CORRESPONDANCE - Année 1751 - Partie 10
Photo de PAPAPOUSS
à M. le comte d’Argental.
Juillet 1751.
Je viens de lire Manlius (1). Il y a de grandes beautés, mais elles sont plus historiques que tragiques ; et, à tout prendre, cette pièce ne me paraît que la Conjuration de Venise de l’abbé de Saint-Réal, gâtée. Je n’y ai pas trouvé, à beaucoup près, autant d’intérêt que dans l’abbé de Saint-Réal, et en voici, je crois, les raisons :
1°/ La conspiration n’est ni assez terrible, ni assez grande, ni assez détaillée.
2°/ Manlius est d’abord le premier personnage, ensuite Servilius le devient.
3°/ Manlius, qui devrait être un homme d’une ambition respectable, propose à un nommé Rutile (qu’on ne connaît pas, et qui fait l’entendu sans avoir un intérêt marqué à tout cela) de recevoir Servilius dans la troupe, comme on reçoit un voleur chez les cartouchiens. Cela est intéressant dans la conspiration de Venise, et nullement vraisemblable dans celle de Manlius, qui doit être un chef impérieux et absolu.
4°/ La femme de Servilius devine, sans aucune raison, qu’on veut assassiner son père ; et Servilius l’avoue par une faiblesse qui n’est nullement tragique.
5°/ Cette faiblesse de Servilius fait toute la pièce, et éclipse absolument Manlius, qui n’agit point, et qui n’est plus là que pour être pendu.
6°/ Valérie, qui pourrait deviner ou ignorer le secret, qui, après l’avoir su, pourrait le garder ou le révéler, prend le parti d’aller tout dire et de faire son traité, et vient ensuite en avertir son imbécile de mari, qui ne fait plus qu’un personnage aussi insipide que Manlius.
7°/ Autre événement qui pourrait arriver dans la pièce, ou n’arriver pas, et qui n’est pas plus prévu, pas plus contenu dans l’exposition que les autres ; le sénat manque honteusement de parole à Valérie.
8°/ Manlius une fois condamné, tout est fini, tout le reste n’est encore qu’un événement étranger qu’on ajoute à la pièce comme on peut.
Il me semble que, dans une tragédie, il faut que le dénouement soit contenu dans l’exposition comme dans son germe. Rome sera-t-elle saccagée et soumise ? ne le sera-t-elle pas ? Catilina fera-t-il égorger Cicéron, ou Cicéron le fera-t-il pendre ? quel parti prendra César ? que feront Aurélie et son père, dont on prend la maison pour servir de retraite aux conjurés ? Tout cela fait l’objet de la curiosité, dès le premier acte jusqu’à la dernière scène. Tout est en action, et l’on voit de moment en moment Rome, Catilina, Cicéron, dans le plus grand danger. Le père d’Aurélie arrive, Catilina prend le parti de le tuer, parti bien plus terrible, bien plus théâtral, bien plus décisif, que l’inutile proposition que fait un coupe-jarret subalterne, comme Rutile, de tuer un sénateur romain, sur ce qu’il a paru un peu rêveur ; proposition d’ailleurs inutile à la pièce.
Je ne sais si je me trompe, mais j’ose croire que la pièce de Rome sauvée a beaucoup plus d’unité, est plus tragique, est plus frappante et plus attachante. Il me paraît plus dans la nature, et par conséquent plus intéressant, qu’Aurélie soit principalement occupée des dangers de son mari, que si elle lui disait des lieux communs pour le ramener à son devoir. Il me paraît qu’étant cause de la mort de son père, elle est un personnage assez tragique, et que sa situation dans le sénat peut faire un très grand effet. Je m’en rapporte aux juges du comité ; mais je les supplie encore très instamment de mettre un très long intervalle entre Manlius et Rome sauvée ; on serait las de conjurations et de femmes de conjurés. Cet article est un point capital.
