CORRESPONDANCE - Année 1749 - Partie 7
Photo de PAPAPOUSS
à Madame du Boccage
A Lunéville, le 21 Août 1749.
Madame du Châtelet, madame, a reçu votre présent (1). Vous êtes deux amazones qui, dans des genres différents, êtes au-dessus des hommes. Orithye fait mille remerciements à Antiope. Pour moi, qui ne suis qu’un homme, et un assez pauvre homme, je suis fier de vos bontés, comme si j’étais un Thésée. Vous devez être excédée d’éloges, madame, et les miens sont bien faibles après tous ceux que vous avez reçus. Vous avez mis la fontaine d’Hippocrène au Thermodon. Vous vous êtes couronnée de roses, de myrtes, de lauriers ; vous joignez l’empire de la beauté à celui de l’esprit et des talents. Les femmes n’osent pas être jalouses de vous, les hommes vous aiment et vous admirent. Vous devez entendre ce langage-là soir et matin ; et, si vous n’en êtes pas excédée, si vous voulez que ma voix se mette du concert, vous essuierez de moi quelque grande diable d’ode fort ennuyeuse où je mettrai à vos pieds les Sapho, les Milton et les Amours. C’est une terrible affaire qu’une ode ; mais on m’avouera que le sujet est beau, et que ce sera bien ma faute si elle ne vaut rien. Je suis actuellement à courir comme un fou dans la carrière que vous venez d’embellir. Je me suis avisé, madame, de faire une tragédie de Catilina, et même de l’avoir faite prodigieusement vite ; ce qui m’obligera à la corriger longtemps. Ce n’est pas que j’aie voulu rien disputer à mon confrère et à mon maître, M. de Crébillon ; mais sa tragédie étant toute de fiction, j’ai fait la mienne en qualité d’historiographe. J’ai voulu peindre Cicéron tel qu’il était en effet. Figurez-vous le François II (2) de M. le président Hénault ; voilà à peu près mon Catilina. J’ai suivi l’histoire autant que je l’ai pu, du moins quant aux mœurs.
Je laisse à mon confrère les idées audacieuses, les jalousies de l’amour, l’heureuse invention de rendre la fille de Cicéron amoureuse de Catilina, enfin tout ce qui est en possession d’orner notre scène ; ainsi nous ne nous rencontrons en rien. Dès que j’aurai achevé de limer un peu cet ouvrage, et que j’aurai vaincu cette prodigieuse difficulté de parler français en vers, difficulté que vous avez si bien surmontée, je remonterai ma lyre pour vous, et je vous en consacrerai les fredons ; mais je vous supplie, en attendant, de croire que je suis en prose un de vos plus sincères admirateurs. Je vous remercie très sérieusement de l’honneur que vous faites aux lettres. Permettez-moi de faire mes compliments à M. du Boccage (3). J’ai l’honneur d’être, madame, avec une reconnaissance respectueuse, etc.
1 – La tragédie des Amazones. (G.A.)
2 – Tragédie historique en prose. (G.A.)
3 – Il écrivait aussi. (G.A.)
à M. le comte d’Argental
A Lunéville, le 21 Août 1749.
Je reçus hier la consolation angélique, et j’envoie aujourd’hui le reste de mon grimoire.
Je commence par vous supplier de le lire dans le même esprit que je l’ai fait. Dépouillez-moi le vieil homme, mes anges, et jetez jusqu’à la dernière goutte de l’eau rose qu’on a mise jusqu’à présent dans la tragédie française. C’est Rome ici qui est le principal personnage ; c’est elle qui est l’amoureuse, c’est pour elle que je veux qu’on s’intéresse, même à Paris. Point d’autre intrigue, s’il vous plaît, que son danger ; point d’autre nœud que les fureurs artificieuses de Catilina, la véhémence, la vertu agissante de Cicéron, la jalousie du sénat, le développement du caractère de César ; point d’autre femme qu’une infortunée d’autant plus naturellement séduite par Catilina, qu’on dit dans l’histoire et dans la pièce que ce monstre était aimable.
