CORRESPONDANCE - Année 1751 - Partie 2

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à M. le baron de Marschall.

Ce mardi... (1)

 

          Je ne joue point, monsieur, dans Andromaque ; je ne joue que contre un juif (2) pendable et protégé qui me vole douze mille écus à la barbe de Dieu, du roi et des juges. J’ignore encore si je pourrai être au château à l’heure qu’on jouera la pièce. Cependant, monsieur, si vous voulez hasarder d’être à cinq heures chez moi, je ferai l’impossible pour m’y trouver et recevoir vos ordres. Adieu, monsieur, je vous aime de tout mon cœur, cela vaut mieux que toutes les f… cérémonies inventées pour gêner la société. Les Romains, qui valaient mieux que nous, disaient : Vale.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Hirsch. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

à Madame Denis.

A Berlin, le 12 Janvier 1751.

 

          Enfin voici notre chambellan d’Hamon. Il vous remettra mon gros paquet, il couchera dans mon lit. J’aimerais mieux y être que dans celui où je suis ; c’est pourtant le lit du grand-électeur. C’est le bisaïeul du roi régnant. Chaque pays a son grand homme. Il avait du moins un bon lit, chose assez rare de son temps. Le dernier roi ne connaissait pas ce luxe-là. Il serait bien étonné de me voir ici et encore plus d’y voir un opéra italien. Il avait beaucoup d’argent et des chaises de bois. Les choses ont un peu changé. On a conservé l’argent, on a gagné des provinces, et on a rembourré les fauteuils. Ce n’est pas que je sois logé ici aussi bien que chez moi ; mais je le suis beaucoup mieux que je ne mérite.

 

          Nous avons joué Zaïre. La princesse Amélie était Zaïre, et moi le bon homme Lusignan. Notre princesse joue bien mieux Hermione ; aussi est-ce un plus beau rôle. Madame Tyrconnell s’est très honnêtement tirée d’Andromaque. Il n’y a guère d’actrices qui aient de plus beaux yeux. Pour milord Tyrconnell, c’est un digne Anglais. Son rôle est d’être à table. Il a le discours serré et caustique, je ne sais quoi de franc que les Anglais ont, et que les gens de son métier n’ont guère (1). Le tout fait un composé qui plaît.

 

          Vous m’avouerez qu’un Anglais, envoyé de France en Prusse, des tragédies françaises jouées à la cour de Berlin, et moi transplanté à cette cour, auprès d’un roi qui fait autant de vers que moi, pour le moins, voilà des choses auxquelles on ne devait pas s’attendre. Lisez bien mon gros paquet que d’Hamon doit vous rendre, et envoyez-moi vos ordres par le courrier de Hambourg. D’Hamon (2) est un vrai nom de comédie ; mais il ne joue que sa comédie de négociateur. Pour moi, je ne m’accoutume ni au rôle que je joue, ni à votre absence, soyez-en bien convaincue.

 

 

1 – Voltaire a mis en scène lord Tyrconnell dans sa Pucelle d’Orléans. (G.A.)

 

2 – Voltaire écrivait Damon. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le baron de Marschall

Potsdam, ce samedi …. (1)

 

          Vous avez manqué la comédie ces jours passés ; venez, monsieur, réparer cela aujourd’hui, après le souper de la reine-mère. Je joue, malgré ma maladie. Je vous ferai entrer assurément ; il nous faut des spectateurs comme vous.

 

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Darget

A Berlin, 18 Janvier 1751.

 

          Mon aimable ami, on me mande toujours de Paris que je ne dois compter que sur vous ; on a bien raison. Ce n’est pas des âmes cachées ou dures qu’il faut attendre de la consolation dans ce monde. C’est d’un cœur tendre, ouvert et vrai comme le vôtre. Je me garderai bien de détailler mon affaire (1) à des gens qui raisonnent sèchement sur le bonheur ; mais à vous qui faites celui de la société, je vous dirai que j’ai reçu une lettre de Leipsick ; elle est du sieur Homan, fameux, négociant, qui  même est dans la magistrature. Le juif ajoutait à toutes ses fraudes celle de redemander cinq cents écus pour les frais, au nom de ce Homan, outre près de deux cents que cet échappé d’Amalec m’avait extorqués pour ses prétendus frais de lettres de change. Homan m’a mandé qu’il n’y a eu aucuns frais, qu’il n’a jamais rien redemandé ni au juif, ni à personne, pour cette affaire. J’ai, sur-le-champ, remis le témoignage d’Homan entre les mains des juges.

