CORRESPONDANCE - Année 1751 - Partie 5

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 Photo de ROMAIN

 

 

 

 

 

 

 

à M. Darget.

A huit heures et demie du soir, ce dimanche, 1751.

 

 

          Mon cher ami, je reçois votre consolante lettre ; n’en soyez point en peine, je vous garde toutes celles que vous m’avez écrites. Nous avons bu à votre santé avec MM. De Cagnoni et Bodiani, quoique je ne boive guère ; car, en vérité, mon état est bien éloigné des plaisirs. Il est vrai que le juif ayant demandé à faire serment sur des points contestés, a été déclaré, par la sentence, personnellement indigne de faire serment, et que l’affirmation m’a été adjugée ; ainsi tout est absolument pour moi dans l’arrêt, sans en excepter la moindre clause. Le juif est assez fou pour en appeler ; il est bien cruellement et bien mal conseillé. J’ai écrit au roi, comme je vous l’ai dit ; c’était la lettre d’un malade qui n’envisageait que la vérité, mon attachement pour lui, et la mort qui finit tout. Vale.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

Des neiges de Berlin, le 22 Février.

 

 

          O destinée ! destinée ! ô neiges ! ô maladies ! ô absences ! comment vous portez-vous, mes anges ? Sans la santé tout est amertume. Le roi de Prusse m’a donné la jouissance d’une maison charmante ; mais, tout Salomon qu’il est, il ne me guérira pas. Tous les rois de la terre ne peuvent rendre un malingre heureux. Il faut que je vous parle d’une autre anicroche. André, cet échappé du Système, s’avise, au bout de trente ans, un jour avant la prescription, de faire revivre un billet que je lui fis en jeune homme, pour des billets de banque qu’il me donna dans la décadence du Système, et que je voulus faire en vain passer pour un visa, en faveur de madame de Winterfeld (1), qui était alors dans le besoin. Ces billets de banque d’André étaient des feuilles de chêne. Il m’avait dit depuis qu’il avait brûlé mon billet avec toutes les paperasses de ce temps-là. Aujourd’hui il le retrouve pendant mon absence, il le vend à un procureur, et fait saisir tout mon bien. Ne trouvez-vous pas l’action honnête ? J’ai trouvé ici une espèce d’André qui m’a voulu voler une somme un peu plus considérable ; mais il n’y a pas réussi, et j’ai eu bonne justice. Mais, pour l’André de Paris, je crois que je serai obligé de le payer et de le déshonorer, attendu que mon billet est pur et simple, et qu’il n’y a pas moyen de plaider contre sa signature et contre un procureur.

 

          J’ai appris avec délices que M. de La Bourdonnais avait gagné son procès (2) ; mais qui lui rendra ses dents, qu’il a perdues à la Bastille ? Mon cher ange, je perds ici les miennes. Une affection scorbutique m’a attaqué. Qui croirait qu’on eût les mêmes maux dans le palais du roi de Prusse et à la Bastille ? Ma santé est bien déplorable, sans cela il me semble que j’aurais fait bien des choses qui vous auraient plu ; et vous auriez avoué que je n’ai pas perdu mon temps à Berlin, et que, dans les glaces de mon âge, il s’était glissé quelque étincelle du feu dont le Salomon du Nord est animé.

 

          Mon cher ami, la maladie avance ma caducité. Allons, courage ! La nature est une souveraine despotique contre laquelle il ne faut pas murmurer. Portez-vous bien, encore une fois, tous tant que vous êtes, et aimez mon ombre, qui vous aime de tout son cœur.

 

 

1 – Née Olympe Dunoyer, première maîtresse de Voltaire. (G.A.)

 

2 – Voyez le Précis du Siècle de Louis XV, ch. XXIX. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Darget.

 

 

          Mon cher ami, vous ne répondez ni à mes empressements, ni à mes questions, ni à mes doléances. Je suis toujours très malade, et je présume que le roi daignera me recevoir avec bonté, quand je serai en état de lui aller faire ma cour. Je m’imagine aussi que c’est pour ses bibliothèques qu’il destine les exemplaires que j’ai eu l’honneur de lui envoyer. Milord m’avait effrayé avant-hier. J’avais traîné ma mourante machine chez la sienne qui n’était pas en meilleur état. C’était une visite d’un bord du Styx à l’autre. Le crieur d’enterrement du docteur Patridor aurait pu nous soutenir à tous deux que nous étions ses pratiques ; mais cela va au mieux aujourd’hui chez le gros et vigoureux corps anglais, et fort mal chez mon maigre individu. Ayez soin de votre santé, et n’oubliez pas tout à fait les misérables.

 

 

 

 

 

à M. Formey.

Mars.

 

 

          Voulez-vous, monsieur, venir manger le rôt du roi, aujourd’hui jeudi, philosophiquement, et chaudement, et doucement, à deux heures ? Deux philosophes peuvent, sans être courtisans, dîner dans le palais d’un roi philosophe. Je prendrai même la liberté de vous envoyer un carrosse de sa majesté, à deux heures précises.

 

          Vous vous trouveriez après dîner à portée de votre Académie.

 

          Envoyez vos ordres à l’antileibnitzien, mais au forméien. V.

 

 

 

 

 

à M. Darget.

A Berlin, ce 7 Mars 1751.

 

 

          Il se peut faire, mon cher ami, qu’il y ait quelque lettre pour moi à Potsdam, car j’avais donné cette adresse, comptant pouvoir y être il y a longtemps. Je vous prie de vouloir bien faire dire à la poste, par un de vos gens, qu’on me renvoie mes lettres, s’il y en a ; je vous serai bien obligé. Voici un petit rayon de soleil, mais il faudrait que Dieu, sous son bon plaisir, redoublât la dose. Ayez soin de vous ; je vous embrasse tendrement.

