CORRESPONDANCE - Année 1750 - Partie 12
Photo de PAPAPOUSS
à Madame Denis.
A Potsdam, le 13 Octobre 1750.
Nous voilà dans la retraite de Potsdam ; le tumulte des fêtes est passé, mon âme en est plus à son aise. Je ne suis pas fâché de me trouver auprès d’un roi qui n’a ni cour ni conseil. Il est vrai que Potsdam est habité par des moustaches et des bonnets de grenadier ; mais, Dieu merci, je ne les vois point. Je travaille paisiblement dans mon appartement, au son du tambour. Je me suis retranché les dîners du roi ; il y a trop de généraux et de princes. Je ne pouvais m’accoutumer à être toujours vis-à-vis d’un roi en cérémonie, et à parler en public. Je soupe avec lui en plus petite compagnie. Le souper est plus court, plus gai et plus sain. Je mourrais au bout de trois mois, de chagrin et d’indigestion, s’il fallait dîner tous les jours avec un roi en public.
On m’a cédé, ma chère enfant, en bonne forme, au roi de Prusse. Mon mariage est donc fait ; sera-t-il heureux ? Je n’en sais rien. Je n’ai pas pu m’empêcher de dire oui. Il fallait bien finir par ce mariage, après des coquetteries de tant d’années. Le cœur m’a palpité à l’autel. Je compte venir, cet hiver prochain, vous rendre compte de tout, et peut-être vous enlever. Il n’est plus question de mon voyage d’Italie ; je vous ai sacrifié sans remords le saint-père et la ville souterraine ; j’aurais dû peut-être vous sacrifier Potsdam. Qui m’aurait dit, il y a sept ou huit mois, quand j’arrangeais ma maison avec vous, à Paris, que je m’établirais à trois cents lieues, dans la maison d’un autre ? et cet autre est un maître ! Il m’a bien juré que je ne m’en repentirais pas ; il vous a comprise, ma chère enfant, dans une espèce de contrat qu’il a signé avec moi, et que je vous enverrai ; mais viendrez-vous gagner votre douaire de quatre mille livres ?
J’ai bien peur que vous ne fassiez comme madame de Rothembourg (1), qui a toujours préféré les opéras de Paris à ceux de Berlin. O destinée ! comme vous arrangez les événements, et comme vous gouvernez les pauvres humains !
Il est plaisant que les mêmes gens de lettres de Paris qui auraient voulu m’exterminer, il y a un an, crient actuellement contre mon éloignement, et l’appellent désertion. Il semble qu’on soit fâché d’avoir perdu sa victime. J’ai très mal fait de vous quitter, mon cœur me le dit tous les jours plus que vous ne pensez ; mais j’ai très bien fait de m’éloigner de ces messieurs-là.
Je vous embrasse avec tendresse et avec douleur.
1 – Femme d’un des familiers de Frédéric. (G.A.)
à M. Paris Duverney.
A Potsdam, ce 15 Octobre 1750. (1)
Je viens de recevoir, monsieur, la lettre dont vous m’honorez, du 30 Septembre. L’amitié que vous me conservez augmente le bonheur dont je jouis ici ; car sans l’amitié, à quoi serviraient les honneurs et la fortune ? Je ne vous cacherai pas encore que j’aime assez la gloire pour être infiniment jaloux de celle d’avoir pour ami un homme tel que vous. J’ajouterai qu’on peut être aussi philosophe à Potsdam qu’au mont Saint-Père ou à Plaisance (2). Cela serait, je l’avoue, fort difficile à toute autre cour ; mais auprès d’un roi philosophe rien n’est plus aisé : les vertus se communiquent, comme les vices sont contagieux. Je sens bien que je vivrais beaucoup avec vous, si je n’étais pas auprès d’un des plus grands hommes qui aient jamais régné. Il n’y avait que lui au monde qui pût me déterminer au parti que j’ai pris.
Je n’oublierai pas ici vos leçons et vos exemples. Je compte avoir une jolie maison de campagne sur les bords de la Sprée ; elle ne sera pas aussi magnifique que celle que vous avez auprès de la Marne, mais j’y ferai croître de vos fleurs et de vos légumes ; je compte venir vous demander des oignons et des graines. J’ai tout le reste à un point dont je suis honteux.
