CORRESPONDANCE - Année 1751 - Partie 1

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE 1751 - Partie 1

 

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à M. Lessing (1)

A Berlin, 1er Janvier 1751. (2)

 

 

          On vous a déjà écrit, monsieur, pour vous prier de rendre l’exemplaire qu’on m’a dérobé et qu’on a remis entre vos mains. Je sais qu’il ne pouvait être confié à un homme moins capable d’en abuser et plus capable de le bien traduire. Mais comme j’ai depuis corrigé beaucoup cet ouvrage, et que j’y ai fait insérer plus de quarante cartons, vous me feriez un tort considérable de le traduire dans l’état où vous l’avez. Vous m’en feriez un beaucoup plus grand encore de souffrir qu’on imprimât le livre en français ; vous ruineriez M. de Francheville (3), qui est un très honnête homme et qui est l’éditeur  de cet ouvrage. Vous sentez qu’il serait obligé de porter ses plaintes au public et aux magistrats de Saxe. Rien ne pourrait vous nuire davantage et vous fermer plus certainement le chemin de la fortune. Je serais très affligé si la moindre négligence de votre part, dans cette affaire, mettait M. de Francheville dans la cruelle nécessité de rendre ses plaintes publiques.

 

          Je vous prie donc, monsieur, de me renvoyer l’exemplaire qu’on vous a déjà redemandé en mon nom ; c’est un vol qu’on m’a fait. Vous avez trop de probité pour ne pas réparer le tort que j’essuie.

 

          Je serai très satisfait que non seulement vous traduisiez le livre en allemand, mais que vous le fassiez paraître en italien, ainsi que vous l’avez dit au précepteur des enfants de M. de Schullembourg. Je vous renverrai l’ouvrage entier avec tous les cartons et tous les renseignements nécessaires, et je récompenserai avec plaisir la bonne foi avec laquelle vous m’aurez rendu ce que je vous redemande. On sait malheureusement, à Berlin, que c’est mon secrétaire Richier qui a fait ce vol. Je ferai ce que je pourrai pour ne pas perdre le coupable, et je lui pardonnerai même, en faveur de la restitution que j’attends de vous. Ayez la bonté de me faire tenir le paquet par les chariots de poste, et comptez sur ma reconnaissance, étant entièrement à vous.

 

 

1 – Le célèbre littérateur allemand, mort en 1781. ‒ Il s’agit ici du Siècle de Louis XIV corrigé, que le jeune Lessing avait par indiscrétion emporté de chez son ami M. Richier, secrétaire de Voltaire, mais qu’il rendit aussitôt. (A. François.)

 

2 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

3 – Conseiller aulique de Prusse et membre de l’Académie de Berlin. (A. François)

 

 

 

 

 

à Madame la duchesse du Maine

Berlin, ce 1er Janvier 1751.

 

 

          Madame, j’ai appris la maladie de votre altesse sérénissime avec douleur, avec effroi, et son rétablissement avec des transports de joie. On fait des vœux dans le pays où je suis, où les beaux-arts commencent à naître, comme on en fait en France, où ils dégénèrent. On y souhaite ardemment votre conservation si nécessaire au maintien du bon goût et de la vraie politesse de l’esprit, dont votre altesse est le modèle. Vivez, madame, aussi longtemps que M. de Fontenelle, mais, quand vous vivriez encore plus longtemps, vous ne verriez jamais un temps tel que celui dont vous avez été l’ornement et la gloire.

 

          Je suis avec un profond respect et un attachement inviolable, madame, etc.

 

 

 

 

 

à Madame Denis.

A Berlin, le 3 Janvier 1751.

 

 

          Ma chère enfant, je vais vous confier ma douleur. Je ne veux plus garder de filles. Vous connaissez Jeanne, cette brave Pucelle d’Orléans, qui nous amusait tant, et que j’ai chantée dans un autre goût que celui de Chapelain. Cette Pucelle, faite pour être enfermée sous cent clefs, m’a été volée. Ce grand flandrin de Tinois n’a pas résisté aux prières et aux présents du prince Henri, qui mourait d’envie d’avoir Jeanne et Agnès en sa possession. Il a transcrit le poème, il a livré mon sérail au prince Henri pour quelques ducats. J’ai chassé Tinois ; je l’ai renvoyé dans son pays. J’ai été me plaindre au prince Henri ; il m’a juré qu’elle ne sortirait jamais de ses mains. Ce n’est, à la vérité, qu’un serment de prince, mais il est honnête homme. Enfin il est aimable, il m’a séduit ; je suis faible, je lui ai laissé Jeanne ; mais s’il arrive jamais un malheur, si l’on fait une seconde copie, où me cacher ? ma barbe devient fort grise, le poème de la Pucelle jure avec mon âge et le Siècle de Louis XIV.

 

          Quand j’étais jeune, j’aurais volontiers souffert qu’on m’eût dit : Dove avete pigliato tante coglionerie (1) ? mais aujourd’hui cela serait trop ridicule. Savez-vous bien que le roi de Prusse a fait un poème dans le goût de cette Pucelle, intitulé le Palladion ? Il s’y moque de plus d’une sorte de gens ; mais je n’ai point d’armée comme lui ; je n’ai point gagné de batailles ; et vous savez que,

 

 

Selon ce que l’on peut être (2),

Les choses changent de nom.

 

 

Enfin j’éprouve deux sentiments bien désagréables, la tristesse et la crainte ; ajoutez-y les regrets, c’est le pire état de l’âme.

