CORRESPONDANCE - Année 1750 - Partie 8
Photo de PAPAPOUSS
à Madame Denis.
A Berlin, le 22 Août 1750.
Je reçois votre lettre du 8, en sortant de Phaéton ; c’est un peu Phaéton travesti. Le roi a un poète italien, nommé Villati, à quatre cents écus de gages. Il lui donne des vers pour son argent, qui ne coûtent pas grand’chose ni au poète, ni au roi. Cet Orphée prend le matin un flacon d’eau-de-vie au lieu d’eau d’Hippocrène, et, dès qu’il est un peu ivre, les mauvais vers coulent de source. Je n’ai jamais vu rien de si plat dans une si belle salle. Cela ressemble à un temple de la Grèce, et on y joue des ouvrages tartares.
Pour la musique, on dit qu’elle est bonne. Je ne m’y connais guère ; je n’ai jamais trop senti l’extrême mérite des doubles croches. Je sens seulement que la signora Astrua (1) et i signori castrati ont de plus belles voix que vos actrices, et que les airs italiens ont plus de brillant que vos ponts-neufs que vous nommez ariettes. J’ai toujours comparé la musique française au jeu de dames, et l’italienne au jeu des échecs. Le mérite de la difficulté surmontée est quelque chose. Votre dispute contre la musique italienne est comme la guerre de 1701 : vous êtes seuls contre toute l’Europe.
Madame la margrave de Bareuth voudrait bien attirer auprès d’elle madame de Graffigni, et je lui propose aussi le marquis d’Adhémar. Il n’y a point ici de place pour lui dans le militaire. Il faut, de plus, savoir bien l’allemand, et c’est le moindre des obstacles. Je crois que, pendant la paix, il n’a rien de mieux à faire qu’à se mettre à la cour de Bareuth. La plupart des cours d’Allemagne sont actuellement comme celles des anciens paladins, aux tournois près ; ce sont de vieux châteaux où l’on cherche l’amusement. Il y a là de belles filles d’honneur, de beaux bacheliers ; on y fait venir des jongleurs. Il y a dans Bareuth opéra italien et comédie française, avec une jolie bibliothèque dont la princesse fait un très bon usage. Je crois, en vérité, que ce sera un excellent marché dont ils me remercieront tous deux.
Pour madame la Péruvienne (2), elle est plus difficile à transplanter. La voilà établie à Paris, avec une considération et des amis qu’on ne quitte guère à son âge. Je me fais là mon procès ; mais, ma chère enfant, les mauvais auteurs ne poursuivent point une femme ; ils font pour elle de plats madrigaux ; mais ils feront éternellement la guerre à leur confrère l’auteur de la Henriade. Les inimitiés, les calomnies, les libelles de toute espèce, les persécutions sont la sûre récompense d’un pauvre homme assez malavisé pour faire des poèmes épiques et des tragédies. Je veux essayer si je trouverai plus de repos auprès d’un poète couronné, qui a cinquante mille hommes, qu’avec les poètes des cafés de Paris. Je vais me coucher dans cette idée.
1 – Née à Turin en 1725, morte en 1758. (G.A.)
2 – Madame de Graffigni. (G.A.)
à Madame Denis.
A Berlin, le 24 Août 1750.
Pardonnez-moi d’égayer un peu la noirceur que ma transplantation répand dans mon âme, et comptez que je n’en ai pas le cœur moins déchiré, en vous parlant de l’aventure d’un cul, à laquelle j’ai part malgré moi. Ne vous scandalisez pas ; il ne s’agit point ici de passions malhonnêtes.
Un marquis de Montperni, attaché à madame la margrave de Bareuth, et qui est venu avec elle, tombe très dangereusement malade. Il est catholique, car on est ici ce que l’on veut. Un domestique, encore meilleur catholique, a été cause d’un assez singulier quiproquo. Le malade, tourmenté d’une colique violente, envoie chercher l’apothicaire ; le valet, occupé du salut de son maître, va chercher le viatique : un prêtre arrive ; Montperni, qui ne songe qu’à sa colique, et qui a la vue fort mauvaise, ne doute point que ce ne soit un lavement qu’on lui apporte, il tourne le derrière ; le prêtre étonné veut une posture plus décente ; il lui parle des quatre fins de l’homme ; Montperni lui parle de seringue ; le prêtre se fâche ; Montperni l’appelle toujours monsieur l’apothicaire. Vous croyez bien que cette scène a été un peu commentée dans un pays où on respecte fort peu ce que M. de Montperni prenait pour un lavement. J’ai un secrétaire champenois (1) qui est une espèce de poète d’antichambre ; il a mis l’aventure en vers d’anti-chambre ; mais on me les attribue, et ils passent dans tous les cabinets de l’Allemagne, et ils seront bientôt dans ceux de Paris.
Mon destin me suit partout. D’Arnaud fait des stances à la glace, pour des beautés qu’on prétend être à la glace aussi, et aussitôt les gazettes les débitent sous mon nom. C’est bien pis ici que dans le fond d’une province de France. Les Berlinois veulent avoir de l’esprit, parce que le roi en a. Qui aurait dit qu’on se piquerait un jour de se connaître en vers dans le pays des Vandales. On y prend pour un vin de Beaune le vinaigre que les marchands de Liège vendent fort cher ; et, en vérité, c’est ainsi qu’en général le gros du public juge de tout. Le goût est un don de Dieu fort rare. Si toutes ces sottises viennent à Paris, je vous prie de me défendre contre les Vandales de notre patrie, car il y en a toujours Nous nous préparons à jouer Rome sauvée. Vous ne vous douteriez pas que nous trouvassions ici des acteurs. Ce qui vous étonnera, c’est que le prince Henri, frère du roi, et la princesse Amélie, sa sœur, récitent très bien des vers, et sans le moindre accent. La langue qu’on parle le moins à la cour, c’est l’allemand. Je n’en ai pas encore entendu prononcer un mot. Notre langue et nos belles-lettres ont fait plus de conquêtes que Charlemagne. Je fais, comme vous voyez, ce que je peux pour me justifier ; mais je n’en ai pas moins de remords de vous avoir quittée. La destinée se joue de nous. Je cherche la gaieté au souper des reines, et, quand je suis rentré chez moi, je trouve la tristesse. Mon inquiétude m’ôte le sommeil. J’attends votre première lettre pour fixer mon âme, qui ne sait plus où elle en est.