Vous avez dû sentir, mon cher monsieur, par les lettres que je vous ai écrites, que si je souhaitais quelque chose pour mon ami M. Darget, je ne désirais pour moi rien autre chose, sinon que vous voulussiez bien m’accuser, avec le tour agréable que vous savez si bien prendre, la démission que je ferais de la part que j’avais dans l’affaire à la tête de laquelle vous êtes (3). Je voulais me faire un mérite de ce petit sacrifice ; je vous prie encore une fois de l’accepter et de m’écrire qu’il a été accepté. Je n’attends que cette lettre pour venir faire un tour en France, et pour venir vous y renouveler tous les sentiments d’attachement et de reconnaissance avec lesquels je serai, toute ma vie, votre très humble et très obéissant serviteur.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Château de ce financier près de Nogent-sur-Marne. (G.A.)
3 – Un intérêt dans les fournitures relatives à la dernière guerre. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
A Potsdam, le 15 Octobre 1750.
Mon cher ange, il faut que je fasse ici une petite réflexion. Vous me battez en ruine sur trois cents lieues, et je vous ai vu sur le point d’en faire deux mille (1) ; et assurément vous n’auriez pas trouvé, au bout de vos deux mille, ce que je trouve au bout de mes trois cents. Vous ne seriez pas revenu sur une de mes lettres comme je reviens sur les vôtres ; vous n’auriez pas voyagé de l’autre monde à Paris, comme je voyagerai pour vous. Croyez, mes anges, qu’il me sera plus aisé de venir vous voir, qu’il ne me l’a été de me transplanter. Je me tiens en haleine pour vous. Je viens de jouer la Mort de César. Nous avons déterré un très bon acteur dans le prince Henri, l’un des frères du roi. Nous bâtissons ici des théâtres aussi aisément que leur frère aîné gagne des batailles et fait des vers. Chie-en-pot-la-Perruque est ici plus content, plus fêté, plus accueilli, plus honoré, plus caressé qu’il ne le mérite :
Nisi quod non simul esses, cætera lætus.
HOR., lib. I, ep. X.
Il vous apportera bientôt des gouttes d’Hoffman, des pilules de Stahl. Si mon voyage contribuait à la santé de madame d’Argental et de vos amis, ne serais-je pas le plus heureux des hommes ? L’aventure de Lekain et des évêques (2) ne contribue pas peu à me faire aimer la France. Je vous réponds que le roi mon maître approuve infiniment le roi mon maître. On ne sait guère, dans mon nouveau pays, ce que c’est que des évêques ; mais on y est charmé d’apprendre que, dans mon ancien pays, on met à la raison des personnes assez sacrées pour croire ne devoir rien à l’Etat dont elles ont tout reçu, et mon ancienne cour sait combien elle est approuvée de ma nouvelle cour. Je ne sais pas, mon cher et respectable ami, d’où peut venir le bruit qui s’est répandu qu’il était entré un peu de dépit dans ma transmigration. Il s’en faut bien que j’y aie donné le moindre sujet ; le contraire respire dans toutes les lettres que j’ai écrites à ceux qui pouvaient en abuser.
J’ai cru avoir des raisons bien fortes de me transplanter. Je mène d’ailleurs ici une vie solitaire et occupée qui convient à la fois à ma santé et à mes études. De mon cabinet je n’ai que trois pas à faire pour souper avec un homme plein d’esprit, de grâces, d’imagination, qui est le lien de la société, et qui n’a d’autre malheur que d’être un très grand et très puissant roi. Je goûte le plaisir de lui être utile dans ses études, et j’en prends de nouvelles forces pour diriger les miennes. J’apprends, en le corrigeant, à me corriger moi-même. Il semble que la nature l’ait fait exprès pour moi ; enfin toutes mes heures sont délicieuses. Je n’ai pas trouvé ici le moindre bout d’épine dans mes roses. Eh bien ! mon cher ami, avec tout cela je ne suis point heureux, et je ne le serai point ; non, je ne le serai point, et vous en êtes cause. J’ai bien encore un autre chagrin, mais ce sera pour notre entrevue ; le bonheur de vous revoir l’adoucira. Si je vous en parlais à présent, je m’attristerais sans consolation. Je ne veux vous montrer mes blessures que quand vous y verserez du baume.
Préparez-vous à voir encore Rome sauvée, sur notre petit théâtre du grenier (3) ; je me soucie fort peu de celui du faubourg Saint-Germain (4). Adieu, vous qui me tenez lieu de public, vous que j’aimerai tendrement toute ma vie. Adieu, vous que je n’ai pu quitter que pour Frédéric-le-Grand. Mille tendres respects au bois de Boulogne (5).
1 – Lorsque d’Argental avait été nommé intendant à Saint-Domingue. (G.A.)
