CORRESPONDANCE - Année 1750 - Partie 13
Photo de PAPAPOUSS
à M. le comte d’Argental.
Potsdam, le 27 Octobre 1750.
Mon historiographerie est donnée (1), mes anges ; madame de Pompadour, qui me l’écrit, me mande en même temps que le roi a la bonté de me conserver une ancienne pension de deux mille livres. Je n’ai que des grâces à rendre. Le bien que je dis de ma patrie en sera moins suspect ; n’étant plus historiographe, je n’en serai que meilleur historien. Les éloges que le chambellan du roi de Prusse donnera au roi de France ne seront que la voix de la vérité. Mon cher et respectable ami, voici le temps où il ne faut plus faire que de la prose. Un vieux poète, un vieil amant, un vieux chanteur, et un vieux cheval, ne valent rien. Il vous reviendra Rome sauvée, Zulime, Adélaïde ; cela est bien honnête, et je viendrai prendre congé sur le théâtre, de mon grenier. J’espère que madame d’Argental viendra nous entendre. Mes derniers travaux seront pour mes anges. Je voudrais déjà être auprès de vous : je voudrais me consoler avec vous de mon bonheur. Pourquoi faut-il que je sois si heureux à Potsdam, quand vous êtes à Paris ! Pourquoi tous les êtres pensants et bien pensants, les gens de goût, les bons cœurs, ne font-ils pas un petit peloton dans quelque coin de ce monde ! Quand vous reverrai-je ? il n’y a pas moyen de se mettre en route dans le terrain fangeux de l’Allemagne. On ne se tire point des boues dans ce temps-ci, surtout dans les abominables campagnes de la Vestphalie ; il faudra absolument attendre les gelées, alors on va comme le vent du nord, et on n’a jamais froid ; car on est tout fourré dans son carrosse, et on ne descend que dans des étuves. Il ne fait froid qu’en France, en hiver, parce qu’on y oublie, au mois de juin, qu’il y aura un mois de décembre.
Je ne vous oublierai jamais, mes anges, dans aucun mois de l’année, dans aucun lieu de la terre ; mais, encore une fois, et cent fois, je n’ai pu ni dû refuser les bontés du roi de Prusse. Je vois tous les jours des gens qui s’en vont au diable, pour de bien moins fortes raisons. Non seulement on les approuve, mais on les regarde comme des gens favorisés de la fortune. Or je vous jure qu’il n’y a aucune comparaison à faire de mon état à celui de tous ceux qui s’expatrient pour aller dire : Le roi mon maître. Comptez que j’ai toutes sortes de raisons, et que je n’ai qu’un seul chagrin ; je n’ai aussi qu’un seul désir. Tout cela sera tiré au clair au mois de décembre, et, s’il gelait plus tôt, je partirais plus tôt. Moi, qui redoutais tant le vent du nord, je l’invoque à présent, comme les poètes grecs invoquaient le zéphyr. Que faites-vous cependant ? avez-vous reçu Lekain ? y a-t-il bien des tracasseries à la Comédie ? applaudit-on toujours des sottises qui ont l’air de l’esprit ? joue-t-on des opéras détestables ? fait-on de mauvaises chansons ? qui est-ce qui fait un plat discours à l’Académie, en succédant à Gilles, le philosophe ? Duclos n’est-il pas historiographe ? mademoiselle Dumesnil boit-elle toujours pinte ? en perd-elle sa santé et son talent ? mademoiselle Gaussin croit-elle toujours être grande tragique ? a-t-elle quelque notaire ou quelque prince ? Adieu, adieu, mes anges ; aimez moi toujours un peu.
1 – A Duclos. (G.A.)
à M. Darget.
A Potsdam, Octobre 1750.
Mon cher ami, la permission du roi de France est arrivée. Me voici votre compatriote et sous les lois du philosophe de Sans-Souci. Les lettres de Versailles sont un peu à la glace. On m’ôte mes charges, à la bonne heure ; je sais confondre un petit mal dans un grand bien. J’attends votre retour avec la plus vive impatience pour écrire à M. Duverney. Vale. Samedi.
à Madame Denis.
A Potsdam, le 28 Octobre 1750.
Je ne sais pas pourquoi le roi me prive de la place d’historiographe de France, et qu’il daigne me conserver le brevet de son gentilhomme ordinaire ; c’est précisément parce que je suis en pays étranger que je suis plus propre à être historien ; j’aurais moins l’air de la flatterie ; la liberté dont je jouis donnerait plus de poids à la vérité. Ma chère enfant, pour écrire l’histoire de son pays, il faut être hors de son pays.
