CORRESPONDANCE - Année 1749 - Partie 9

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE 1749 - Partie 9

 

 Photo de JAMES

 

 

 

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

10 Septembre 1749 (1).

 

 

          Ah ! mon cher ami, je n’ai plus que vous sur la terre. Quel coup épouvantable : Je vous avais mandé le plus heureux et le plus singulier accouchement ; une mort affreuse l’a suivi ! Et pour comble de douleur, il faut encore rester dans cet abominable Lunéville qui a causé sa mort. Je vais à Cirey avec M. du Châtelet ; de là, je reviens pleurer entre vos bras, le reste de ma malheureuse vie. Conservez-nous madame d’Argental. Ecrivez-moi par Vassy à Cirey. Ayez pitié de moi, mon cher et respectable ami. Ecrivez-moi à Cirey : voilà la seule consolation dont je sois capable.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. − Cette lettre et la suivante furent écrites quelques instants après l’événement. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand

Le 10 Septembre 1749.

 

 

          Je viens de voir mourir, madame, une amie de vingt ans, qui vous aimait véritablement, et qui me parlait, deux jours avant cette mort funeste, du plaisir qu’elle aurait de vous voir à Paris à son premier voyage. J’avais prié M. le président Hénault de vous instruire d’un accouchement qui avait paru si singulier et si heureux  il y avait un grand article pour vous dans ma lettre (1) ; madame du Châtelet m’avait recommandé de vous écrire, et j’avais cru remplir mon devoir en écrivant à M. le président Hénault. Cette malheureuse petite fille dont elle était accouchée, et qui a causé sa mort, ne m’intéressait pas assez. Hélas ! madame, nous avions tourné cet événement en plaisanterie ; et c’est sur ce malheureux ton que j’avais écrit par son ordre à ses amis. Si quelque chose pouvait augmenter l’état horrible où je suis, ce serait d’avoir pris avec gaieté une aventure dont la suite empoisonne le reste de ma vie misérable. Je ne vous ai point écrit pour ses couches, et je vous annonce sa mort. C’est à la sensibilité de votre cœur (2) que j’ai recours dans le désespoir où je suis. On m’entraîne à Cirey, avec M. du Châtelet. De là je reviens à Paris, sans savoir ce que je deviendrai, et espérant bientôt la rejoindre. Souffrez qu’en arrivant j’aie la douloureuse consolation de vous parler d’elle, et de pleurer à vos pieds une femme qui, avec ses faiblesses, avait une âme respectable.

 

 

1 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

 

2 – Cette femme n’avait guère, hélas ! le cœur sensible. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis d’Argenson

A Lunéville, ce 11 septembre 1749 (1).

 

 

          Hélas ! monsieur, en vous mandant l’heureux et singulier accouchement de madame du Châtelet, j’étais bien loin de soupçonner le moindre danger. Dans l’événement affreux qui me laisse sans consolation sur la terre et qui devrait avoir fini ma vie misérable, je voudrais pouvoir au moins pleurer avec vous une femme qui vous aimait véritablement, qui sentait tout votre mérite, qui lui avait toujours rendu justice, et qui pensait comme vous. Ayez pitié du plus ancien de vos camarades, et du plus malheureux des hommes.

 

          Je vais à Cirey avec M. du Châtelet : tout ce qui porte son nom m’est cher. Il est affreux d’aller voir la maison que nous avions tant embellie, et où je comptais mourir dans ses bras ; mais il le faut.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. l’abbé de Voisenon

Auprès de Bar (1), ce 14 Septembre 1749.

 

 

          Mon cher abbé, mon cher ami, que vous avais-je écrit ! quelle joie malheureuse, quelle suite funeste ! quelle complication de malheurs, qui rendraient encore mon état plus affreux, s’il pouvait l’être ! Conservez-vous, vivez ; et, si je suis en vie, je viendrai bientôt verser dans votre sein des larmes qui ne tariront jamais.

 

          Je n’abandonne pas M. du Châtelet, je vais à Cirey avec lui. Il faut y aller, il faut remplir ce cruel devoir. Je reverrai donc ce château que l’amitié avait embelli, et où j’espérais mourir dans les bras de votre amie ! Il faudra bien revenir à Paris ; je compte vous y voir. J’ai une répugnance horrible à être enterré à Paris ; je vous en dirai les raisons (2). Ah ! cher abbé, quelle perte !