 

          Ce même Homan a eu la probité de renvoyer des lettres de Hirschell, par lesquelles il est évident que j’aurais perdu les dix mille écus de lettres de change si je ne m’étais adressé à la justice. J’apprends en même temps de Dresde que ce juif y a acheté beaucoup de billets de la Steuer. Apparemment que ceux qui les ont n’ont pas été fâchés de mettre sur mon compte l’avantage qu’ils ont eu. Il y a eu sur cela bien des mystères d’iniquité depuis deux mois. On dit d’abord au roi que j’avais envoyé Hirschell à Dresde, dans le temps même que je lui faisais défense de rien acheter pour moi, et que je protestais, à Paris, les lettres de change que les séductions de ce misérable avaient arrachées à ma facilité.

 

          On a depuis dicté tout au long des lettres à Hirschell contre moi, que ce juif a osé adresser à sa majesté. On l’a assuré d’une protection continuelle. Le frère d’Hirschell est venu même menacer un des juges de cette protection ; et c’est un fait dont je crois que MM. Heikel et Federsdorf sont instruits. Ce n’est là, mon cher ami, qu’une petite partie des persécutions adroites et suivies que vous m’avez prédites, et que j’éprouve depuis quatre mois sans avoir proféré une seule plainte, et sans avoir jamais dit un seul mot qui ait pu offenser personne. Je ne m’étais transplanté que pour un grand homme qui daignait faire le bonheur de ma vie ; ses bontés ont excité tout d’un coup l’envie. Vous savez comme on s’est élevé contre l’amitié qui vous unit avec moi, et qui resserrait encore les liens qui m’attachent à ce grand homme ; après avoir renoncé à Paris pour lui, on m’a voulu apparemment envoyé mourir à Menton (2).

 

          Cependant de nouveaux désastres me sont survenus, et la maladie qui me séquestre de la société m’a achevé. Je vous prie, mon cher ami, de demander pour moi une grâce au roi ; c’est de permettre que je m’établisse dans le Marquisat jusqu’à la fin de mars ; j’y prendrai le petit-lait que La Mettrie et Codénius m’ont conseillé avec des antiscorbutiques. J’ai déjà achevé ici toute l’Histoire de Louis XIV pour ce qui regarde les affaires générales. J’ai assez de matériaux pour faire au Marquisat la partie de la religion. J’achèverai d’ailleurs d’y corriger le reste de mes ouvrages dont on va commencer une nouvelle édition à Dresde. Ainsi j’aurai la plus grande consolation dans les malheurs, c’est le travail. J’aurai aussi celle de vous voir, et je me flatte que vous m’apporterez quelquefois de nouvelles productions de ce génie unique, pour qui j’ai quitté tout ce que j’avais de cher au monde. Je sais que ceux qui ont voulu me perdre auprès de lui m’ont accusé de ne pas faire assez de dépense. J’ai eu ici le plaisir de rassembler pour deux mille écus de quittances, sans compter pour environ quatre mille écus de diamants et d’autres effets achetés à Berlin, quatre cents écus par mois que me coûte mon ménage à Paris, et environ dix-huit mille livres de revenu que vous savez que j’ai abandonnées, sans compter enfin le voyage d’Italie que le roi m’a permis quand je me suis donné à lui, et par lequel je vais commencer au printemps. Mon cher ami, s’il m’était permis, dis-je, de remettre à ses pieds la pension dont il m’honore, je prouverais bien à ceux qui en ont été jaloux que je ne m’attache point à lui par intérêt, et je n’en passerais pas moins assurément le peu de jours qui me restent auprès de sa personne. Je ne connais ici que lui seul et le travail. Voilà mes dieux, et vous êtes mon saint. Je souhaite que ceux qu’il a comblés de bontés lui soient aussi attachés que nous deux. Mon cher Darget, portez mes sentiments dans son grand cœur, et ne parlez de moi qu’à lui. Vous voyez comme je m’abandonne à vous. Faites, je vous en prie, mes très sincères compliments à M. Federsdorf (3).

