CORRESPONDANCE - Année 1751 - Partie 17

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à M. Formey.

 

 

          Si votre fortune, monsieur, est aussi bonne que votre livre sur la fortune (1), j’ai un double compliment à vous faire. Le plaisir que me cause votre nouvel ouvrage m’a fait relire vos recherches sur les éléments de la matière ; votre antagoniste a bien de l’esprit, mais vous en avez encore plus.

 

 

.   .   .   .   .   .   .   .   .   . Si Pergama dextra

Defendi possent, etiam hac defensa fuissent

 

VIRG. , En. Liv. II

 

 

          Je ne crois pas que les premiers principes, qui sont les secrets de l’éternel Géomètre, soient faits pour être connus par des êtres finis ; mais

 

 

Non propius fas est mortali attingere divos.

 

Halley.

 

 

          A l’égard des sottises des chétifs mortels, sous le nom de Siècle de Louis XIV, vous serez assurément un des premiers que j’ennuierai. Je vous prie de faire souvenir de moi M. le président de Jarrige, dont je révère les lumières et l’équité, et pour qui j’ai autant d’amitié que d’estime. C’est avec les mêmes sentiments que je suis, de tout mon cœur, votre, etc. V.

 

 

 

1 – Théorie de la fortune, 1751. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

Le 14 Septembre 1751.

 

 

          Mon cher ami, le nez à la romaine doit être allongé de quelques lignes, car notre Aurélie ne dit plus

 

 

Ne suis-je qu’une esclave au silence réduite,

Par un maître absolu dans le piège conduite ?

 

 

ni

 

 

Une esclave trop tendre, encor trop peu soumise ;

 

mais elle dit :

 

 

J’ignore à quels desseins ta fureur s’est portée ;

S’ils étaient généreux, tu m’aurais consultée.

 

 

Act. I, sc. III

 

 

          Elle parle dans ce goût ; elle est tendre, mais elle est ferme. Elle s’anime par degrés ; elle aime, mais en femme vertueuse, et on sent que, dans le fond, elle impose un peu à Catilina, tout impitoyable qu’il est. J’ai tâché de ne mettre, dans l’amour de Catilina pour elle, que ce respect secret qu’une vertu douce et ferme arrache des cœurs les plus corrompus ; et, quoique Catilina aime en maître, on voit qu’il tremblerait devant cette femme aimable et généreuse, s’il pouvait trembler. Ces nuances-là étaient délicates à saisir. Je ne sais si je les ai bien exprimées, mais je sais qu’il sera difficile à une actrice quelconque de les rendre. Ne me faites point de procès, mon cher ange, sur ce que Cicéron dit à Catilina :

 

 

Je t’y protégerai, si tu n’es point coupable ;

Fuis Rome, si tu l’es.

 

 

Act. I, sc. V

 

 

C’est précisément ce que Cicéron a dit de son vivant ; ce sont des mots consacrés, et assurément ils sont bien raisonnables.

 

 

Quel est l’homme qui prononcera :

 

Eh bien ! ferme Caton…

 

Act. I, sc. VI

 

comme on prononcerait, Allons, ferme, Caton !  On peut aisément prévenir le ridicule où un acteur pourrait tomber en récitant ce vers. Mais n’aurons-nous point de plus grand embarras ? n’y a-t-il pas bien des tracasseries à la Comédie ? Il me semble qu’à présent tout est cabale chez vous autres de tous les côtés.

 

          Je ne voudrais me trouver en concurrence avec personne ; je ne voudrais point combattre pour donner Catilina ; je voudrais plutôt être désiré que d’entrer par la brèche. Il me semble qu’il faut laisser passer les plus pressés, et attendre que le public soit rassasié de mauvais ouvrages. Je crains encore qu’au parti de Crébillon il ne se joigne un plaisir secret d’humilier à Paris un homme qu’on croit heureux à Berlin. On ne sait comment faire avec le public. Il n’y a qu’un seul secret pour lui plaire de son vivant, c’est d’être souverainement malheureux. Il n’y aura qu’à faire afficher mon agonie avec la pièce ; encore le secret n’est-il pas sûr.

 

          Je tremble aussi pour ce Siècle de Louis XIV. On ne me passera peut-être pas ce que l’on a passé à Reboulet, et à Larrei, et à Limiers, et à La Martinière (1), et à tant d’autres. C’est donc assez d’avoir été ou d’être historiographe de France, pour ne devoir point écrire l’histoire ? Duclos fait fort bien d’écrire des romans (2) ; voilà comme il faut faire sa charge pour réussir. Ses romans sont détestables, à ce qu’on dit ; mais n’importe, l’auteur triomphe.

