CORRESPONDANCE - Année 1749 - Partie 8
Photo de JAMES
à M. Alliot
Lunéville, le 29 Août, à neuf heures du matin.
Je vous prie, monsieur, de vouloir bien avoir la bonté de me faire savoir si je puis compter sur les choses que vous m’avez promises, et s’il n’y a point quelque obstacle.
Le mauvais état de ma santé ne me permet ni de rester longtemps à la cour du roi, auprès de qui je voudrais passer ma vie, ni d’avoir l’honneur de manger aux tables auxquelles il faut se rendre à un temps précis, qui est souvent pour moi le temps des plus violentes douleurs. Il fait froid d’ailleurs, les matins et les soirs, pour les malades.
Il serait un peu extraordinaire que, malgré votre amitié, on refusât ici les choses nécessaires à un homme qui a tout quitté pour venir faire sa cour à sa majesté.
Je vous prie de me faire savoir s’il faut en parler au roi.
à M. Alliot
Le 29 Août, à neuf heures un quart du matin.
Je vous supplie, monsieur, de vouloir bien donner des ordres (1) en vertu desquels je sois traité sur le pied d’un étranger, et ne me mettez pas dans la nécessité de vous importuner tous les jours.
Je suis venu ici pour faire ma cour au roi. Ni mon travail ni ma santé ne me permettent d’aller piquer des tables. Le roi daigne entrer dans mon état ; je compte passer ici quelques mois.
Sa majesté sait que le roi de Prusse m’a fait l’honneur de m’écrire quatre lettres pour m’inviter à aller chez lui. Je puis vous assurer qu’à Berlin je ne suis pas obligé à importuner pour avoir du pain, du vin, et de la chandelle. Permettez-moi de vous dire qu’il est de la dignité du roi et de l’honneur de votre administration, de ne pas refuser ces petites attentions à un officier de la cour du roi de France, qui a l’honneur de venir rendre ses respects au roi de Pologne.
1 – Alliot était commissaire-général de la maison de Stanislas. (G.A.)
à STANISLAS,
ROI DE POLOGNE, DUC DE LORRAINE ET DE BAR.
Le 29 Août, à neuf heures trois quarts du matin.
Sire, il faut s’adresser à Dieu, quand on est en paradis. Votre majesté m’a permis de venir lui faire ma cour jusqu’à la fin de l’automne, temps auquel je ne puis me dispenser de prendre congé de votre majesté. Elle sait que je suis très malade, et que des travaux continuels me retiennent dans mon appartement autant que mes souffrances. Je suis forcé de supplier votre majesté qu’elle ordonne qu’on daigne avoir pour moi les bontés nécessaires et convenables à la dignité de sa maison, dont elle honore les étrangers qui viennent à sa cour. Les rois sont, depuis Alexandre, en possession de nourrir les gens de lettres, et quand Virgile était chez Auguste, Alliotus, conseiller aulique d’Auguste, faisait donner à Virgile du pain, du vin, et de la chandelle. Je suis malade aujourd’hui, et je n’ai ni pain ni vin pour dîner (1). J’ai l’honneur d’être avec un profond respect, sire, de votre majesté, le très humble, etc.
1 – Voltaire avait souvent de ces querelles avec M. Alliot ; et quand le roi était pris pour juge, il décidait en faveur de Voltaire. La femme de M. Alliot était très sotte et très superstitieuse. Un jour qu’elle se trouvait avec Voltaire, dans un moment d’orage affreux, elle lui fit sentir que sa présence pourrait bien attirer le tonnerre sur la maison. Voltaire, qui, dit-on, n’était pas très rassuré, dit à haute voix et en montrant le ciel : « Madame, j’ai pensé et écrit plus de bien de celui que vous craignez tant, que vous n’en pourrez dire de toute votre vie. » (K.)
à M. le comte d’Argental
A Lunéville, le 1er Septembre 1749.
