CORRESPONDANCE - Année 1751 - Partie 13
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à Madame Denis.
A Berlin, le 2 Septembre 1751.
J’ai encore le temps, ma chère enfant, de vous envoyer un nouveau paquet. Vous y trouverez une lettre de La Mettrie pour M. le maréchal de Richelieu ; il implore sa protection. Tout lecteur qu’il est du roi de Prusse, il brûle de retourner en France. Cet homme si gai et qui passe pour rire de tout, pleure quelquefois comme un enfant d’être ici. Il me conjure d’engager M. de Richelieu à lui obtenir sa grâce (2). En vérité, il ne faut jurer de rien sur l’apparence.
La Mettrie, dans ses préfaces, vante son extrême félicité d’être auprès d’un grand roi qui lui lit quelquefois ses vers, et en secret il pleure avec moi. Il voudrait s’en retourner à pied ; mais moi ! … pourquoi suis-je ici ? Je vais bien vous étonner.
Ce La Mettrie est un homme sans conséquence, qui cause familièrement avec le roi, après la lecture. Il me parle avec confiance ; il m’a juré que, en parlant au roi, ces jours passés, de ma prétendue faveur et de la petite jalousie qu’elle excite, le roi lui avait répondu : « J’aurai besoin de lui encore un an, tout au plus ; on presse l’orange, et on en jette l’écorce.»
Je me suis fait répéter ces douces paroles ; j’ai redoublé mes interrogations ; il a redoublé ses serments. Le croirez-vous ? dois-je le croire ? cela est-il possible ? Quoi ! après seize ans de bontés, d’offres, de promesses ; après la lettre (2) qu’il a voulu que vous gardassiez comme un gage inviolable de sa parole ! et dans quel temps encore, s’il vous plaît ? dans le temps que je lui sacrifie tout pour le servir, que non seulement je corrige ses ouvrages, mais que je lui fais à la marge une rhétorique, une poétique suivie, composée de toutes les réflexions que je fais sur les propriétés de notre langue, à l’occasion des petites fautes que je peux remarquer ; ne cherchant qu’à aider son génie, qu’à l’éclairer, et qu’à le mettre en état de se passer en effet de mes soins !
Je me faisais assurément un plaisir et une gloire de cultiver son génie ; tout servait à mon illusion. Un roi qui a gagné des batailles et des provinces, un roi du Nord qui fait des vers en notre langue, un roi enfin que je n’avais pas cherché, et qui me disait qu’il m’aimait, pourquoi m’aurait-il fait tant d’avances ? Je m’y perds, je n’y conçois rien ! J’ai fait ce que j’ai pu pour ne point croire La Mettrie.
Je ne sais pourtant. En relisant ses vers, je suis tombé sur une épître à un peintre nommé Pesne, qui est à lui ; en voici les premiers vers :
Quel spectacle étonnant vient de frapper mes yeux !
Cher Pesne, ton pinceau te place au rang des dieux.
Ce Pesne est un homme qu’il ne regarde pas. Cependant c’est le cher Pesne, c’est un dieu. Il pourrait bien en être autant de moi, c’est-à-dire pas grand’chose. Peut-être que, dans tout ce qu’il écrit, son esprit seul le conduit, et le cœur est bien loin. Peut-être que toutes ces lettres, où il me prodiguait des bontés si vives et si touchantes, ne voulaient rien dire du tout.
Voilà de terribles armes que je vous donne contre moi. Je serai bien condamné d’avoir succombé à tant de caresses. Vous me prendrez pour M. Jourdain (3) qui disait : Puis-je rien refuser à un seigneur de la cour qui m’appelle son cher ami ? Mais je vous répondrai : C’est un roi aimable.
Vous imaginez bien quelles réflexions, quel retour, quel embarras, et, pour tout dire, quel chagrin l’aveu de La Mettrie fait naître. Vous m’allez dire : Partez ! mais moi je ne peux pas dire : Partons ! Quand on a commencé quelque chose il faut le finir, et j’ai deux éditions sur les bras, et des engagements pris pour quelques mois. Je suis en presse de tous les côtés. Que faire ? ignorer que La Mettrie m’ait parlé, ne me confier qu’à vous, tout oublier, et attendre. Vous serez sûrement ma consolation. Je ne dirai point de vous : Elle m’a trompé en me jurant qu’elle m’aimait. Quand vous seriez reine, vous seriez sincère.
Mandez-moi, je vous en prie, fort au long, tout ce que vous pensez, par le premier courrier qu’on dépêchera à milord Tyrconnell.
1 – La Mettrie avait été banni de France pour avoir écrit contre les médecins. (G.A.)
2 – 23 Août 1750. (G.A.)
3 – Dans le Bourgois gentilhomme. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
A Potsdam, le … septembre 1751.
Mon cher ange, parlons d’abord de Catilina et de Nonnius ; car, si je me mettais d’abord sur vos bontés, sur les regrets que vous, et ma nièce, et mes amis m’inspirent continuellement, je ne finirais jamais ; il n’y aurait plus de place pour Rome sauvée.
Sans doute il y a beaucoup d’obscurité dans la manière dont on expédiait ce pauvre Nonnius ; mais il est aisé d’éclaircir tout cela en deux mots :
Je commence par faire dire à Aurélie, au troisième acte :
Et je te donne au moins, quoi qu’on puisse entreprendre,
Le temps de quitter Rome et d’oser t’y défendre ;
Je vole et je reviens.