 

 

1 – Au château de Loisey. (G.A.)

 

2 – Il fallait recevoir l’extrême-onction avant de mourir. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

A Cirey, le 21 Septembre 1749.

 

 

          Je ne sais, mon adorable ami, combien de jours nous resterons encore dans cette maison que l’amitié avait embellie, et qui est devenue pour moi un objet d’horreur. Je remplis un devoir bien triste, et j’ai vu des choses bien funestes. Je ne trouverai ma consolation qu’auprès de vous .Vous m’avez écrit des lettres, qui, en me faisant fondre en larmes, ont porté le soulagement dans mon cœur. Je partirai dans trois ou quatre jours, si ma malheureuse santé me le permet.

 

          Je meurs dans ce château ; une ancienne amie (1) de cette infortunée femme y pleure avec moi ; j’y remplis mon devoir avec le mari et avec le fils. Il n’y a rien de si douloureux que ce que j’ai vu depuis trois mois, et qui s’est terminé par la mort. Mon état est horrible ; vous en sentez toute l’amertume, et vos âmes charmantes l’adoucissent.

 

          Que deviendrai-je donc, mes chers anges gardiens ? Je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est que je vous aime tous deux assurément autant que je l’aimais. Vous portez l’attention de votre amitié jusqu’à chercher à me loger. Pourriez-vous disposer de ce devant de maison ? J’en donnerai aux locataires tout ce qu’ils voudront ; je leur ferai un pont d’or. J’aimerais mieux cela que le palais Bourbon ou le palais Bacquencourt. Voyez si vous pouvez me procurer la plus chère des consolations, celle de m’approcher de vous.

 

          J’attends avec impatience le moment de vous embrasser ; mais que je retrouve donc madame d’Argental en bonne santé ! Je me flatte que M. de Pont de Veyle et vos amis daignent prendre quelque part à mon cruel état.

 

 

1 – Madame de Champbonin. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

A Cirey, le 23 Septembre 1749.

 

 

          Mon adorable ami, je suis encore pour deux jours à Cirey ; de là je vais passer encore deux jours chez une amie (1) de ce grand homme et de cette malheureuse femme, et je reviens à petites journées, par la route de Saint-Dizier et de Meaux. Enfin je n’aurai la consolation de vous revoir que les premiers jours d’octobre. J’ai relu plus d’une fois votre dernière lettre, et celle de madame d’Argental. Vous faites ma consolation, mes chers anges ; vous me faites aimer les malheureux restes de ma vie. Il n’y a guère d’apparence que je puisse, en arrivant, jouir de ce petit bouge qui serait un palais. Je prévois bien qu’on ne pourra pas faire déloger sur-le-champ des locataires, et que je serai obligé de loger chez moi. Je vous avouerai même qu’une maison qu’elle habitait, en m’accablant de douleur, ne m’est point désagréable. Je ne crains point mon affliction, je ne fuis point ce qui me parle d’elle. J’aime Cirey ; je ne pourrais pas supporter Lunéville, où je l’ai perdue d’une manière plus funeste que vous ne pensez ; mais les lieux qu’elle embellissait me sont chers. Je n’ai point perdu une maîtresse ; j’ai perdu la moitié de moi-même, une âme pour qui la mienne était faite, une amie, de vingt ans que j’avais vue naître. Le père le plus tendre n’aime pas autrement sa fille unique. J’aime à en retrouver partout l’idée ; j’aime à parler à son mari, à son fils. Enfin les douleurs ne se ressemblent point, et voilà comme la mienne est faite. Comptez que mon état est bien étrange. Enfin donc, mon adorable ami, je ne vous verrai que dans huit ou dix jours ; c’est un surcroît d’affliction. Ayez la bonté, je vous en prie, de m’écrire à Saint-Dizier. Que je puisse, en arrivant, trouver madame d’Argental en bonne santé, et je me croirai capable de quelque plaisir. Adieu, le plus aimable et le plus digne des hommes.

 

 

1 – Au Champbonin, tout près de Vassy. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Walther

Septembre 1749.