 

 

 

 

 

à M. Darget.

A Berlin, ce 8 mars 1751.

 

 

          Mon cher ami, je vais vous écrire en gros caractères, à cause de vos yeux. Il ne faut pas offenser la prunelle de son ami. Je vous avertis que, pour cette maladie, il ne faut que du régime, très peu de vin, et se bassiner les yeux les matins avec de l’eau tiède. Je voudrais être déjà à Potsdam ; mes meubles ne pourront partir qu’après-demain. Je suis en marché de deux chevaux ; c’est tout ce qu’il me faudra pour aller à la bibliothèque de Sans-Souci, et pour vous venir voir. J’en trouve ici à cent écus la paire, mais je ne m’y connais pas. Si notre actif ami, l’aimable petit Vigne, veut m’en faire avoir à Potsdam, le petit enfant, plus intelligent que moi, n’a qu’à les retenir sur-le-champ, et commander harnais de campagne, mors et bride ; et à peine serai-je dans mon Marquisat, que j’aurai ma cavalerie. Je suis comme un araignée, qui fait sa toile dans un coin, et qui s’établit jusqu’à ce qu’un coup de balai la fasse déloger. Je bâtis un corps de logis à Cirey, et je l’abandonne tout meublé ; je monte une bonne maison à Paris, et je la quitte au bout de deux mois ; je m’établis au Marquisat, et je vais en Italie au mois de mai. Mais, mon cher ami, je pourrais bien être enterré au Marquisat. Mon affaire avec la nature va mal. J’ai pris mon parti sur tout, et je jette mon bonnet par-dessus les moulins, afin de n’avoir plus la tête si près du bonnet. Bonsoir ! je me fais un plaisir extrême de vous revoir, de vous embrasser. Songez à vos yeux. Mille compliments à M. Federsdorf, au docteur joyeux (1), à tutti quanti.

 

 

1 – La Mettrie. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Darget.

A Berlin, ce 9 Mars1751

.

 

 

Tout mon corps est en désarroi ;

Cul, tête et ventre sont, chez moi,

Fort indignes de notre maitre.

Un cœur me reste, il est peut-être

Moins indigne de ce grand roi.

C’est un tribut que je lui doi ;

Mais, hélas ! il n’en a que faire.

Fatigué de vœux empressés,

Il peut croire que c’est assez

D’être bienfaisant et de plaire.

Né pour le grand art de charmer,

Pour la guerre et la politique,

Il est trop grand, trop héroïque,

Et trop aimable pour aimer ;

Tant pis pour mes flammes secrètes,

J’ose aimer le premier des rois :

Je crains de vivre sous les lois

De la première des coquettes.

Du moins, pour prix de mes désirs,

J’entendrai sa docte harmonie,

Ces vers qui feraient mon envie,

S’ils ne faisaient pas mes plaisirs.

Adieu, monsieur son secrétaire ;

Soyez toujours mon tendre appui :

Si Frédéric ne m’aimait guère,

Songez que vous paierez pour lui.

 

 

          Bonsoir ; pardon de mes coquetteries ; j’ai été bien malade ; cela ne m’empêchera pas de vous revoir demain. Je vous embrasse du meilleur de mon cœur.

 

 

 

 

 

à M. Darget.

A Potsdam, ce 11 Mars 1751.

 

 

          Mon cher ami, je porte au Marquisat le cinquième chant (1), des pilules et de la casse, tous les dons d’Apollon et d’Esculape : je n’ai jamais tant souffert. Je vous supplie de dire à sa majesté que je vais penser à son cinquième chant et à ma santé. Je serai privé aujourd’hui de l’honneur et du plaisir de l’entendre, mais j’aurai celui de le lire. Mes entrailles font leurs très humbles compliments à votre cul et à votre vessie, et mon cœur aime tendrement le vôtre.

 

 

1 – De l’Art de la guerre, poème du roi de Prusse. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Ximenès.

A Potsdam, ce 13 Mars 1751.

 

 

          J’espère, monsieur, que je lirai l’ouvrage que vous voulez bien me confier, avec autant de plaisir que je l’attends avec impatience. Vous savez combien je m’intéresse à l’honneur que vous voulez faire aux lettres. Je conserve précieusement votre poème (1), qui méritait le prix ; c’est le sort des Ximenès (2) d’être vengés de l’Académie par le public. Ma santé a été bien mauvaise depuis trois mois ; mais les bontés extrêmes du grand homme auprès de qui j’ai l’honneur d’être, m’ont bien consolé. Elles me consolent tous les jours des bruits ridicules de Paris. En vérité, il faut remonter jusqu’aux beaux temps de la Grèce pour trouver un prince victorieux qui fasse un tel usage de son loisir, et qui daigne avoir pour un particulier étranger des attentions si distinguées. Il faut me pardonner de n’avoir pu le quitter ; il ne m’empêche pas de regretter mes amis, mais il me rend excusable auprès d’eux. Permettez-moi, monsieur, de présenter mes respects à madame votre mère, et recevez les miens.

 

 

1 – Intitulé : Les lettres ont autant contribué à la gloire de Louis XIV qu’il avait contribué à leurs progrès. Voltaire imprima ce morceau en 1773, à la suite des Lois de Minos.(G.A.)

 

2 – Prononcez Chimène. (G.A.)

 

 

 

 

1751 - Partie 5 (1)

 

 

 

 

 

 

 

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