. (G.A.)

 

5 – Voltaire désigne sans doute ici ceux qui s’opposaient à la représentation de Mahomet. (G.A.)

 

6 – Comme le Catilina de Crébillon. (G.A.)

 

7 – Mémoires sur Ninon, par Bret, et d’autres par Douxmenil. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. G.C. Walther.

29 Mai 1751.

 

 

          Si vous avez besoin d’argent, j’ai mille écus à votre service que je vous prêterai sans intérêt. Ils sont entre les mains de mon banquier Schwigger. Vous n’auriez qu’à vous adresser au banquier Hauman, qui ferait son billet à Schwigger ; car cet homme ne veut traiter qu’avec des banquiers, et ne recevrait pas d’autre signature. Ainsi donc, en cas que vous ayez besoin de cet argent, vous n’avez qu’à faire votre billet pur et simple de mille écus à Hauman, lequel fera son billet à Schwigger. Je vous répète que je vous prêterai mille écus pour un an sans intérêt.

 

 

 

 

 

à M. G.C. Walther.

30 Mai 1751.

 

 

          Je suis fort occupé de l’Histoire du Siècle de Louis XIV, mais cet ouvrage ne sera pas sitôt prêt. J’attends des manuscrits de Paris. J’ai encore besoin de quelques livres, mais surtout j’ai besoin de temps pour rendre l’ouvrage moins indigne de l’impression ; plus je l’aurai travaillé avec soin, et plus il vous deviendra utile. Comptez que je n’y perdrai pas un moment, et que je vous donnerai cet ouvrage avant que vous ayez achevé l’édition que vous allez faire. Je n’exigerai rien de vous, que des exemplaires en grand papier, et je serai assez récompensé de mes travaux si un libraire, qui paraît aussi honnête homme que vous, peut y faire quelque fortune.

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

A Potsdam, ce dernier de mai.

 

 

          Apparemment, madame, que mon camarade d’Hamon sert son roi aussi vite qu’il rend tard les lettres des particuliers. J’aurais bien voulu faire, dans ce mois de juin où nous sommes, ce voyage dont il parle ; et, en vérité, madame, vous en seriez un des principaux motifs. J’aurais pu même prendre l’occasion du voyage que fait le roi mon nouveau maître dans le pays qu’habitait autrefois la princesse de Clèves ; mais ce voyage sera fort court, et je lui ai promis de rester chez lui jusqu’au mois de septembre. Il faut tenir sa parole aux rois, et surtout à celui-là ; d’ailleurs il m’inspire tant d’ardeur pour le travail que, si je n’avais pas appris à m’occuper, je l’apprendrais auprès de lui. Je n’ai jamais vu d’homme si laborieux. Je rougirais d’être oisif, quand je vois un roi qui gouverne quatre cents lieues de pays tout le matin, et qui cultive les lettres toute l’après-dînée. Voilà le secret d’éviter l’ennui dont vous me parlez ; mais pour cela il faut avoir la rage de l’étude comme lui, et comme moi son serviteur chétif.

 

          Quand il vient de Paris quelques livres nouveaux, tout pleins d’esprit qu’on n’entend point, tout hérissés de vieilles maximes rebrochées et rebrodées avec du clinquant nouveau, savez-vous bien, madame, ce que nous faisons ? nous ne les lisons point. Tous les bons livres du siècle passé sont ici, et cela est fort honnête ; on les relit pour se préserver de la contagion.

 

          Vous me parlez de deux éditions de mes sottises. Il est bien clair, madame, que la moins ample est la moins mauvaise. Je n’ai vu encore ni l’une ni l’autre. Je les condamne toutes, et je pense que, comme il ne faut point publier tout ce qu’ont fait les rois, mais seulement ce qu’ils ont fait de mémorable, il ne faut point imprimer tout ce qu’ont écrit de pauvres auteurs, mais seulement ce qui peut, à toute force, être digne de la postérité.