J’ajoute encore qu’un beau fils comme Drouin ferait tomber César sur le nez ; j’aimerais mieux que La Noue jouât Cicéron ; et Grandval, César ; mais, en ce cas, il faudrait mettre La Noue trois mois au soleil, en espalier ; et s’il ne jouait pas aux répétitions avec la chaleur et la véhémence nécessaires, il faudrait retirer la pièce.
Ce considéré, messeigneurs, il vous plaise avoir égard à la requête du suppliant.
1 –Cette tragédie de Lafosse venait d’être reprise avec succès. (G.A.)
à M. le chevalier Falkener.
Potsdam, 27 Juillet 1751 (1).
Dear sir, fortune that hurries us to and fro in this transient world, attached you to a great prince, and carried me to the court of a great king. But, in these various tossings, my head will never prove giddy enough to forget your friendship. I hope you preserve some kindness for me, and I dare rely upon your good heart.
I must tell you I have wrote a History of Louis the XIV. You may presume it is written with truth, and not without liberty or freedom. I have been obliged to print it in Berlin at my own expence. I presume four or five hundred copies could sell off well in your country ; the two things I have at heart, truth and liberty, being still dear to your countrymen, raise in me that expectation.
I dare apply, my dear sir, to your kindness and friendship of old. You may perhaps recommend this business to some honest man, and even to a bookseller, who would be honest enough to merit your favour. I would direct the cargo to him, and he should take a reasonable salary for his trouble. If I can by your favour find any such man, I shall be most obliged to you.
I hope you are a happy jusband and a happy father, as you are a worthy Englishman. Your welfare shall always concern me, as I am for ever.
My dear sir, your most faithfull friend and obedient servant (2).
TRADUCTION
Cher monsieur, la fortune qui nous jette çà et là dans ce monde passager, vous a attaché à un grand prince, et m’a entraîné à la cour d’un grand roi. Mais dans ces divers ballottements, ma tête ne sera jamais saisie d’un vertige qui lui fasse oublier votre amitié. J’espère que vous conservez quelque affection pour moi, et j’ose compter sur votre bon cœur.
Je vous dirai que j’ai écrit une histoire de Louis XIV. Vous devez présumer qu’elle est écrite avec vérité et non sans liberté, sans indépendance. J’ai été obligé de la faire imprimer à Berlin, à mes propres frais. Je pense que quatre ou cinq cents exemplaires se vendraient bien dans votre pays : les deux choses que j’ai à cœur, la vérité et la liberté, toujours chères à vos compatriotes, m’en donnent l’espérance.
J’ose m’adresser, mon cher monsieur, à votre bonté et à votre vieille amitié. Vous pouvez peut-être recommander cette affaire à quelque honnête homme, et même à un libraire qui serait assez honnête pour mériter votre intérêt. Je lui enverrais la cargaison, et il recevrait un prix raisonnable pour sa peine. Si je peux, par votre bienveillante entremise, trouver un pareil homme, je vous en serai très obligé.
J’espère que vous êtes un heureux mari et un heureux père, comme vous êtes un digne Anglais. Comptez que votre bonheur intéressera toujours celui qui est pour la vie, mon cher monsieur, votre plus fidèle ami et obéissant serviteur.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le comte Algarotti.
A Potsdam, 27….
Ecco il vostro Dubos ; quando potro io dire in Potsdam : Ecco il moi caro conte, ecco la consolazione della mia monastica vita ? La ringrazio per suo libro, per tutti i suoi favori, e specialmente per la sua lettera sopra il Cartesio. Le gros abbé Dubos (1) è un buo nautore, e degno d’esser letto attentamente. Non diro di lui :
Molto eglio pro col senno, e collo stile.
Jésus. déliv.,ch. I.