 

 

 

1 – Il s’agit ici du procès de Voltaire avec le juif Hirsch, dont nous avons parlé déjà dans la Correspondance avec le roi de Prusse à cette époque. (G.A.)

 

2 – Maison de plaisance près Potsdam, dite le Marquisat. (G.A.)

 

3 – Voyez les Mémoires. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

à M. Darget

Janvier 1751.

 

          Mon cher ami, quand je vous écris, c’est pour vous seul, c’est à vous seul que j’ouvre mon cœur. Je suis si malade que je ne sens plus mes afflictions. Mon âme est morte et mon corps se meurt. Je vous conjure de vous jeter, s’il le faut, aux pieds du roi, et d’obtenir de lui que je me retire au Marquisat à la fin de ce mois, et que j’y reste jusqu’au mois de mai. Il est vrai que je ne pourrais guère m’y passer des mêmes bontés et des mêmes générosités dont il daigne m’honorer à Berlin, et qu’il est impertinent à moi d’en abuser à ce point. Mais, mon cher ami, tâchez d’obtenir bien respectueusement, bien tendrement, que ma pension soit retranchée à compter depuis février jusqu’au temps de mon retour. J’aime infiniment mieux raccommoder ma santé au Marquisat, que de toucher de l’argent. Ce que le roi daigne faire pour moi coûte autant qu’une forte pension ; ce double emploi n’est pas juste. Je n’ai que faire d’argent, mon cher ami ; je veux de la campagne, du petit-lait, de bon potage, des livres, votre société, et les nouveaux ouvrages d’un grand homme qui a juré de ne me pas rendre malheureux. Ce que je lui demande adoucira tous mes maux ; qu’il dise seulement à M. Federsdorf qu’on ait soin de moi au Marquisat. J’ai des meubles que j’y ferai porter. J’ai presque tout ce qu’il me faut, hors un cuisinier et des carrosses. Je n’aurai cela que quand je reviendrai avec ma nièce, qui prend enfin pitié de mon état, et qui consent de se retirer avec moi à la campagne pour me consoler. En un mot, il dépend du roi de me rendre à la vie. J’ai tout quitté pour lui ; il ne peut me refuser ce que je lui demande. Il s’agit de rétablir ma santé pendant deux mois et demi au Marquisat, et d’y vivre à ma fantaisie. Mais je veux absolument que la pension me soit retranchée pendant tout ce temps-là, et pendant celui de mon absence, jusqu’à mon retour avec ma nièce. Elle fera partir tous mes meubles de Paris, le 1er juin, et je vous réponds que le reste de ma vie sera tranquille et philosophique. Soyez sûr que son amitié et la mienne contribueront à la douceur de votre vie. Elle ne me parle que de vous ; elle vous aime déjà de tout son cœur, et je vous demanderai bientôt votre protection auprès d’elle. Comptez que c’est une femme charmante, et que personne n’a plus de goût, plus de raison et plus de douceur. Elle est plus capable de sentir le mérite des ouvrages du Salomon du Nord, que tout ce qui l’entoure. Si je peux espérer de rester au Marquisat avec elle, ma vie sera aussi heureuse qu’elle a été horrible depuis trois mois. Je vous embrasse tendrement ; réussissez dans votre négociation : il le faut absolument.

 

          La vraie amitié réussit toujours.

 

 

 

 

 

à M. Darget

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A Berlin, 18 Janvier au soir, 1751.

 

 

          Mon cher ami, je reçois votre lettre aussi aimable que raisonnable. Le juif est condamné dans tous les points, et, de plus, il est condamné à une amende qui emporte infamie, s’il y avait infamie pour un juif.

