CORRESPONDANCE - Année 1750 - Partie 7

Publié le par loveVoltaire

1750---Partie-7.jpg

 

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

à M. Darget.

A Sans-Souci, ce 9 ou 10.

 

 

          Mon cher ami, vous êtes tout ébaubi de recevoir de moi une lettre datée de Sans-Souci. Madame la margrave (1) a bien voulu permettre que j’eusse l’honneur de l’y suivre ; mais, par malheur, elle y a eu un accès de fièvre. Si le maître de la maison eût été là, elle n’y serait pas tombée malade. J’ai apporté avec moi le troisième tome du philosophe de la vigne.

 

 

Ma foi, plus je lis, plus j’admire

Le philosophe de ces lieux :

Son sceptre peut briller aux yeux,

Mais mon oreille aime encor mieux

Les sons enchanteurs de sa lyre.

Ce feu, que dans les cieux vola

Le demi-dieu qui modela

Notre première mijaurée,

Ce feu, cette essence sacrée

Dont ailleurs assez peu l’on a,

Est donc tout en cette contrée :

Ou bien, du haut de l’Empyrée

L’esprit d’Horace s’en alla

Sur le rivage de la Sprée,

Et sur le trône d’Attila ;

Le feu roi, s’il voyait cela,

En aurait l’âme pénétrée.

 

 

          Le philosophe de Sans-Souci n’aura pas quinze jours à employer à mettre ce volume dans sa perfection ; mais quand il y travaillerait trois mois, il n’aurait rien à regretter. Il ne faut pas qu’il y ait un doigt trop long, ni un ongle mal fait à la Vénus de Médicis. Les statues qui ornent les jardins ne vaudront pas les monuments de la bibliothèque. Que d’esprit, et de toutes sortes d’esprit ! Et où diable a-t-il pêché tout cela ? Et comment imaginer qu’il y ait tant de fleurs dans vos sables, et comment tant de grâces avec tant d’occupations profondes : Je crois que je rêve. J’ai écrit à du Vernage : j’ai, Dieu merci, donné ma démission de tout : je ne veux plus tenir qu’à Frédéric-Le-Grand. Bonsoir ! je ne sais pas trop les jours de poste. Ce chiffon arrivera à Stettin quand il pourra.

 

 

P.S. – Il pleut des fièvres. J’ai deux domestiques sur le grabat. Je me sauve par les pilules de Stahl. Je suis constant.

 

 

1 – La margrave de Bareuth. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise de Pompadour.

 

A Potsdam, le 10 Août 1750.

 

 

Dans ces lieux jadis peu connus,

Beaux lieux aujourd’hui devenus

Dignes d’éternelle mémoire,

Au favori de la Victoire

Vos compliments sont parvenus.

Vos myrtes sont dans cet asile

Avec les lauriers confondus ;

J’ai l’honneur, de la part d’Achille,

De rendre grâces à Vénus (1).

 

 

          S’il vous remerciait lui-même, madame, vous auriez de plus jolis vers, car il en fait aussi aisément qu’un autre roi et lui gagnent des batailles.

 

 

De deux rois qu’il faut adorer

Dans la guerre et dans les alarmes,

L’un est digne de soupirer

Pour vos vertus et pour vos charmes,

Et l’autre de les célébrer.

 

 

1 – Voyez la fin de la lettre suivante. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame Denis.

Potsdam, le 11 Août 1750.

 

 

Je ne suis point du tout de votre avis, ma chère enfant, ni de celui de MM. d’Argental et de Thibouville. Rome sauvée ne me paraît point faite pour les jeunes et belles dames qui viennent parer vos premières loges. Je crois que notre élève Lekain jouerait très bien ; mais la conjuration de Catilina n’est bonne que pour messieurs de l’université, qui ont leur Cicéron dans la tête, et peu de galanterie dans le cœur. Contentons-nous de l’avoir vu jouer, à Paris, sur le théâtre de mon grenier, devant de graves professeurs, des moines, et des jurisconsultes. D’ailleurs il faudrait que je fusse à Paris pour arranger tout ce sénat romain ; et, si j’étais là, l’envie y serait aussi avec ses sifflets.