Il senno è grande, lo stile cattivo ; bisogna leggerlo, ma rileggerlo sarebbe tedioso. Questa bella prerogativa d’esser spesso riletto è il privilegio dell’ ingegno, e quello dell’ Ariosto. Io lo rileggo ogni giorno, mercè alle vostre grazie. Addio, mio cigno del Canal grande ; vi amero sempre.
1 – Voyez le Catalogue des écrivains du Siècle de Louis XIV. (G.A.)
à M. de Formey.
5 Août 1751 (1).
J’ai l’honneur d’envoyer à M. de Formey une assez mauvaise édition de force rapsodies. Je n’en ai point d’autre pour le présent. On ne peut offrir de meilleur cœur plus de choses frivoles.
1 –Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Potsdam, le 7 Août 1951.
Mon adorable ami, je reçois votre lettre du 30 Juillet ; et la poste, qui repart presque au même instant qu’elle arrive, me laisse un petit moment pour vous remercier de tant d’attentions et de bontés. Vraiment vous n’avez rien vu. Je vous enverrai une nouvelle Rome avant qu’il soit peu, peut-être par M. le maréchal de Lowendahl, peut-être par une autre voie, mais vous aurez une Rome. Je vous avertis que ce n’est plus Fulvius qu’on tue, c’est Nonnius. Ce M. Nonnius n’est connu dans le monde que pour avoir été tué, et il ne faut pas le priver de son droit. Je me souviens même que Crébillon, dans sa belle tragédie de Catilina, avait fait
. . . . . . . égorger Nonnius cette nuit,
Act. I, sc. I
sans trop en dire la raison. Je prétends, moi, avoir de fort bonnes raisons de le tuer. Vous serez encore plus content d’Aurélie ; et je crois qu’il est absolument nécessaire que Catilina ait dans le sénat un si grand parti, qu’il puisse s’évader impunément, lors même que sa femme l’a convaincu.
Le grand point encore est que Cicéron puisse un peu concentrer en lui l’intérêt de Rome. La pièce ne sera jamais Zaïre, ni Inès, ni Bérénice ; mais j’ai la sottise de croire qu’une scène de Catilina et de César vaut mieux que tout cela. Je n’espère pas un succès suivi, je n’attends pas même d’être rejoué après le premier cours de la pièce. Il faudrait trop de ressorts pour remonter sur le théâtre une machine si compliquée ; mais vous m’avez autorisé à penser que les gens raisonnables ne verraient pas sans quelque plaisir une peinture assez fidèle des mœurs de l’ancienne Rome ; et, pourvu que je plaise à la saine partie de Paris, je serai fort content.
Je corrigerai encore très volontiers tous les détails. Je ne plains pas ma peine, ou, pour mieux dire, je ne plains pas mon plaisir ; et c’en est un grand de travailler pour vous.
Savez-vous bien que je viens de refaire cent vers à la Henriade ? Je repasse ainsi toutes mes anciennes erreurs. C’est ici une confession générale continuelle. Je me suis mis à être un peu sévère avec des gens pour qui on l’est rarement ; mais je le suis encore plus pour moi-même.
Enfin, quand vous aurez Rome, il faudra absolument la faire jouer, n’importe quand ; mais je veux en avoir le cœur net. Ce sera une belle négociation, et assez amusante pour vos conjurés. Vous déciderez entre un singe et un coq d’Inde (1) qui des deux représentera César. Il est bien douloureux de n’avoir à choisir qu’entre de tels héros ; mais nous avons du temps d’ici à notre condamnation. Je vous prie, si ma nièce a le bonheur de vous voir, de lui dire que je ne lui écris point cette poste-ci. La raison est que je ne peux plus vous écrire, qu’il faut fermer ma lettre, qu’il n’y a pas un moment à perdre, et que je n’ai que celui de vous dire que je suis à vous pour jamais, sain, malade, triste, ou gai, Prussien, Français, bon ou mauvais poète, plat historien. Adieu, adorables anges.
1 – La Noue et Drouin, ou La Noue et Grandval. (G.A.)