Sc. III
Cette promesse de revenir fait déjà voir qu’elle ne sera pas longtemps avec son père, et donne à Catilina le loisir d’exécuter son projet dès qu’Aurélie aura quitté Nonnius. Il faut qu’on sente aussi qu’il ne compte point du tout sur le pouvoir de sa femme auprès de Nonnius. Ainsi il dit à part :
Ciel ! quel nouveau danger !
Ecoutez… le sort change, il me force à changer…
Je me rends, je vous cède, il faut vous satisfaire…
Mais songez qu’un époux est pour vous plus qu’un père,etc.
Sc. III
Ensuite, quand il a laissé sortir Aurélie, voici l’ordre précis qu’il donne à Martian et à Septime :
Vous, fidèle affranchi, brave et prudent Septime,
Et toi, cher Martian, qu’un même zèle anime,
Observez Aurélie, observez Nonnius ;
Allez, et, dans l’instant qu’ils ne se verront plus,
Abordez-le en secret, parlez-lui de sa ville,
Peignez-lui son danger, celui de sa famille,
Attirez-le en parlant vers ce détour obscur, etc.
Sc. IV
Il me semble qu’à présent tout est éclairci. Vous savez qu’il a dit, quelques vers auparavant, que l’entretien de Nonnius et d’Aurélie lui donnerait le temps nécessaire à son dessein ; c’est donc cet entretien qui facilite évidemment la mort de Nonnius ; Aurélie a donc très grande raison de dire que c’est en demandant grâce à son père qu’elle l’a conduit à la mort ; et alors ces deux vers :
Et pour mieux l’égorger, le prenant dans mes bras,
J’ai présenté sa tête à ta main sanguinaire.
Acte. IV., sc. VI.
ces deux vers, dis-je, n’ont plus de sens équivoque, et en ont un très touchant.
A l’égard du vers :
Vous nous perdez tous trois ; je vous en averti,
qui rime à démenti, il rime très bien ; il est permis d’ôter l’s aux verbes en ir. Racine a usé de cette permission en pareil cas :
Vizir . . . . . . . je vous en averti,
Et, sans compter sur moi, prenez votre parti.
Baj., act. II, sc. III.
Il faut, dans une tragédie, certains vers qui semblent prosaïques, pour relever les autres, et pour conserver la nature du dialogue. Cependant, j’aimerais infiniment mieux les vers suivants :
Ne vous aveuglez point, vous nous perdez tous trois.
Je sais qu’en vos conseils on compte peu ma voix,
Qu’on y ménage à peine à peine une épouse timide ;
Je sais, Catilina, que ton âme intrépide
Sacrifiera sans trouble et ta femme et ton fils
A l’espoir incertain d’accabler ton pays, etc.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Tu n’es plus qu’un tyran, tu ne vois plus en moi
Qu’une épouse tremblante, indigne de ta foi, etc.
Je vous supplie donc de communiquer à ma chère nièce toutes ces petites corrections, qu’elle aura la bonté de faire copier sur la pièce. Votre critique du vers, ont écrit dans le sang, est très juste. Voici comment je corrige en cet endroit :
Achevez son naufrage ; allez, braves amis,
Les destins du sénat en vos mains sont remis ;
Songez que ces destins font celui de la terre.
Ce n’est point conspirer, c’est déclarer la guerre ;
C’est reprendre vos droits, et c’est vous ressaisir
De l’univers dompté qu’on osait vous ravir,
L’univers votre bien, le prix de votre épée ;
Au sein de vos tyrans je vais la voir trempée.
Jurez tous de périr ou de vaincre avec moi.
UN CONJURÉ.
Nous attestons Sylla, nous en jurons par toi.
UN AUTRE.
Périsse le sénat !
UN AUTRE.
Périsse l’infidèle !
Acte. II, sc. VI.
Et à l’égard du vers :
L’ambition l’emporte, évanouissez-vous ;
ce mot évanouissez-vous appartient à tout le monde. Dieu me garde de voler vains fantômes d’état (1) ! Je ne sais pas ce que c’est qu’un fantôme d’état. Plus je lis ce Corneille, plus je le trouve le père du galimatias, aussi bien que le père du théâtre.
Mon cher ange, voilà à peu près tout ce que vous avez demandé ; mais, comme j’aime à vous obéir en tout, j’ajouterai encore un vers. Vous n’aimez pas :
Voilà tout ton service, et voilà tous tes titres.
Aimez-vous mieux :
Ce sont là tes exploits, ton service et tes titres ?
Act. IV, sc. IV.
Il ne s’agit plus que de copier ces rapetassages. Vous m’avouerez que vous devez vous intéresser un peu à un ouvrage qui est devenu le vôtre par les bons conseils que vous m’avez donnés. Vous sentez par combien de raisons il est essentiel que la pièce soit donnée au public, après avoir été promise. Il ne s’agit pas ici seulement d’une vaine réputation, toujours combattue par l’envie ; le succès de l’ouvrage est devenu un point capital pour moi, et un préalable nécessaire, sans lequel je ne pourrais faire à Paris le voyage que je projette. O Athéniens !
1 – Rodogune, act. II, sc. I. (G.A.)