2 – Lekain avait débuté le 14 Septembre, et les biens du clergé de France, malgré les remontrances des évêques, étaient imposés de quinze cent mille francs pendant cinq ans. (G.A.)
3 – Rue Traversière. (G.A.)
4 – La Comédie-Française. (G.A.)
5 – Où habitaient d’Argental, Choiseul et Chauvelin. (G.A.)
à M. de Maupertuis.
Potsdam. (1)
Mon cher président, je m’intéresse bien davantage au Languedocien Raynal qu’au Provençal Jean (2). Je me flattais de vous voir ici, mais je vois bien qu’il faut venir vous chercher. J’attends le moment où le héros philosophe, qui me fait aimer Potsdam, me fera aimer Berlin. Mille respects à madame de Maupertuis. Je vous salue en Frédéric, vous et nos frères.
De ma cellule, dans le plus agréable couvent (3) de la terre, 24 Octobre.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – D’Argens, qui voulait être de l’Académie de Berlin. (G.A.)
3 – Sans-Souci. (G.A.)
au marquis de Thibouville.
A Potsdam, ce 24 Octobre 1750.
Non seulement je suis un transfuge, mon cher Catilina, mais j’ai encore tout l’air d’être un paresseux. Je m’excuserai d’abord sur ma paresse, en vous disant que j’ai travaillé à Rome sauvée, que je me suis avisé de faire un opéra italien de la tragédie de Sémiramis, que j’ai corrigé presque tous mes ouvrages, et tout cela sans compter le temps perdu à apprendre le peu d’allemand qu’il faut pour n’être pas à quia en voyage, chose assez difficile à mon âge. Vous trouverez fort ridicule, et moi aussi, qu’à cinquante-six ans l’auteur de la Henriade s’avise de vouloir parler allemand à des servantes de cabaret ; mais vous me faites des reproches un peu plus vifs que je ne mérite assurément pas. Ma transmigration a coûté beaucoup à mon cœur ; mais elle a des motifs si raisonnables, si légitimes, et, j’ose le dire, si respectables, qu’en me plaignant de n’être plus en France, personne ne peut m’en blâmer. J’espère avoir le bonheur de vous embrasser vers la fin de Novembre. Catilina et le Duc d’Alençon se recommanderont à vos bonnes grâces, dans mon grenier, et les nouveaux rôles de Rome sauvée arriveront à ma nièce dans peu de temps ; je n’attends qu’une occasion pour les lui faire parvenir. Comment puis-je mieux mériter ma grâce auprès de vous que par deux tragédies et un théâtre ? Nous étions faits pour courir les champs ensemble, comme les anciens troubadours. Je bâtis un théâtre, je fais jouer la comédie partout où je me trouve, à Berlin, à Potsdam. C’est une chose plaisante d’avoir trouvé un prince et une princesse de Prusse (1), tous deux de la taille de mademoiselle Gaussin, déclamant sans aucun accent et avec beaucoup de grâce. Mademoiselle Gaussin est, à la vérité, supérieure à la princesse ; mais celle-ci a de grands yeux bleus qui ne laissent pas d’avoir leur mérite. Je me trouve ici en France. On ne parle que notre langue. L’allemand est pour les soldats et pour les chevaux ; il n’est nécessaire que pour la route. En qualité de bon patriote je suis un peu flatté de voir ce petit hommage qu’on rend à notre patrie, à trois cents lieues de Paris. Je trouve des gens élevés à Kœnigsberg qui savent mes vers par cœur, qui ne sont point jaloux, qui ne cherchent point à me faire des niches.
A l’égard de la vie que je mène auprès du roi, je ne vous en ferai point le détail ; c’est le paradis des philosophes ; cela est au-dessus de toute expression. C’est César, c’est Marc-Aurèle, c’est Julien, c’est quelquefois l’abbé de Chaulieu, avec qui on soupe ; c’est le charme de la retraite, c’est la liberté de la campagne, avec tous les petits agréments de la vie qu’un seigneur de château, qui est roi, peut procurer à ses très humbles convives. Pardonnez-moi donc, mon cher Catilina, et croyez que quand je vous aurai parlé, vous me pardonnerez bien davantage. Dites à César (2) les choses les plus tendres. Gardez avec César un secret inviolable ; cela est de conséquence. Bonsoir ; je vous embrasse tendrement.
1 – Le prince Henri et la princesse Amélie. (G.A.)
2 – Le marquis d’Adhémar. (G.A.)