 

 

          Je vous envoie les pièces curieuses que j’ai recouvrées, et qui feront valoir votre édition. Il faut les mettre dans le huitième tome ou à la fin du troisième. Je vous conseille de les placer à la fin du troisième, parce que la tragédie de Sémiramis, avec le discours qui la précède, suffira pour compléter le tome huitième. Vous aurez incessamment cette tragédie de Sémiramis qu’on joue depuis un mois à Paris avec un très grand succès. Votre intérêt doit être d’en tirer des exemplaires à part avant de faire paraître l’édition totale ; vous en vendrez considérablement Il y aura un petit avertissement dans lequel on annoncera les huit tomes, et on désavouera les autres éditions antérieures. Comptez que vous me remercierez du bien que je vous fais, et de la manière dont je conduis vos intérêts.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

A Châlons, le 3 Octobre 1749.

 

 

          Je vous avais bien dit, mes adorables anges, que je voyagerais à petites journées. Me voici à Châlons ; j’irai passer deux ou trois jours à Reims, chez M. de Pouilli (1). C’est une âme comme la vôtre, et un esprit bien philosophique ; c’est la seule société qui puisse me consoler quelque temps, et me tenir un peu lieu de la vôtre, s’il est possible. Je viens de relire des matériaux immenses de métaphysique que madame du Châtelet avait assemblés avec une patience et une sagacité qui m’effraient. Comment pouvait-elle pleurer avec cela à nos tragédies ? C’était le génie de Leibnitz avec de la sensibilité. Ah ! mon cher ami, on ne sait pas quelle perte on a faite.

 

          Madame Denis m’a mandé que vous aviez lu sa pièce, et que vous étiez plus content qu’autrefois ; mais ce n’est pas là mon compte. Si elle n’est que mieux, ce n’est pas assez. Je voudrais qu’elle fût bonne, ou qu’elle ne la donnât point. Le bel honneur d’avoir le succès de madame du Boccage ! Je l’ai conjurée d’avoir en vous autant de confiance que j’en ai, et je vous supplie de lui dire la vérité sur son ouvrage, comme vous me la dites sur les miens. Mandez-moi du moins ce que vous en pensez. Il me semble qu’une femme ne doit point sortir de sa sphère pour s’étaler en public, et hasarder une pièce médiocre. Ayez la bonté de m’écrire à Reims, chez M. de Pouilli. Les lettres arrivent en moins de deux jours, et je vous avertis que j’y attendrai la vôtre, et que je n’en partirai qu’après l’avoir reçue. Vous me direz comment se portent madame d’Argental, votre frère, M. de Choiseul, et notre coadjuteur. Dans la longueur de mes journées solitaires, j’ai achevé une seconde leçon de ce Catilina dont je vous avais envoyé l’esquisse au milieu du mois d’août. Depuis le 15 août jusqu’au 1er septembre, j’avais travaillé à Electre, et je l’avais même entièrement achevée, afin de perdre toutes les idées de Catilina, afin de revoir ce premier ouvrage avec des yeux plus frais, et de le juger moi-même avec plus de sévérité. J’en avais usé de même avec Electre, que j’avais laissée là après l’avoir faite, et j’avais repris Catilina avec beaucoup d’ardeur, lorsque cet accident funeste abattit entièrement mon âme, et ne me laissa plus d’autre idée que celle du désespoir. J’ai revu enfin Catilina dans ma route ; mais qu’il s’en faut que je puisse travailler avec cette ardeur que j’avais quand je lui apportais un acte tous les deux jours ! Les idées s’enfuient de moi. Je me surprends des heures entières sans pouvoir travailler ; sans avoir d’idée de mon ouvrage. Il n’y en a qu’une qui m’occupe jour et nuit. Vous serez bien mécontent de moi, et sans doute vous me pardonnerez. Ah ! mon divin ami, je ne recommencerai à penser que quand je vous verrai. Adieu, la plus aimable et la plus respectable société qui soit au monde.

 

 

1 – Levesque de Pouilly, frère de Levesque de Burigny. Il était lieutenant-général du présidial de Reims. (G.A.)

 

 

 CORRESPONDANCE 1749 - Partie 9

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