1 – Tinois. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
A Berlin, ce 28Août 1750.
Jugez en partie, mes très chers anges, si je suis excusable. Jugez-en par la lettre (1) que le roi de Prusse m’a écrite de son appartement au mien, lettre qui répond aux très sages, très éloquentes, et très fortes raisons que ma nièce alléguait, sur un simple pressentiment. Je lui envoie cette lettre ; qu’elle vous la montre : lisez-la, je vous en prie, et vous croirez lire une lettre de Trajan ou de Marc-Aurèle. Je n’en ai pas moins le cœur déchiré. Je me livre à ma destinée, et je me jette, la tête la première, dans l’abîme de la fatalité qui nous conduit tous. Ah ! mes chers anges ! ayez pitié des combats que j’éprouve, et de la douleur mortelle avec laquelle je m’arrache à vous. J’en ai presque toujours vécu séparé ; mais autrefois c’était la persécution la plus injuste, la plus cruelle, la plus acharnée ; aujourd’hui c’est le premier homme de l’univers, c’est un philosophe couronné qui m’enlève. Comment voulez-vous que je résiste ? comment voulez-vous que j’oublie la manière barbare dont j’ai été traité dans mon pays ? Songez-vous bien qu’on a pris le prétexte du Mondain, c’est-à-dire du badinage le plus innocent (que je lirais à Rome au pape) ; que d’indignes ennemis et d’infâmes superstitieux ont pris, dis-je, ce prétexte pour me faire exiler ? Il y a quinze ans, direz-vous, que cela est passé. Non, mes anges, il y a un jour, et ces injustices atroces sont toujours des blessures récentes. Je suis, je l’avoue, comblé des bienfaits de mon roi. Je lui demande, le cœur pénétré, la permission de le servir en servant le roi de Prusse, son allié et son ami. Je serai toujours son sujet ; mais puis-je regretter les cabales d’un pays où j’ai été si maltraité ? Tout cela ne m’empêcherait pas de songer à Zulime, à Adélaïde, à Aurélie ; mais je n’ai point ici les deux premières. Je comptais, en partant, n’être auprès du roi de Prusse que six semaines ; je vois bien que je mourrai à ses pieds. Sans vous, que je serais heureux de passer dans le sein de la philosophie et de la liberté, auprès de mon Marc-Aurèle, le peu de jours qui me restent ! Mais on ne peut être heureux. Adieu, je ne vous parlerai ni de l’opéra, ni de Phaéton, ni du spectacle d’un combat de dix mille hommes, ni de tous les plaisirs qui ont succédé ici aux victoires. Je ne suis rempli que de la douleur de m’arracher à vous. Que madame d’Argental conserve sa santé ; que M. de Choiseul, M. l’abbé de Chauvelin, fassent à Neuilly des soupers délicieux ; que M. de Pont de Veyle se souvienne de moi avec bonté. Adieu, divins anges, adieu.
Il n’y a pas moyen de tenir au carrousel que je viens de voir ; c’était à la fois le carrousel de Louis XIV, et la fête des lanternes de la Chine. Quarante-six mille petites lanternes de verre éclairaient la place, et formaient, dans les carrières où l’on courait, une illumination bien dessinée. Trois mille soldats sous les armes bordaient toutes les avenues ; quatre échafauds immenses fermaient de tous côtés la place. Pas la moindre confusion, nul bruit, tout le monde assis à l’aise, et attentif en silence, comme à Paris à une scène touchante de ces tragédies que je ne verrai plus, grâce à … Quatre quadrilles, ou plutôt quatre petites armées de Romains, de Carthaginois, de Persans et de Grecs, entrant dans la lice, et en faisant le tour au bruit de la musique guerrière ; la princesse Amélie entourée des juges du camp, et donnant le prix. C’était Vénus qui donnait la pomme. Le prince royal a eu le premier prix. Il avait l’air d’un héros des Amadis. On ne peut pas se faire une juste idée de la beauté, de la singularité de ce spectacle ; le tout terminé par un souper à dix tables, et par un bal. C’est le pays des fées. Voilà ce que fait un seul homme. Ses cinq victoires, et la paix de Dresde, étaient un bel ornement à ce spectacle. Ajoutez à cela que nous allons avoir une compagnie des Indes. J’en suis bien aise pour nos bons amis les Hollandais. Je crois que M. de Pont de Veyle avouera sans peine que Frédéric-le-Grand est plus grand que Louis XIV. Il serait cent fois plus grand que je n’en aurais pas moins le cœur percé d’être loin de vous.
1 – Celle du 23 Août. (G.A.)
à M. Darget.
A Potsdam, Août 1750.
Je n’ai point vu le bal ; mais le carrousel était digne de Frédéric-le-Grand : je croyais être dans le pays des fées. Ce que j’ai admiré le plus, c’est l’ordre qui a régné dans une fête où il devait y avoir vingt têtes cassées. Je suis plus idolâtre que jamais de votre maître, et chaque jour m’enchaîne par de nouveaux liens. Cher ami, vivons ici : admirons et aimons.