CORRESPONDANCE - Année 1750 - Partie 2

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à Madame la duchesse du Maine.

 

Paris, Janvier 1750.

 

 

          Ma protectrice, quelle est donc votre cruauté de ne vouloir plus que les pièces grecques soient du premier genre ? Auriez-vous osé proférer ces blasphèmes du temps de M. de Malezieu (1) ? Quoi ! j’ai fait Electre pour plaire à votre altesse sérénissime ; j’ai voulu venger Sophocle et Cicéron, en combattant sous vos étendards ; j’ai purgé la scène française d’une plate galanterie dont elle était infectée ; j’ai forcé le public aux plus grands applaudissements ; j’ai subjugué la cabale la plus envenimée ; et l’âme du grand Condé, qui réside dans votre tête, reste tranquillement chez elle à jouer au cavagnole et à caresser son chien : et la princesse qui, seule, doit soutenir les beaux-arts et ranimer le goût de la nation, la princesse qui a daigné jouer Iphigénie en Tauride (1), ne daigne pas honorer de sa présence cet Oreste que j’ai fait pour elle, cet Oreste que je lui dédie : Je vous demande en grâce, madame, de ne me pas faire l’affront de négliger ainsi mon offrande. Oreste et Cicéron sont vos enfants ; protégez-les également. Daignez venir lundi (2). Les comédiens viendront à votre loge et à vos pieds. Votre altesse leur dira un petit mot de Rome sauvée, et ce petit mot sera beaucoup. Je vais faire transcrire les rôles ; mais il faut que madame la duchesse du Maine soit ma protectrice dans Athènes comme dans Rome. Montrez-vous ; achevez ma victoire. Je suis un de ces Grecs qui avaient besoin de la présence de Minerve pour écraser leurs ennemis.

 

          Votre admirateur, votre courtisan, votre idolâtre, votre protégé, V.

 

          Je vous demande en grâce de ne venir que lundi.

 

 

1 – Voyez l’épître dédicatoire d’Oreste. (G.A.)

 

2 – Traduite du grec par Malezieu. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Mademoiselle Clairon.

Janvier 1750.(1)

 

 

          On a un peu forcé nature pour mériter les bontés de mademoiselle Clairon, et cela est bien juste. Elle trouvera dans son rôle plusieurs changements. On a fait d’ailleurs un cinquième acte tout nouveau ; il est copié et porté sur les rôles. Mademoiselle Clairon est suppliée de vouloir bien se trouver demain aux foyers. Elle sera le soutien d’Oreste, si Oreste peut se soutenir. Madame Denis lui fait les plus tendres compliments, et Voltaire est à ses pieds. Il lui demande pardon, à genoux, des insolences dont il a chargé son rôle. Il est si docile qu’il se flatte que des talents supérieurs aux siens ne dédaigneront pas, à leur tour, les observations que son admiration pour mademoiselle Clairon lui a arrachées. Il est moins attaché à sa propre gloire (si gloire y a) qu’à celle de mademoiselle Clairon.

 

          En général, je suis persuadé que si la pièce peut réussir chez les Français, toute grecque qu’elle est, votre rôle vous fera un honneur infini, et forcera la cour à vous rendre toute la justice que vous méritez. M. le maréchal de Richelieu dit que vous avez joué supérieurement et que jamais actrice ne lui a fait plus d’impression ; mais il trouve aussi que vous avez un peu trop mis d’adagio. Il ne faut pas aller à bride abattue ; mais toute tirade demande à être un peu pressée ; c’est un point essentiel.

 

          Il y en a deux qui exigent une espèce de déclamation qui n’appartient qu’à vous, et qu’aucune actrice ne pourrait imiter. Ces deux couplets demandent que la voix se déploie d’une manière pompeuse et terrible, s’élevant par degrés, et finissant par des éclats qui portent l’horreur dans l’âme. Le premier est celui des Euménides :

 

 

Euménide, venez .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

 

Acte. IV, sc. IV.

 

 

Que font tous ces amis dont se vantait Pammène ?

 

Acte. V, sc. IV.