Me voilà donc à présent à deux maîtres. Celui qui a dit qu’on ne peut servir deux maîtres à la fois avait assurément bien raison ; aussi, pour ne point le contredire, je n’en sers aucun. Je vous jure que je m’enfuirais s’il me fallait remplir les fonctions de chambellan, comme dans les autres cours. Ma fonction est de ne rien faire. Je jouis de mon loisir. Je donne une heure par jour au roi de Prusse pour arrondir un peu ses ouvrages de prose et de vers ; je suis son grammairien, et point son chambellan. Le reste du jour est à moi, et la soirée finit par un souper agréable. Il arrivera qu’en dépit des titres dont je ne fais nul cas, je n’exercerai point du tout la chambellanie, et que j’écrirai l’histoire.
J’ai apporté ici heureusement tous mes extraits sur Louis XIV. Je ferai venir de Lepsick les livres dont j’aurai besoin, et je finirai ici ce Siècle de Louis XIV, que peut-être je n’aurais jamais fini à Paris. Les pierres dont j’élevais ce monument, à l’honneur de ma patrie, auraient servi à m’écraser. Un mot hardi eût paru une licence effrénée ; on aurait interprété les choses les plus innocentes avec cette charité qui empoisonne tout. Voyez ce qui est arrivé à Duclos, après son Histoire de Louis XI. S’il est mon successeur en historiographerie, comme on le dit, je lui conseille de n’écrire que quand il fera, comme moi, un petit voyage hors de France.
Je corrige à présent la seconde édition que le roi de Prusse va faire de l’Histoire de son pays. Un auteur comme celui-là peut dire ce qu’il veut sans sortir de sa patrie. Il use de ce droit dans toute son étendue. Figurez-vous que, pour avoir l’air plus impartial, il tombe sur son grand-père de toutes ses forces. J’ai rabattu les coups tant que j’ai pu. J’aime un peu ce grand-père (1) parce qu’il était magnifique, et qu’il a laissé de beaux monuments. J’ai eu bien de la peine à faire adoucir les termes dans lesquels le petit-fils reproche à son aïeul la vanité de s’être fait roi ; c’est une vanité dont ses descendants retirent des avantages assez solides, et le titre n’en est point du tout désagréable. Enfin je lui ai dit : C’est votre grand-père, ce n’est pas le mien, faites-en tout ce que vous voudrez ; et je me suis réduit à éplucher des phrases. Tout cela amuse et rend la journée pleine ; mais, ma chère enfant, ces journées se passent loin de vous. Je ne vous écris jamais sans regrets, sans remords, et sans amertume.
1 – Frédéric Ier. (G.A.)
à M. Darget.
A Potsdam, le 6 Novembre 1750.
Mon cher confrère, votre laquais s’est enfui avant que j’aie ouvert le paquet le plus intéressant. Je viens de jeter les yeux sur l’épître du Salomon du Nord à son frère. Si tout le reste est du même ton, je n’aurai pas un coup de ciseau à donner à l’Hercule-Farnèse. L’épître est admirable en tout sens. Mon cher ami, tout ce que je vois et tout ce que j’entends me confirme dans la résolution que j’ai prise.
On a toujours la rage de m’envoyer de Paris des paquets énormes, qui ne valent pas dix lignes de ce que nous lisions hier. Quel exemple pour l’Académie de Berlin, et que je voudrais que sa majesté me permît de lui chercher un homme de lettres qui fournit son Académie de mémoires utiles, dans le goût du sien ! Le monde est rassasié d’x x et de courbes.
Quelle pitié de consumer son temps à calculer ce qui n’est pas notre bien, et que Cicéron est au-dessus d’Euler ! Vale.
à Madame Denis.
A Potsdam, le 6 Novembre 1750.
On sait donc à Paris, ma chère enfant, que nous avons joué à Potsdam la Mort de César, que le prince Henri est bon acteur, n’a point d’accent, et est très aimable, et qu’il y a ici du plaisir ? Tout cela est vrai ; … mais… les soupers du roi sont délicieux, on y parle raison, esprit, science ; la liberté y règne ; il est l’âme de tout cela ; point de mauvaise humeur, point de nuages, du moins point d’orages. Ma vie est libre et occupée ; mais… mais… opéras, comédies, carrousels, soupers à Sans-Souci, manœuvres de guerre, concerts, études, lectures ; mais … mais… la ville de Berlin, grande, bien mieux percée que Paris, palais, salles de spectacle, reines affables, princesses charmantes, filles d’honneur belles et bien faites, la maison de madame de Tyrconnell toujours pleine, et souvent trop ; … mais… mais… ma chère enfant, le temps commence à se mettre à un beau froid.