Il y a bien longtemps qu’on me fait attendre le décret céleste ; je ne sais encore ce que je dois penser de Rome sauvée. J’attends vos ordres pour avoir une opinion.
Madame du Châtelet n’est point encore accouchée, mais Fulvie (1) l’est. Je lui ai donné un enfant tout venu, au lieu de la présenter avec un gros ventre qui ne serait qu’un sujet de plaisanterie pour nos petits-maîtres.
En attendant, je vous envoie Nanine telle que vous avez voulu qu’elle fût. Je suis à l’ébauche du cinquième acte d’Electre (2), et d’Electre sans amour. Je tâche d’en faire une pièce dans le goût de Mérope ; mais j’espère qu’elle sera d’un tragique supérieur. Je peux perdre mon temps, mais vous m’avouerez que je l’emploie.
M. de Cury m’a écrit qu’on avait ordonné un beau tombeau pour le très haut et très puissant prince Ninus, roi d’Assyrie. Détachez, je vous en prie, M. de Bachaumont (3) aux sieurs Slodtz ; Slodtz signifie paresseux en anglais.
Il y a quelques vers biscornus dans le commencement du Catilina ; mais croyez qu’ils sont tous corrigés, et, j’ose dire, embellis. Si j’avais des copistes, vous auriez déjà la suite. Je vous le répète, mes chers et respectables amis, Catilina est ce que j’ai fait de moins indigne de vos soins. J’ai Sémiramis à cœur. Quant jouera-t-on cette Sémiramis ? quand viendra Catilina ? Vous ordonnerez de sa destinée. Je dois écrire à madame de Pompadour (4). Il faut en être protégé, ou du moins souffert. Je lui rappellerai l’exemple de Madame, qui fit travailler Racine et Corneille à Bérénice.
Votre maudite grand’chambre vient de me faire perdre un procès de trente mille livres, malgré la loi précise ; et cela parce que le rapporteur (je ne sais quel est ce bonhomme) s’est imaginé que mon acquisition n’était pas sérieuse, et que je n’étais pas assez riche pour avoir fait un marché de trente mille livres.
Je ne suis pas en train de dire du bien des sénats.
Adieu, consolation de ma vie.
1 – Personnage de Rome sauvée. (G.A.)
2 – Oreste. (G.A.)
3 – Le rédacteur des Mémoires secrets. (G.A.)
4 – Dans une lettre à d’Argental en date du 21 Août et dans une autre en date du 23, Voltaire dit qu’il a écrit à la favorite. Il faut donc que la présente lettre, ou tout au moins ce passage, soit du milieu d’août. (G.A.)
à M. le comte d’Argental
A Lunéville, le 4 Septembre 1749.
Grâces vous soient rendues ; mais je suis bien plus inquiet de la santé de madame d’Argental que du sort de Rome. Je vous prie, mon cher et respectable ami, de me mander de ses nouvelles, car je ne travaillerai ni à Catilina ni à Electre que je n’aie l’esprit en repos.
Madame du Châtelet, cette nuit, en griffonnant son Newton, s’est senti un petit besoin ; elle a appelé une femme de chambre qui n’a eu que le temps de tendre son tablier, et de recevoir une petite fille qu’on a portée dans son berceau. La mère a arrangé ses papiers, s’est remise au lit ; et tout cela dort comme un liron, à l’heure que je vous parle.
J’accoucherai plus difficilement de mon Catilina. Il faudra au moins quinze jours pour oublier cet ouvrage, et le revoir avec des yeux frais. Si madame d’Argental se porte bien, j’emploierai ce long espace de temps à achever l’esquisse d’Electre, avant d’achever de sauver Rome. Je vous demande en grâce de faire au président Hénault la galanterie de lui montrer le premier acte. Qu’importe que l’épée de Catilina soit mal placée sur une table ? ôtez-là de là. Et qu’importe une lettre dont on fera avec le temps un autre usage ? L’objet de ce premier acte est de donner une grande idée de Cicéron, et de peindre César. Voilà, entre nous, ce dont je me pique. Je suis sûr que le président Hénault en sera très content.