 

          Quels malentendus n’y a-t-il pas eu pour ces Siècles ! J’en avais envoyé deux paquets à madame Denis ; il y en avait pour vous, pour votre société des anges. Un de ces paquets a été arrêté à la douane, sur la frontière ; l’autre, qui est arrivé, lui a été enlevé par ceux qui se sont jetés dessus ; et le livre court, et les mauvaises impressions seront prises, et je suis bien fâché, et je ne sais comment faire.

 

          Je vous demande en grâce de dire ou de faire dire au président Hénault qu’il y a plus d’un mois que je lui ai adressé aussi un gros paquet, avec une longue lettre (3). La malédiction est sur tout ce que j’envoie à Paris. Vous me direz qu’en désertant j’ai mérité cette malédiction ; mais, mon cher ange, en restant, n’étais-je pas exposé à une suite éternelle de tribulations ? Après avoir été persécuté trente ans, devais-je expirer sous la haine implacable de ceux que l’envie armait contre moi ? Il faut que les blessures aient été bien profondes, puisque j’ai été forcé de m’arracher à des amis tels que vous, qui faisaient ma consolation et mon secours. Comptez que, quand je pense à tout cela (et j’y pense souvent), je suis partagé entre l’horreur et la tendresse. Je vais écrire à M. le comte de Choiseul, et lui envoyez des Siècles. Je ne peux prendre la voie de la poste, cela est impraticable à Berlin. Plût à Dieu que ma nièce eût rattrapé ceux qu’elle a donnés, ou qu’on lui a pris ! Louis XIV et Catilina me coûtent bien des tourments, mais à Paris ils m’auraient fait mourir.

 

          Mille tendres respects à tous les anges. Vous ne me parlez point de la santé de madame d’Argental. Je vous embrasse bien tendrement.

 

 

1 – Auteurs d’Histoires de Louis XIV. (G.A.)

 

2 – Mémoires pour servir à l’histoire des mœurs du dix-huitième siècle. (G.A.)

 

3 – Est-ce la lettre du 15 Août ? (G.A.)

 

 

 

 

à Madame Denis.

A Potsdam, le 24 Décembre 1751.

 

 

          Je ne vous écris plus, ma chère enfant, que par des courriers extraordinaires, et pour cause (1). Celui-ci vous remettra six exemplaires complets du Siècle de Louis XIV, corrigés à la main. Point de privilège, s’il vous plaît ; on se moquerait de moi. Un privilège n’est qu’une permission de flatter, scellée en cire jaune. Il ne faudrait qu’un privilège et une approbation pour décrier mon ouvrage. Je n’ai fait ma cour qu’à la vérité, je ne dédie le livre qu’à elle. L’approbation qu’il me faut est celles des honnêtes gens et des lecteurs désintéressés.

 

          J’aurais voulu demander à La Mettrie, à l’article de la mort, des nouvelles de l’écorce d’orange (2). Cette belle âme, sur le point de paraître devant Dieu, n’aurait pu mentir. Il y a grande apparence qu’il avait dit vrai. C’était le plus fou des hommes, mais c’était le plus ingénu. Le roi s’est fait informer très exactement de la manière dont il était mort, s’il avait passé par toutes les formes catholiques, s’il y avait eu quelque édification ; enfin il a été bien éclairci que ce gourmand était mort en philosophe : J’en suis bien aise, nous a dit le roi, pour le repos de son âme ; nous nous sommes mis à rire, et lui aussi.

 

          Il me disait hier, devant d’Argens, qu’il m’aurait donné une province pour m’avoir auprès de lui ; cela ne ressemble pas à l’écorce d’orange. Apparemment qu’il n’a pas promis de province au chevalier de Chazot. Je suis très sûr qu’il ne reviendra point. Il est fort mécontent, et il a d’ailleurs des affaires plus agréables. Laissez-moi arranger les miennes. Est-il possible qu’on crie toujours contre moi dans Paris, et qu’on me prenne pour un déserteur qui est allé servir en Prusse ? Je vous répète que cette clef de chambellan, que je ne porte jamais, n’est qu’un bénéfice simple ; que je n’ai point fait de serment ; que ma croix est un joujou auquel je préfère mon écritoire ; en un mot, je ne suis point naturalisé Vandale, et j’ose croire que ceux qui liront l’Histoire de Louis XIV verront bien que je suis Français. Cela est étrange qu’on ne puisse avoir un titre inutile chez un roi de Prusse, qui aime les belles-lettres, sans soulever nos compatriotes ! Je désire plus mon retour que ceux qui me condamnent de m’être en allé, et vous savez que ce ne sera pas pour eux que je reviendrai. Le Meunier, son Fils, et l’Ane, n’ont pas essuyé plus de contradictions que moi.