 

Le Catilina de Crébillon a eu une vingtaine de représentations, dites-vous ; c’est précisément par cette raison que le mien n’en aurait guère. Votre parterre aime la nouveauté. On irait deux ou trois fois pour comparer et pour juger, et puis on serait las de Cicéron et de sa république romaine. Les vers bien faits ne sont guère sentis par le parterre. Mon enfant, croyez-moi, il s’en faut bien que le goût soit général chez notre nation ; il y a toujours un petit reste de barbarie que le beau siècle de Louis XIV n’a pu déraciner. On a souffert les vers énigmatiques et visigoths du Catilina de Crébillon. Ils sont sifflés aujourd’hui, oui ; mais au théâtre ils ont passé. Les jours d’une première représentation sont de vraies assemblées de peuple, on ne sait jamais si on couronnera son homme ou si on le lapidera.

 

Dites au marquis d’Adhémar que je pense efficacement à lui et à ses desseins (1) ; il aura bientôt de mes nouvelles. J’ai oublié de vous dire que, quand je pris congé de madame de Pompadour à Compiègne, elle me chargea de présenter ses respects au roi de Prusse. On ne peut donner une commission plus agréable et avec plus de grâce ; elle y mit toute la modestie, et des si j’osais, et des pardons au roi de Prusse, de prendre cette liberté. Il faut apparemment que je me sois mal acquitté de ma commission. Je croyais, en homme tout plein de la cour de France, que le compliment serait bien reçu ; il me répondit sèchement : Je ne la connais pas. Ce n’est pas ici le pays du Lignon. Je n’en mande pas moins à madame de Pompadour que Mars a reçu, comme il le devait, les compliments de Vénus.

 

Madame la margrave de Bareuth est ici ; tout est en fête. On croirait presque, aux apparences, qu’on n’est ici que pour se réjouir.

 

 

1 – Il devint, grâce à Voltaire, grand-maître de la maison de Wilhelmine. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

A Charlottenbourg, 14 Août 1750. (1)

 

 

          Ah ! mes chers anges, il n’est plus question ni de Zulime ni d’Aurélie ; il faut céder à sa destinée. Vous connaissez mon cœur, vous savez quels déchirements il éprouve ; il y a longtemps que je combats (1) ; mais, quand je vous parlerai à Paris, vous m’approuverez en me plaignant. Je ne vous écris aucun détail ; j’aurais trop de choses à vous dire ; mais je ne sais pas quand je vous les dirai. J’ignore encore si je passerai l’hiver ici, ou si je ferai un assez long voyage. Quelque chose qui arrive, je ne serai probablement à Paris qu’au mois de mars. Je vous écrirai toujours ; vous serez ma consolation dans une si longue absence.

 

          Mes chers anges, votre amitié a fait le charme de ma vie ; elle me tiendra lieu de tout Paris et de toute la France, dans quelque pays que j’habite. Je n’ai ici ni Zulime ni Adélaïde, nous traiterons au mois de mars ces deux articles. Je suis plus occupé de la santé de madame d’Argental que de l’escapade de Zulime. Je vous conjure de m’en dire des nouvelles. Hélas ! mon cher et respectable ami, peut-être ne vous reverrai-je qu’en passant, et ne vous reverrai-je que si tard : Quelle étrange destinée a toujours éloigné de vous un homme qui mettait son bonheur à vous voir tous les jours ! Vous répandez l’amertume sur tous les plaisirs que l’on me prodigue ici.

 

          Je vous écrirai au premier jour. Nous sommes à présent un peu en l’air. Adieu, songez que l’homme n’est point maître de son sort : Dii nos homines tanquam pilas habent.