 

          Je vous ai priée, par ma dernière lettre (3), de faire préparer mon appartement pour un chambellan du roi de Prusse, qu’il envoie en France pour un beau traité concernant les toiles de Silésie. Puisqu’il me loge, il est juste que je loge son envoyé ; mais ayez surtout soin de notre petit théâtre. Je compte toujours le revoir. Ah ! faut-il vivre d’espérance ! Adieu ; je vous embrasse tristement.

 

 

1 – Mot du cardinal Hippolyte d’Est à l’Arioste. (Clogenson.)

 

2 –

      Et suivant ce qu’on peut être,

      Les choses changent de nom.

                                 (Amphitryon.)

 

3 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Darget

A Berlin, 4 Janvier 1751.

 

 

          Mon cher ami, je vous renvoie les nouvelles dont votre amitié m’a fait part, je ne crois point que ma nièce épouse le marquis de Chimène (1) ; mais tout Paris le dit, et tout peut arriver. Votre correspondant n’est pas d’ailleurs trop bien informé. Il est faux que Grandval joue Caton, il joue César. Il n’est pas plus vrai qu’on ait laissé indécis ce grand procès entre Clairon et Gaussin. Madame de Pompadour et le duc de Fleury ont donné gain de cause à Clairon. Il est vrai que cette grande affaire fait une guerre civile. Peuple heureux, qui n’a d’autre trouble ni d’autre inquiétude ! N’admirez-vous pas l’importance avec laquelle Morand (2) traite à fond ces misères ? Au moins, mon ami, ces amusements valent mieux que de l’ennui, de la neige, une mauvaise santé, et des inégalités. J’envoie au roi un exemplaire et demi, cela fait deux avec le premier tome que vous avez. J’espère que ce n’est que pour ses bibliothèques. Je mets des cartons tant que je peux. Il faut passer sa vie à se corriger. Dès que l’ouvrage sera en état, je commencerai assurément par vous.

 

          Je me flatte que je viendrai vous voir lundi ; mais je ne peux répondre d’un quart d’heure dans l’état où je suis.

 

          Voici la copie d’une lettre dont vous pourrez amuser le roi. Il est plaisant qu’on ne veuille pas que je rende justice au prince Eugène. Bonsoir ; je vous embrasse tendrement.

 

 

1 – Ximenès, qu’on prononce Chimène. Il était un des amants de madame Denis. (G.A.)

 

2 – Pierre Morand, correspondant de Frédéric. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

Le 9 Janvier 1751.

 

 

          Ce climat me tue, mes anges ; et vous me tuez encore par vos reproches, par vos rigueurs, par vos injustices. Vous me rendez responsable des raisons, de ma mauvaise santé, des affaires qui me retiennent, d’une édition qu’il faut que je corrige tout entière, et qui demande un travail immense. J’ai été retenu de mois en mois, de semaine en semaine. Une petite partie de mon âme est ici, l’autre est avec vous. Je n’ose plus, de peur de mentir, vous dire : Je partirai dans huit jours, dans quinze ; mais ne soyez point surpris de me revoir bientôt ; ne le soyez pas non plus, si je ne peux être dans votre paradis qu’au mois de mars. Mes anges, la destinée se joue des faibles mortels ; elle vous force, vous, monsieur d’Argental, à courir par la ville dès que quatre heures après midi sont sonnées ; elle fait rester madame d’Argental dans sa chaise longue ; elle fait mourir le fade Roselly par l’insipide Ribou (1) ; elle tue le maréchal de Saxe à Chambord (2), après l’avoir respecté à Lawfelt ; elle a fait jouer des parades à votre frère ; elle oblige le roi de Prusse d’aller tous les jours à la parade de ses soldats, et à faire des vers ; elle m’a tiré de mon lit pour m’envoyer de Paris à Potsdam en bonnet de nuit. Je sais bien qu’il eût été plus doux de continuer notre petite vie douce et sybarite, de jouer de temps en temps la comédie dans mon grenier, de jouir de votre société charmante. Je sens mon tort, mon cher et respectable ami ; je suis venu mourir à trois cents lieues. Un héros, un grand homme a beau faire, il ne remplace point un ami.

 

          J’ai tort ; ne croyez pas que je sois avec vous comme les pécheurs avec Dieu, qui se tournent vers lui quand ils sont malades. Au contraire, la maladie est presque la seule raison qui a retardé mon départ ; car, dès que j’ai un rayon de santé, je suis prêt à demander des chevaux de poste. On vous dira peut-être que, tout languissant que je suis, je ne laisse pas de jouer la comédie ; mais vous remarquerez que je suis le bon homme Lusignan ; je le représente d’après nature, et tout le monde a avoué qu’on ne pouvait pas avoir l’air plus mourant. On dit que Bellecour ne réussit pas si bien avec sa belle figure ; mais, mon cher ange, ne parlons des délices du théâtre que quand je serai à Paris. Puisque vous êtes toujours, comme le peuple romain, fou des spectacles, j’ai de quoi vous amuser.

 

          Il y avait, depuis un mois, une grande lettre pour madame d’Argental, avec un paquet, entre les mains d’un envoyé prussien qui devait loger chez moi à Paris. Cet envoyé ne part pas sitôt, et peut-être le devancerai-je. Bonsoir, mes divins anges.

 

          Non, non, vraiment ; notre Prussien partira avant moi, et comptez, mes anges, que j’en suis pénétré de douleur.

 

 

1 – L’acteur Roselly fut tué en duel par son camarade Ribou. (G.A.)

 

2 – 30 Novembre. (G.A.)

 

 

 

 

 

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