 

          Tout le sublime de la déclamation dans ces deux morceaux, les passages que vous faites si admirablement dans les autres de l’accablement de la douleur à l’emportement de la vengeance ; ici du débit, là les mouvements entrecoupés de curiosité, d’espérance, de crainte, les reproches, les sanglots, l’abandonnement du désespoir, et ce désespoir même tantôt tendre, tantôt terrible ; voilà ce que vous mettez dans votre rôle ; mais surtout je vous demande de ne le jamais ralentir en vous appesantissant trop sur une prononciation qui en est plus majestueuse, mais qui cesse alors d’être touchante, et qui est un secret sûr pour sécher les larmes.

 

          On ne pleure tant à Mérope que par la raison contraire.

 

          Pour le coup, voilà mon dernier mot ; mais ce ne sera pas la dernière de mes actions de grâces.

 

 

1 – 19 Janvier. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame de Graffigny.

Ce lundi au soir.

 

 

          Il faut que je répare, madame, la sottise que j’ai faite de vous mener à la comédie dans un poulailler, et de cacher mademoiselle de Ligneville (1) dans un balcon. Souffrez que, mercredi, je vienne vous prendre ; nous vous placerons dans la troisième loge. Il y a des choses nouvelles dont je veux que vous soyez juge. Vous n’imaginez pas l’envie que j’ai de vous plaire ; elle égale mon respectueux attachement. V.

 

 

1 – Si célèbre plus tard sous le nom de madame Helvétius. Elle était nièce de madame de Graffigny. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame de Graffigny.

Ce mardi.

 

 

          Si madame de Graffigni est toujours dans le dessein de voir Oreste, Voltaire viendra, demain mercredi, à quatre heures et demie, pour avoir l’honneur de la mener avec mademoiselle de Ligneville. Il leur présente ses respects.

 

 

 

 

 

à Mademoiselle Clairon.

Janvier 1750.

 

 

          Vous avez dû recevoir, mademoiselle, un changement très léger, mais qui est très important. Je ne crois pas m’aveugler ; je vois que tous les véritables gens de lettres rendent justice à cet ouvrage, comme on la rend à vos talents. Ce n’est que par un examen continuel et sévère de moi-même, ce n’est que par une extrême docilité pour de sages conseils, que je parviens chaque jour à rendre la pièce moins indigne des charmes que vous lui prêter.

 

          Si vous aviez le quart de la docilité dont je fais gloire, vous ajouteriez des perfections bien singulières à celles dont vous ornez votre rôle. Vous vous diriez à vous-même quel effet prodigieux font les contrastes, les inflexions de voix, les passages du débit rapide à la déclamation douloureuse, les silences après la rapidité, l’abattement morne et s’exprimant d’une voix basse, après les éclats que donne l’espérance, ou qu’à fournis l’emportement. Vous auriez l’air abattu, consterné, les bras collés, la tête un peu baissée, la parole basse, sombre, entrecoupée. Quand Iphise vous dit :

 

 

Pammène nous conjure

De ne point approcher de sa retraite obscure ;

Il y va de ses jours ….

 

 

vous lui répondriez, non pas avec un ton ordinaire, mais avec tous ces symptômes du découragement, après un ah ! très douloureux,

 

 

Ah ! … que m’avez-vous dit ?

Vous vous êtes trompée…

 

 

Act. II, sc. VII

 

 

          En observant ces petits artifices de l’art, en parlant quelquefois sans déclamer, en nuançant ainsi les belles couleurs que vous jetez sur le personnage d’Electre, vous arriveriez à cette perfection à laquelle vous touchez, et qui doit être l’objet d’une âme noble et sensible. La mienne se sent faite pour vous admirer et pour vous conseiller ; mais, si vous voulez être parfaite, songez que personne ne l’a jamais été sans écouter des avis, et qu’on doit être docile à proportion de ses grands talents (1).