 

P.S. – Mille tendres compliments à M. de Pont de Veyle, à M. de Choiseul, à l’intrépide Coadjuteur, à tous vos amis.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Allusion à son établissement à la cour de Prusse. Voyez la lettre suivante. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame Denis.

A Charlottenbourg, le 14 Août 1750.

 

 

Voici le fait, ma chère enfant. Le roi de Prusse me fait son chambellan, me donne un de ses ordres, vingt mille francs de pension, et à vous quatre mille assurés pour toute votre vie, si vous voulez venir tenir ma maison à Berlin, comme vous la tenez à Paris. Vous avez bien vécu à Landau avec votre mari ; je vous jure que Berlin vaut mieux que Landau, et qu’il y a de meilleurs opéras. Voyez, consultez votre cœur. Vous me direz qu’il faut que le roi de Prusse aime bien les vers. Il est vrai que c’est un auteur français né à Berlin. Il a cru, toutes réflexions faites, que je lui serais plus utile que d’Arnaud. Je lui ai pardonné, comme à Heurtaud (1), les petits vers galants que sa majesté prussienne avait faits pour mon jeune élève, dans lesquels il le traitait de soleil levant fond lumineux, et moi de soleil couchant assez pâle. Il égratigne encore quelquefois d’une main, quand il caresse de l’autre ; mais il n’y faut pas prendre garde de si près. Il aura le levant et le couchant, auprès de lui, si vous y consentez ; et il sera, lui, dans son midi, faisant de la prose et des vers tant qu’il voudra, puisqu’il n’a point de batailles à donner. J’ai peu de temps à vivre. Peut-être est-il plus doux de mourir à sa mode, à Potsdam, que de la façon d’un habitué de paroisse à Paris. Vous vous en retournerez après cela avec vos quatre mille livres de douaire. Si ces propositions vous convenaient, vous feriez vos paquets au printemps ; et moi j’irais, sur la fin de cet automne, faire mon pèlerinage d’Italie, voir Saint-Pierre de Rome, le pape, la Vénus de Médicis, et la ville souterraine. J’ai toujours sur le cœur de mourir sans voir l’Italie (2). Nous nous rejoindrions au mois de mai. J’ai quatre vers du roi de Prusse pour sa sainteté. Il serait plaisant d’apporter au pape quatre vers français d’un monarque allemand et hérétique, et de rapporter à Potsdam des indulgences. Vous voyez qu’il traite mieux les papes que les belles. Il ne fera point de vers pour vous ; mais vous trouverez ici bonne compagnie, vous y aurez une bonne maison. Il faut d’abord que le roi notre maître y consente. Cela lui sera, je pense, fort indifférent. Il importe peu à un roi de France en quel lieu le plus inutile de ses vingt-deux ou vingt-trois millions de sujets passe sa vie ; mais il serait affreux de vivre sans vous.

 

 

1 – Il avait joué rue Traversière, et Voltaire le fit engager par la margrave. (G.A.)

 

2 – Il mourut sans l’avoir vue. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

A Charlottenbourg, le 20 Août 1750.

 

 