Je suis en train de dire des mais, et je vous dirai : Mais il est impossible que je parte avant le 15 de décembre. Vous ne doutez pas que je ne brûle d’envie de vous voir, de vous embrasser, de vous parler. Ma rage de voir l’Italie n’approche pas des sentiments qui me rappellent à vous ; mais, mon enfant, accordez-moi encore un mois, demandez cette grâce pour moi à M. d’Argental ; car je dis toujours au roi de Prusse que, quoique je sois son chambellan, je n’en appartiens pas moins à vous et à ce M. d’Argental. Mais est-il vrai que notre Isaac d’Argens est allé se confiner à Monaco avec sa femme, qui est grande virtuose ? Il y a là un petit grain de folie ou une grande dose de philosophie. Il ferait bien de venir ici augmenter notre colonie.
Maupertuis n’a pas les ressorts bien liants, il prend mes dimensions durement avec son quart de cercle. On dit qu’il entre un peu d’envie dans ses problèmes. Il y a ici, en récompense, un homme trop gai ; c’est La Mettrie. Ses idées sont un feu d’artifice toujours en fusées volantes. Ce fracas amuse un demi-quart d’heure, et fatigue mortellement à la longue. Il vient de faire, sans le savoir, un mauvais livre (1) imprimé à Potsdam, dans lequel il proscrit la vertu et les remords, fait l’éloge des vices, invite son lecteur à tous les désordres, le tout sans mauvaise intention. Il y a dans son ouvrage mille traits de feu, et pas une demi-page de raison ; ce sont des éclairs dans une nuit. Des gens sensés se sont avisés de lui remontrer l’énormité de sa morale. Il a été tout étonné ; il ne savait pas ce qu’il avait écrit ; il écrira demain le contraire, si on veut. Dieu me garde de le prendre pour mon médecin ! il me donnerait du sublimé corrosif au lieu de rhubarbe, très innocemment, et puis se mettrait à rire. Cet étrange médecin est lecteur du roi ; et ce qu’il y a de bon, c’est qu’il lui lit à présent l’Histoire de l’Eglise. Il en passe des centaines de pages, et il y a des endroits où le monarque et le lecteur sont prêts à étouffer de rire.
Adieu, ma chère enfant ; on veut donc jouer à Paris Rome sauvée ? mais… mais… Adieu ; je vous embrasse de tout mon cœur.
1 – L’Homme-plante. (G.A.)
à M. Darget.
Amice, credo hanc epistolam (1), quamvis grandem et verbosam, mittendam esse philosopho sine cura. Novum erit calcar ejus animo studii et consilii avido. Perspiciet quam difficile sit scribere, quanta cum sedulitate oporteat incudi opus suum sæpius reddere, et præsertim quantum gloriæ suæ, dicam etiam nostræ, intersit, ut qui maximus est in cæteris, maximus semper sit in hac ardua scribendi arte. Scribe illi ; meam epistolam confidenter mitte. Loquere de me, et a me amatus, me redama.
1 – Lettre à Frédéric du mois de Novembre. (G.A.)
à M. le Comte d’Argental.
A Potsdam, ce 14 Novembre 1750.
Chie-en-pot-la-Perruque a été fidèle à sa destinée, et il est juste qu’il vous dise que les petits garçons courent toujours après lui ? Vous saurez, mon cher ange, que j’ai eu le malheur d’inspirer à mon élève d’Arnaud la plus noble jalousie. Cet illustre rival était arrivé ici recommandé par le sage d’Argens, et attendu comme celui qui consolait Paris de ma décadence. Il arriva donc par le coche, tout seul de sa bande, et se donna pour un seigneur qui avait perdu sur les chemins ses titres de noblesse, ses poésies, et les portraits de ses maîtresses ; le tout enfermé dans un bonnet de nuit.