Je veux qu’on sache que la pièce est faite, mais je veux que le public la désire, et je ne la donnerai que quand on me la demandera.
Je vous supplie de m’envoyer, par le moyen de M. de la Reynière, l’ouvrage du docteur Smith (1). C’est un excellent homme que ce M. Smith. Nous n’avons en France rien à mettre à côté, et j’en suis fâché pour mes chers compatriotes.
Je vous embrasse tendrement, mon cher et respectable ami. Est-il bien vrai que les échevins vont devenir connaisseurs, et que la ville a l’Opéra ? Est-il bien vrai que la façade de Perrault, tant bernée par Boileau, sera découverte ? qu’on fait une belle place devers la Comédie ? Dites-moi, je vous prie, quel est l’architecte ?
On dit aussi qu’on doit loger le roi à Versailles, et lui ôter cet œil-de bœuf. Comment le fastueux Louis XIV avait-il pu se loger si mal ? Voilà bien des choses à la fois. On n’en saurait trop faire ; la vie est courte. Si on employait bien son temps, on en ferait cent fois davantage.
Chers conjurés, mille tendres respects.
1 – Cours complet d’optique, traduit en 1747. (G.A.)
à M. l’abbé de Voisenon
A Lunéville, le 4 Septembre 1749.
Mon cher abbé greluchon saura que madame du Châtelet étant cette nuit à son secrétaire, selon sa louable coutume, a dit : Mais je sens quelque chose ! Ce quelque chose était une petite fille qui est venue au monde sur-le-champ. On l’a mise sur un in-quarto qui s’est trouvé là, et la mère est allée se coucher. Moi qui, dans les derniers temps de sa grossesse, ne savais que faire, je me suis mis à faire un enfant tout seul ; j’ai accouché en huit jours de Catilina. C’est une plaisanterie de la nature qui a voulu que je fisse, en une semaine, ce que Crébillon avait été trente ans à faire. Je suis émerveillé des couches de madame du Châtelet, et épouvanté des miennes.
Je ne sais si madame du Châtelet m’imitera, si elle sera grosse encore ; mais, pour moi, dès que j’ai été délivré de Catilina, j’ai eu une nouvelle grossesse, et j’ai fait sur-le-champ Electre. Me voilà avec la charge de raccommodeur de moules, dans la maison de Crébillon.
Il y a vingt ans que je suis indigné de voir le plus beau sujet de l’antiquité avili par un misérable amour, par une partie carrée, et par des vers ostrogoths. L’injustice cruelle qu’on a faite à Cicéron ne m’a pas moins affligé. En un mot, j’ai cru que ma vocation m’appelait à venger Cicéron et Sophocle, Rome et la Grèce, des attentats d’un barbare. Et vous, que faites-vous ? Mille respects, je vous en prie, à madame de Voisenon.
à M. le marquis d’Argenson
A Lunéville, le 4 Septembre 1749.
Madame du Châtelet vous mande, monsieur, que cette nuit, étant à son secrétaire, et griffonnant quelque pancarte newtonienne, elle a eu un petit besoin. Ce petit besoin était une fille qui a paru sur-le-champ. On l’a étendue sur un livre de géométrie in-4°. La mère est allée se coucher, parce qu’il faut bien se coucher ; et, si elle ne dormait pas, elle vous écrirait. Pour moi, qui ai accouché d’une tragédie de Catilina, je suis cent fois plus fatigué qu’elle. Elle n’a mis au monde qu’une petite fille qui ne dit mot, et moi il m’a fallu faire un Cicéron, un César ; et il est plus difficile de faire parler ces gens-là que de faire des enfants, surtout quand on ne veut pas faire un second affront à l’ancienne Rome et au théâtre français. Conservez-moi vos bontés ; aimez Cicéron de tout votre cœur ; il était bon citoyen comme vous, et n’était point m….. de sa fille, comme l’a dit Crébillon. Mille respects.