 

          Mais tout cela ne me rend pas ma santé. Je suis dans un état qui ferait pitié même à un juif. Je n’ai voulu qu’une retraite commode ; j’en ai besoin, et le voisinage me la rendra délicieuse. J’avoue qu’il me paraissait très impertinent que je prétendisse toucher une pension du roi avec tant de bienfaits. Plus les bontés sont grandes, moins il faut en abuser.

 

          Il faut à présent faire priser les diamants. J’en ai perdu un de trois cent cinquante écus, je ne sais comment. Il n’y a pas grand mal, je gagne assez en confondant la calomnie. Je voudrais seulement que le plus grand homme du monde voulût bien penser qu’un juif, l’instrument d’une cabale, ayant trompé la justice, peut bien aussi avoir trompé son roi. Je voudrais qu’il vît combien il est absurde que j’aie envoyé cet homme à Dresde, combien il est ridicule que je lui aie promis une charge de joaillier de la couronne, etc.

 

Je voudrais qu’il sût combien de billets de la Steuer ce malheureux a achetés à Dresde et vendus à Berlin.

 

          Je voudrais qu’il sût que le 23 Novembre j’allai consulter M. de Kirkeisen pour savoir ce que c’était que ces effets de Dresde, à moi proposés par le juif, et que le lendemain, 24, je révoquai mes lettres de change. Tout cela est prouvé.

 

          Je voudrais que le roi jugeât du rapport qu’on lui fit, le 29 Novembre au matin, que j’avais acheté pour quatre-vingt mille écus de billets de la Steuer.

 

          Je voudrais enfin qu’il sût que je ne me suis plaint de personne, et que je ne me plaindrai jamais, et que je passe le temps de ma tribulation et de ma maladie à travailler.

 

          Mais, mon cher ami, il s’agit de nous arranger. Je veux être à portée de ce grand homme et de vous. Solitude pour solitude, je préfère le Marquisat : neiges pour neiges, je préfère celles des environs de Potsdam.

 

          Puisque le roi veut absolument que je jouisse de ma pension, je renonce au projet d’être à ses frais au Marquisat. J’aurai aisément tout ce qu’il me faut ; et, s’il permet que j’y demeure jusqu’en mai, je m’y ferai un petit établissement fort honnête. Si M. Federsdorf peut m’aider de quelques secours, avec la permission du roi, à la bonne heure.

 

          Mon ami, l’état où est ma santé demande absolument le régime et la retraite. Il faut savoir mourir ; mais il faut savoir conserver sa vie.

 

          Ma nièce consent à vivre avec moi dans une campagne ; si nous n’avons pas le Marquisat, nous en chercherons une autre. Je vous écris longuement, quoiqu’il me coûte d’écrire dans l’état où je suis ; mais l’amitié est bavarde. Le roi est étonné que j’aie eu un procès avec un juif ; mais n’ai-je pas proposé au juif, chez M. de Charat, quatre cents écus qu’il pouvait gagner, et qu’il a perdus en s’obstinant ? N’ai-je pas conjuré le roi de faire terminer la chose à l’amiable par M. de Kirkeisen ? N’a-t-on pas mis de l’humeur dans cette affaire ? Ne m’a-t-on pas calomnié auprès du roi ? Ne l’a-t-on pas aigri ? Aurais-je gagné mon procès dans tous les points, si je n’avais eu terriblement raison ? Le roi n’a-t-il pas ouvert les yeux ? Le prince Radzevil n’a-t-il pas eu un procès avec le juif Ephraïm, sans qu’on y ait trouvé à redire ? Que sa majesté pèse tout cela avec les balances de sa raison supérieure, et qu’il agisse avec la bonté de son cœur envers un homme âgé, infirme, malheureux, qui lui a tout sacrifié, à qui on a prédit les tours qu’on lui ferait, et qui n’a d’espérance sur la terre que dans sa bienveillance, dans ses promesses et dans sa belle âme. Adieu.

 

 

 

 

 

 

 CORRESPONDANCE - 1751 - Partie 2

 

 

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