 

          On me mande que l’édition de Paris est incomparablement moins mauvaise que celle de Rouen, qu’elle est plus correcte ; j’aurais l’honneur de vous la présenter, si j’étais à Paris. On veut que j’en fasse une ici à ma fantaisie ; mais je ne sais comment m’y prendre. Je voudrais jeter dans le feu la moitié de ce que j’ai fait, et corriger l’autre. Avec ces beaux sentiments de pénitence, je ne prends aucun parti, et je continue à mettre en ordre le Siècle de Louis XIV. J’ai apporté tous mes matériaux ; ils sont d’or et de pierreries ; mais j’ai peur d’avoir la main lourde.

 

          Ce siècle était beau ; il a enseigné à penser et à parler à celui-ci ; mais gare que les disciples ne soient au-dessous de leurs maîtres, en voulant faire mieux ! Je tâche au moins de m’exprimer tout naturellement, et j’espère que quand je reverrai Paris, on ne m’entendra plus. M. le président Hénault, pour qui je crois vous avoir dit des choses assez tendres, parce que je les pense, m’aurait-il tout-à-fait oublié ? Il ne faut pas que les saints dédaignent ainsi leurs dévots. J’ai d’autant plus de droits à ses bontés qu’il est du siècle de Louis XIV (1).

 

          Vous allez donc toujours à Sceaux, madame ? J’avais pris la liberté de donner une lettre à d’Hamon pour madame la duchesse du Maine ; il la rendra dans quelques années. Vous avez fait deux pertes à cette cour un peu différentes l’une de l’autre, madame de Staal et madame de Malause.

 

          Conservez-vous, ne mangez point trop ; je vous ai prédit, quand vous étiez si malade, que vous vivriez très longtemps. Surtout ne vous dégoûtez point de la vie, car, en vérité, après y avoir bien rêvé, on trouve qu’il n’y a rien de mieux. Je conserverai pendant toute la mienne les sentiments que je vous ai voué, et j’aimerai toujours Paris, à cause de vous et du petit nombre des élus.

 

 

1 – Voyez le Catalogue des écrivains. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Moncrif.

A Potsdam, le 17 Juin 1751.

 

 