 

 

1 – Mademoiselle Clairon, en nous communiquant ces lettres, nous dit qu’elle s’honorait des leçons que M. de Voltaire lui avait données sur son art, bien loin d’en rougir ; tant il est vrai que la modestie est le partage des talents supérieurs, tandis que l’orgueil est si souvent celui des talents médiocres ! Ce sont toujours ceux qui ont le moins besoin d’avis et de conseils qui les reçoivent avec le plus de docilité. (K.)

 

[En ce temps-là, Jean-Jacques Rousseau écrivit la lettre suivante à Voltaire :

 

A Paris, le 30 de Janvier 1750.

 

« Monsieur, un Rousseau se déclara autrefois votre ennemi, de peur de se reconnaître votre inférieur ; un autre Rousseau (*), ne pouvant approcher du premier par le génie, veut imiter ses mauvais procédés. Je porte le même nom qu’eux ; mais, n’ayant ni les talents de l’un, ni la suffisance de l’autre, je suis encore moins capable d’avoir leurs torts envers vous. Je consens bien de vivre inconnu, mais non déshonoré ; et je croirais l’être, si j’avais manqué au respect que vous doivent tous les gens de lettres, et qu’ont pour vous tous ceux qui en méritent eux-mêmes.

 

Je ne veux point m’étendre sur ce sujet, ni enfreindre, même avec vous, la loi que je me suis imposée de ne jamais louer personne en face. Mais, monsieur, je prendrai la liberté de vous dire que vous avez mal jugé d’un homme de bien, en le croyant capable de payer d’ingratitude et d’arrogance la bonté et l’honnêteté dont vous avez usé envers lui au sujet des fêtes de Ramire (**). Je n’ai point oublié la lettre dont vous m’honorâtes dans cette occasion ; elle a achevé de me convaincre que, malgré de vaines calomnies, vous êtes véritablement le protecteur des talents naissants qui en ont besoin. C’est en faveur de ceux dont je faisais l’essai, que vous daignâtes me promettre de l’amitié. Leur sort fut malheureux, et j’aurais dû m’y attendre. Un solitaire qui ne sait point parler, un homme timide, découragé, n’osa se présenter à vous. Quel eût été mon titre ? Ce ne fut point le zèle qui me manqua, mais l’orgueil ; et n’osant m’offrir à vos yeux, j’attendis du temps quelque occasion favorable pour vous témoigner mon respect et ma reconnaissance.

 

Depuis ce jour, j’ai renoncé aux lettres et à la fantaisie d’acquérir de la réputation ; et désespérant d’y arriver, comme vous, à force de génie, j’ai dédaigné de tenter, comme les hommes vulgaires, d’y parvenir à force de manège ; mais je ne renoncerai jamais à mon admiration pour vos ouvrages. Vous avez peint l’amitié et toutes les vertus en homme qui les connaît et les aime. J’ai entendu murmurer l’envie, j’ai méprisé ses clameurs, et j’ai dit, sans crainte de me tromper : Ces écrits qui m’élèvent l’âme, et m’enflamment le courage, ne sont point les productions d’un homme indifférent pour la vertu.

 

Vous n’avez pas, non plus, bien jugé d’un républicain, puisque j’étais connu de vous pour tel. J’adore la liberté ; je déteste également la domination et la servitude, et ne veux en imposer à personne. De tels sentiments sympathisent mal avec l’insolent ; elle est plus propre à des esclaves, ou à des hommes plus vils encore, à de petits auteurs jaloux des grands.

 

Je vous proteste donc, monsieur, que non seulement Rousseau de Genève n’a point tenu les discours que vous lui avez attribués, mais qu’il est incapable d’en tenir de pareils. Je ne me flatte pas de mériter l’honneur d’être connu de vous ; mais si jamais ce bonheur m’arrive, ce ne sera, j’espère, que par des endroits dignes de votre estime. J’ai l’honneur d’être avec un profond respect, monsieur, etc. J.-J. ROUSSEAU, citoyen de Genève. »]

 

 

(*) – Pierre Rousseau, sans doute. (G.A.)

 

(**) – La Princesse de Navarre. (K.)

 

2 – La Princesse de Navarre. (K.)

 

 

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