 

          On voit de loin les objets bien autrement qu’ils ne sont. Je reçois des lettres de moines qui veulent quitter leur couvent pour venir auprès du roi de Prusse, parce qu’ils ont fait quatre vers français. Des gens que je n’ai jamais connus m’écrivent : « Comme vous êtes l’ami du roi de Prusse, je vous prie de faire ma fortune. » Un autre m’envoie un paquet de rêveries ; il me mande qu’il a trouvé la pierre philosophale, et qu’il ne veut dire son secret qu’au roi. Je lui renvoie son paquet, et je lui mande que c’est le roi qui a la pierre philosophale. D’autres, qui vivaient avec moi dans la plus parfaite indifférence, me reprochent tendrement d’avoir quitté mes amis. Ma chère enfant, il n’y a que vos lettres qui me plaisent et qui me consolent ; elles font le charme de ma vie.

 

 

1 – Frédéric ouvrait les lettres que Voltaire et sa nièce s’écrivaient. (G.A.)

 

2 – Voyez la lettre à la même du 2 Septembre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

25 Décembre 1751. (1)

 

 

          Ce n’est pas de Rome sauvée ni de Louis XIV qu’il s’agit ici, mon cher ange ; voici un petit mémoire que je vous supplie de donner et de recommander très fortement à M. de Courteilles (2), votre ami. Il ne s’agit que d’un petit mot de recommandation de M. de Saint-Contest à milord Tyrconnell. Je me trouve dans le cas d’avoir presque forcé madame de Bentinck à prendre milord Tyrconnell pour son arbitre, conjointement avec le secrétaire d’Etat des affaires étrangères de Prusse. Elle aurait des reproches éternels à me faire si ces arbitres la sacrifiaient. Je présume qu’ils lui rendront justice, qu’ils ne prendront pas le parti du comte de Bentinck, dont la France et la Prusse doivent être également mécontentes, et j’attends tout de leur équité.

 

          Je n’entre dans aucune discussion de l’affaire, je ne prétends pas que M. de Courteilles et M. de Saint-Contest soient fatigués de procédures impériales et danoises ; je demande simplement que M. de Saint-Contest écrive à milord Tyrconnell une lettre un peu pressante en faveur de la comtesse de Bentinck, sans entrer dans aucun détail. Mon cher ange, une lettre de recommandation est peu de chose. Le ministre, instruit de cette affaire, ne la refusera pas. Mais en faisant cette bonne œuvre, je vous supplie de ne me point nommer. Je ne veux me mêler que des affaires passées et point du tout des présentes.

 

          Mandez-moi par la poste si vous avez reçu mon rogaton pour M. de Courteilles, et si on a fait ce que je vous conjure d’obtenir ; mais ne parlez dans votre lettre ni de madame de Bentinck, ni de son mémoire (3) ; il faut tâcher de ne pas s’exposer en rendant service.

 

          Je vous avais dit, mon cher ange, en commençant ma lettre, que je ne parlerais ni de Rome ni du  Siècle de Louis XIV ; cependant je dépêche par le courrier deux volumes tout farcis de corrections. Cela coûte beaucoup de soins, et je n’ai guère de temps. Vous ferez, vous et MM. de Choiseul et de Chauvelin, comme vous pourrez ; mais je vous conjure de lire fort vite.

 

          Ne connaissez-vous personne au fait de l’histoire moderne qui pût, aussi fort vite, m’instruire des fautes que je n’aurai pas aperçues ? M. de Foncemagne (4) serait-il homme à prendre cette peine ? Je suis dans la nécessité de laisser paraître l’ouvrage sous peu, parce que des compagnons imprimeurs sont des exemplaires, et que je serais prévenu. Il ne s’agit pas ici de s’amuser, il s’agit de me rendre service, de m’instruire ; je vous le demande en grâce. Consignez tout de suite le livre entre les mains de madame Denis. Mille adorations à tout ange.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Conseiller au parlement. (G.A.)

 

3 – Elle plaidait contre son mari. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Walther.