          J’ai tardé longtemps à vous remercier, mon cher confrère, du beau présent que vous avez bien voulu me faire (1). Je me flattais de venir vous porter mes remerciements à Paris ; mais ma mauvaise santé ne m’a pas encore permis d’entreprendre ce voyage. Je vous aurais dit de bouche ce que je vous dirai dans cette lettre : que tous vos ouvrages respirent les agréments de votre société et la douceur bienfaisante de votre caractère. Je ferai plus ; ils m’enhardissent à m’ouvrir à vous, et à vous demander une marque d’amitié. Je sais qu’on m’a beaucoup condamné à la cour d’avoir accepté les bienfaits dont le roi de Prusse m’honore. J’avoue qu’on a raison, si on ne regarde ma démarche que comme celle d’un homme qui a quitté son maître naturel pour un maître étranger. Mais vous savez mieux que personne la triste situation où j’étais en France. Vous savez que j’essuyais, depuis vingt ans, tout ce que l’envie acharnée de ceux qui déshonorent les lettres plus qu’ils ne les cultivent avait pu imaginer pour me décrier et pour me perdre. Vous savez que l’abbé Desfontaines, qui vendait impunément des poisons dans sa boutique, avait des associés, et qu’il a laissé des successeurs. S’ils s’en étaient tenus aux grossièretés et aux libelles diffamatoires, j’aurais pu prendre encore patience : quoique à la longue cette foule de libelles avilisse, j’aurais supporté cet avilissement, trop attaché en France à la littérature. Mais je savais avec quel artifice et avec quelle fureur on m’avait noirci auprès des personnes les plus respectables du royaume. J’étais instruit que des gens à qui je n’ai jamais donné le moindre sujet de plainte m’avaient attaqué par des calomnies cruelles. La douleur et la crainte devenaient le seul fruit de quarante ans de travail ; et cela pourquoi ? pour avoir cultivé un faible talent, sans jamais nuire à personne. Madame la marquise de Pompadour, M. le comte d’Argenson, et d’autres qui ont blâmé ma retraite, sont dans une trop grande élévation pour en avoir vu les causes. Ils ne savent pas ce que les hommes obscurs, mais dangereux, et infatigables dans leur acharnement à nuire, machinaient contre moi. Je suis sûr que la bonté de votre cœur serait effrayée, si j’entrais avec vous dans ces détails. Je veux bien qu’on sache que ces cabales indignes m’ont contraint de chercher ailleurs un honorable asile ; mais, en même temps, je vous avoue que la douceur de ma vie serait changée en amertume, si des personnes à qui j’ai l’obligation, et à qui je serai toujours attaché, croyaient avoir des reproches à me faire. Croyez, mon cher confrère, qu’il en a bien coûté à mon cœur pour prendre le parti que j’ai pris. Je n’ai point recherché de vains honneurs ; mais à la cour toute militaire où je suis, il y a de certaines distinctions qu’il faut absolument avoir pour n’être pas arrêté à tout moment aux portes par des gardes. Je ne pouvais guère demeurer auprès du roi de Prusse qu’avec ces légères distinctions, qui ne tirent d’ailleurs à aucune conséquence. Je vous jure qu’à mon âge je ne suis attaché ni à une clef d’or, ni à une croix, ni à une pension de vingt mille livres dont j’ai su ne pas avoir besoin, ni à d’autres avantages flatteurs dont je jouis. Je n’ai voulu que le repos ; et, si j’avais pu alors espérer de le goûter en France, je ne l’aurais pas cherché ailleurs. Je vous demande en grâce d’exposer mes sentiments à M. le comte d’Argenson. Je serais au désespoir qu’il blâmât ma conduite. Je lui suis attaché dès ma plus tendre jeunesse, et il est l’homme du royaume dont j’ambitionne le plus les suffrages et les bontés. J’avoue encore que je ne me consolerais pas si madame de Pompadour, à qui je dois une éternelle reconnaissance, pouvait me soupçonner de la moindre ombre d’ingratitude. Je vous conjure donc, mon cher confrère, de faire valoir auprès de l’un et de l’autre mes raisons, mes regrets, mon attachement. Comptez que je ne vous oublie pas parmi ceux que je regrette souvent. Vous êtes tous les jours dans la maison de M. le duc et madame la duchesse de Luynes ; ayez la bonté de présenter mes respects à toute cette maison, dont la vertu est respectée ici. Le roi de Prusse se souvient d’avoir vu M. le duc de Chevreuse (2), et en parle souvent avec éloge.

 

          Je n’ose vous prier de faire mention de moi à la reine. Je ne me flatte pas d’être dans son souvenir ; mais je suis auprès d’un roi qui est le meilleur ami du roi son père. Je n’ai que ce titre pour prétendre à sa protection ; mais peut-être que, si vous lui disiez un mot de moi, elle pourrait s’en souvenir avec cette bonté indulgente qu’elle a pour tout le monde. Ne soyez point surpris de la confiance avec laquelle je me suis expliqué à vous ; c’est vous qui me l’avez donnée. L’usage que vous voudrez bien en faire augmentera la félicité dont je jouis auprès d’un roi philosophe, et rendra plus agréable le voyage que j’espère toujours faire à Paris, et qui sera hâté par le plaisir de venir vous faire les remerciements les plus sincères, et de vous renouveler les assurances d’un attachement et d’une estime que je conserverai toujours.

 

 

1 – Œuvres de Moncrif, 1751. (G.A.)

 

2 – Né en 1717. La duchesse de Luynes était sa belle-mère. (G.A.)

 

 

 

 

1751 - Partie 8

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