          Mes chers anges, si je vous disais que nous avons eu ici un feu d’artifice dans le goût de celui du Pont-Neuf, que nous allons aujourd’hui à Berlin voir  Phaéton (1), dont les décorations seront de glace, que tous les jours sont des fêtes, que d’Arnaud a fait jouer son Mauvais riche, et qu’il a été jugé ici, pour le fond et pour les détails, tout comme à Paris, vous ne vous en soucieriez peut-être que très médiocrement. J’ai d’ailleurs le cœur plus rempli et plus déchira de ma résolution que je ne suis ébloui de nos fêtes ; et je sens bien que le reste de mes jours sera empoisonné, malgré la liberté, malgré la douceur d’une ville tranquille, malgré les excessives bontés d’un roi qui me paraît ressembler en tout à Marc-Aurèle, à cela près que Marc-Aurèle ne faisait point de vers, et que celui-ci en fait d’excellents, quand il se donne la peine de routine que lui. Je profite de la confiance qu’il a en moi pour lui dire la vérité plus hardiment que je ne la dirais à Marmontel, ou à d’Arnaud, ou à ma nièce. Il ne m’envoie point aux carrières, pour avoir critiqué ses vers ; il me remercie, il les corrige, et toujours en mieux. Il en a fait d’admirables. Sa prose vaut ses vers, pour le moins ; mais dans tout cela il allait trop vite. Il y avait de bons courtisans qui lui disaient que tout était parfait ; mais ce qui est parfait, c’est qu’il me croit plus que ses flatteurs, c’est qu’il aime, c’est qu’il sent la vérité. Il faut qu’il soit parfait en tout. Il ne faut pas dire Cœsar est supra grammaticam. César écrivait comme il combattait. Frédéric joue de la flûte comme Blavet (2), pourquoi n’écrirait-il pas comme nos meilleurs auteurs ? Cette occupation vaut bien le jeu et la chasse. Son Histoire de Brandebourg sera un chef-d’œuvre, quand il l’aura revue avec soin ; mais un roi a-t-il le temps de prendre ce soin ? Un roi qui gouverne seul une vaste monarchie ? oui ; voilà ce qui me confond ; je ne sors point de surprise. Sachez encore que c’est le meilleur de tous les hommes, ou bien je suis le plus sot. La philosophie a encore perfectionné son caractère. Il s’est corrigé, comme il corrige ses ouvrages. Voilà précisément, mes anges, pourquoi j’ai le cœur déchiré ; voilà pourquoi je ne vous reverrai qu’au mois de mars. Comptez qu’ensuite, quand je reviendrai en France, je n’y reviendrai que pour vous seuls, pour vous, mes anges, qui faites toute ma patrie.

 

Je vous demande en grâce d’encourager madame Denis à venir avec moi s’établir au mois de mars, à Berlin, dans une bonne maison où elle vivra dans la plus grande opulence. Le roi de Prusse lui assure, à Paris, une pension après ma mort. Il m’a promis que les reines (qui ne savent encore rien de nos petits desseins) l’honoreront des distinctions et des bontés les plus flatteuses. Elle fera ma consolation dans ma vieillesse. Disposez-là à cette bonne œuvre. Il n’y a plus à reculer ; le roi de Prusse m’a fait demander au roi, et je ne suis pas un objet assez important pour qu’on veuille me garder en France. Je servirai le roi dans la personne du roi de Prusse, son allié et son ami. Ce sera une chose honorable pour notre patrie qu’on soit obligé de nous appeler quand on veut faire fleurir les arts. Enfin je ne crois pas qu’on refuse le roi de Prusse ; et si, par un hasard que je ne prévois pas, on le refusait, vous sentez bien que la première démarche étant faite, il la faudrait soutenir, et obtenir par des sollicitations pressantes, ce qu’on n’aurait pas accordée d’abord à ses prières, et que je ne peux plus vivre en France après avoir voulu la quitter. Il y a un mois que je suis à la torture, j’en ai été malade ; un tel parti coûte sans doute. Vous êtes bien sûrs que c’est vous qui déchirez mon âme ; mais, encore une fois, quand je vous parlerai, vous m’approuverez. Ne me condamnez point avant de m’entendre, conservez-moi des bontés qui me sont aussi précieuses pour le moins que celles du roi de Prusse. J’ai les yeux mouillés de larmes en vous écrivant. Adieu.

 

 

1 -  Opéra de Quinault. (G.A.)

 

2 – Né à Besançon en1700, mort en 1768. Frédéric essaya de l’attirer à Berlin. (G.A.)

 

 

 

 

1750 - Partie 7

 

 

 

 

 

 

 

 

Commenter cet article