Il fut un peu fâché de n’avoir que quatre mille huit cents livres d’appointements, de ne point souper avec le roi, de ne point coucher avec les filles d’honneur ; et enfin, quand il me vit arrivé, il fut désespéré, quoique en vérité je n’aie pas plus les bonnes grâces des filles d’honneur que lui ; mais le roi me traite avec des bontés distinguées ; mais Rome sauvée a été très bien reçue, et son Mauvais riche assez mal. Il a fait de mauvais vers pour des filles ; et comme les gazetiers, qui ont du goût, les avaient imprimés comme de beaux vers de ma façon, adressés à la princesse Amélie, quel parti a pris mon Baculard d’Arnaud ? mon Baculard a voulu aussi désavouer une mauvaise Préface (1) qu’il avait voulu mettre au-devant d’une mauvaise édition qu’on a faite à Rouen de mes ouvrages. Il ne savait pas que j’avais expressément défendu qu’on fît usage de cette rapsodie, dont, par parenthèse, j’ai l’original écrit et signé de sa main. Il s’adresse donc à mon cher ami Fréron, il lui mande que je l’ai perdu à la cour, que j’ai mis en usage une politique profonde pour le perdre dans l’esprit du roi, que j’ai ajouté à sa Préface des choses horribles contre la France, et que, en un mot, il prie l’illustre Fréron d’annoncer au public, qui a les yeux sur Baculard, qu’il se lave les mains de cet ouvrage. Les regrattiers de nouvelles littéraires, qui écrivent ici les sottises de Paris, mandent ce beau désaveu. Par hasard le roi avait vu une ancienne épreuve de cette belle Préface. Il l’a relue, et il a vu qu’il n’y avait pas un seul mot contre la France, que, par conséquent, Baculard est un peu menteur. Il a été un peu courroucé de ce procédé, et il avait quelque envie de renvoyer ce beau fils comme il était venu. J’ai cru qu’il était des règles du théâtre de parler en sa faveur, et des règles de la prudence de ne faire aucun éclat. Baculard d’Arnaud ne sait pas que son petit crime est découvert ; je le mets à son aise, je ne lui parle de rien. Cependant le roi veut être instruit ; il veut savoir s’il est vrai que d’Arnaud ait écrit à Fréron que je l’avais desservi dans l’esprit de sa majesté, etc. Il est bien aise d’être au fait. On m’a mandé cependant que cette affaire avait fait du bruit à Paris ; que M. Berryer (2) avait voulu voir la lettre de d’Arnaud à Fréron ; que cette lettre était publique. Franchement vous me rendrez, mon cher ange, un service essentiel, en me mettant au fait de toute cette impertinence. Et savez-vous bien quel service vous me rendrez ? celui de me procurer plus tôt le bonheur de vous embrasser ; car je ne puis partir d’ici que cette affaire ne soit éclaircie. Vous me direz : Voilà ces épines que j’avais prédites ; pourquoi aller chercher des tracasseries à Berlin ? n’en aviez-vous pas assez à Paris ? que ne laissiez-vous Baculard briller seul sur les bords de la Sprée ? Mais, mon cher ami, pouvais-je deviner qu’un jeune homme que j’ai élevé, et qui me doit tout, me jouât un tour si perfide ? Qu’on mette au bout du monde deux auteurs, deux femmes, ou deux dévots, il y en aura un qui fera quelque niche à l’autre. L’espèce humaine étant faite ainsi, il n’y a d’autre parti à prendre que celui de se tirer d’affaire le plus prudemment et le plus honnêtement qu’il se pourra. Je vous supplie donc de me mander tout ce que vous savez. Ne pourrait-on pas avoir une copie de la lettre de d’Arnaud à Fréron ? je ne dis pas de la lettre contenue dans les feuilles fréroniques (3) dans laquelle d’Arnaud désavoue la Préface en question ; je parle de la lettre particulière dans laquelle il se déchaîne, lettre que Fréron aura sans doute communiquée.
A l’égard de cette Préface que j’ai proscrite il y a longtemps, j’ignore si le libraire de Rouen m’a tenu parole. J’ai fait ce que j’ai pu ; mais à trois cents lieues on court risque d’être mal servi. Je voudrais que la Préface et l’édition, et d’Arnaud, fussent à tous les diables. Je vous demande très humblement pardon de vous entretenir de ces niaiseries ; mais ne me suis-je pas fait un devoir de vous rendre toujours compte de ma conduite et de mes petites peines ? Chacun a les siennes, rois, bergers et moutons. J’attends tout de votre amitié. Communiquez ma lettre au Coadjuteur qui est si paresseux d’écrire, et qui ne l’est jamais d’être bienfaisant.
P.S. – J’écris à M. Berryer ; je lui envoie cette Préface, afin qu’il soit convaincu par ses yeux de l’imposture, qu’il impose silence à Fréron, ou qu’il l’oblige à se rétracter.
1 – Dissertation historique sur les ouvrages de M. de Voltaire, par M. d’Arnaud, de l’Académie de Berlin, 1750. (G.A.)
2 – Lieutenant de police. Voyez, les Mémoires. ((G.A.)
3 – Il n’y en a pas trace. (G.A.)