28 Décembre 1751.

 

 

          J’examine avec soin votre édition. Il y a beaucoup de fautes. Jugez où nous en aurions été si je vous avais donné d’abord à imprimer le Siècle de Louis XIV. Il a fallu l’imprimer chez l’imprimeur du roi de Prusse. C’est M. de Francheville, conseiller aulique, qui s’est chargé de l’édition, et il y a encore des cartons à faire. Mon nom n’est point à la tête de l’édition. On sait assez, dans l’Europe, que j’en suis l’auteur ; mais je ne veux pas m’exposer à ce qu’on peut essuyer, en France, de désagréable quand on dit la vérité. J’ai donc pris le parti de ne point envoyer d’exemplaire en France. Ce n’est pas moi qui ai le privilège impérial ; et celui de Prusse est sous le nom de M. de Francheville. Il y a, comme je vous l’ai mandé, trois mille exemplaires de tirés, dont quatre-vingts ou à peu près peuvent être ou gâtés ou incomplets ; j’en envoie cinq cents à un de mes amis à Londres (1). Ce débit ne passera point par les mains des libraires, c’est une affaire particulière. Reste donc deux mille cinq cents exemplaires dont je puis disposer : j’en prends cent pour faire des présents, et je me déferai des deux mille quatre cents exemplaires restants avec un seul libraire auquel je transporterai le privilège, le droit de copie et de faire traduire. Les deux volumes contiennent chacun à peu près cinq cents pages, ou quatre cent quatre-vingts, ou approchant ; c’est de quoi je serai plus parfaitement instruit quand la table des matières sera achevée. On peut vendre les deux mille quatre cents exemplaires deux rixdalers, ou au moins deux florins chacun. Je ne veux pas assurément y gagner, mais je ne veux pas y perdre. L’ouvrage m’a coûté, avec le secrétaire et M. de Francheville qu’il a fallu payer, environ deux mille écus, parce qu’il y a des feuilles que j’ai refaites trois fois. Je vous donnerai volontiers la préférence sur d’autres libraires qui m’en offrent davantage ; et encore je ne vous demanderai ces deux mille écus qu’au 1er juillet, et vous donnerez un présent de cinquante écus à M. de Francheville. Si je vous abandonnais seulement cinq cents exemplaires, vous ne pourriez avoir ni le privilège, ni le droit de traduction, parce qu’il faudrait nécessairement donner ces droits à ceux qui prendraient la plus grosse partie ; mais si vous vous chargiez du total, alors le même homme (2) qui a traduit les tragédies de Phèdre et d’Alzire, en allemand, avec beaucoup de succès, traduirait pour vous le Siècle de Louis XIV, et il ne vous en coûterait rien, et vous pourriez ensuite joindre cet ouvrage à mes Œuvres. Je me déterminerai suivant votre réponse.

 

          Il se présente une plus grande entreprise ; c’est d’imprimer et de débiter volume à volume les auteurs classiques de France, avec des notes très instructives sur la langue, sur le goût, et quantité d’anecdotes au bas des pages ; on commencerait par La Fontaine, Corneille, Molière, Bossuet, Fléchier, etc. Rien ne serait plus utile pour donner aux étrangers l’intelligence parfaite du français, et pour former le goût (3). J’ose dire qu’une telle entreprise fera la fortune de celui qui en fera les frais. Nous commencerions à la Saint-Jean, et cela irait sans interruption. Vous pouvez voir que je ne songe qu’à vous rendre service. C’est à vous à voir si vous voulez joindre votre peine à mes soins. Je vous embrasse.

 

 

1 – Falkener. (G.A.)

 

2 –De Stieven. (G.A.)

 

3 – On voit que longtemps avant d’entreprendre les Commentaires sur Corneille, Voltaire songeait à éditer les classiques avec des notes grammaticales. C’est La Beaumelle qui lui en avait donné l’idée. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Darget.

1751.

 

 

          Je ne savais pas cette mort funeste (1). J’ai écrit au roi ce matin à six heures sur cette sotte affaire d’Henning, et j’ai écrit à neuf, pour témoigner au roi ma douleur, et pour lui demander pardon de lui avoir parlé d’affaires.

 

          Je ne ferai certainement point de procès dans ce pays-ci. J’aime beaucoup mieux tout perdre. Cela est bien plus aisé, et l’expérience doit servir. Rien ne serait d’ailleurs impertinent qu’un procès contre un voleur inconnu. Je me soucie même fort peu que le roi se mêle de cette bagatelle, et je vous prie de lui dire que je ne suis occupé que de sa douleur et de la mienne.

 

 

1 – Celle de Rothembourg. (G.A.)

 

 

 

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