Je ne sais pas si vous frémirez au quatrième acte, mais moi j’y frémis. La pièce n’a aucun modèle ; ne lui en cherchez pas :
In nova fert animus…
OVID., Met., lib. I.
Je sais que c’est un préjugé dangereux que la précipitation de mon travail. Il est vrai que j’ai fait l’ouvrage en huit jours, mais il y avait six mois que je roulais le plan dans ma tête, et que toutes ces idées se présentaient en foule pour sortir. Quand j’ai ouvert le robinet, le bassin s’est rempli tout d’un coup.
Ah ! que madame d’Argental a dit un beau mot : qu’il faut ne songer qu’à bien faire, et ne pas craindre les cabales. Ce que je crains, ce sont les acteurs ; et je prendrai plutôt le parti de faire imprimer l’ouvrage que de le faire estropier ; mais, avec vos bontés, les acteurs pourraient devenir Romains. Sarrasin, Romain ! quel conte ! et César, où est-il ? Du secret ; vraiment oui ; c’est bien cela sur quoi il faut compter ! une bonne pièce, bien neuve, bien forte, des vers pleins de grandeur d’âme d’un bout à l’autre, et point de secret. La première démarche que j’ai faite a été d’écrire (1) à madame de Pompadour ; car il ne faut pas braver les Grâces, et c’est un point indispensable. Que de gens d’ailleurs qui aiment Cicéron, et qui seront de mon parti : Ah si Sarrasin jouait ce rôle comme Cicéron déclamait ses Catilinaires, je vous répondrais bien d’une espèce de plaisir que nos Français musqués ne connaissent pas, et que l’amoureux et l’amoureuse ne connaissent point. Il est temps de tirer la tragédie de la fadeur. Je pétille d’indignation, quand je vois une partie carrée dans Electre.
Que diable est donc devenue la lettre du coadjuteur ? s’il l’a adressée à Cirey, tout est perdu. Coadjuteur, voyez si j’ai peint les chambres assemblées.
Bonsoir, vous tous que j’aime, que je respecte, à qui je veux plaire. Bonsoir, mon public. Madame du Châtelet est plus grosse que jamais.
1 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)
à M. le comte d’Argental
A Lunéville, le 23 Août 1749.
Je reçois, ô anges, votre foudroyante lettre du 17 ; ne contristez pas votre créature, et ne me demandez pas un secret qui m’aurait fait une affaire très sérieuse avec une personne très aimable et très puissante. Il était impossible de faire secrètement Catilina dans cette cour-ci, et il eût été fort mal à moi de n’en pas instruire madame de Pompadour. C’est un devoir indispensable que j’ai rempli avec l’approbation de tout ce qui est ici.
Je sais bien tout ce que j’aurai à essuyer ; je sais bien que je fais la guerre, et je la veux faire ouvertement. Loin donc de me proposer des embuscades de nuit, armez-vous, je vous en prie, pour des batailles rangées, et faites-moi des troupes, enrôlez-moi des soldats, créez des officiers. Le président Hénault est l’homme de France qui m’est le plus nécessaire. Je vous prie très instamment de le mettre dans mon parti Il est assurément bien disposé ; il est indigné de la monstrueuse farce dans laquelle Cicéron a été représenté comme le plus imbécile des hommes. Il m’en écrit encore avec émotion. Je lui ai promis un premier acte ; dégagez ma parole, mon respectable ami.
Comptez que la scène de César et de Catilina fera plaisir à tout le monde, et surtout au président Hénault. Soyez sûr que tous ceux qui ont un peu de teinture de l’histoire romaine ne seront pas fâchés d’en voir un tableau fidèle. J’avais oublié de vous dire que le sujet de cette tragédie est encore moins Catilina que Rome sauvée. C’est là, je crois, son vrai nom, si on n’aime mieux l’appeler Cicéron et Catilina.
Ces misérables comédiens allaient jouer tranquillement l’Amant précepteur (1), où il y avait cinquante vers contre moi, que ce bon Crébillon avait autorisés gracieusement du sceau de la police. Ma nièce les a fait retrancher. C’est une obligation que j’ai aux attentions de mademoiselle Gaussin, malgré ses infâmes confrères, qui ne songeaient qu’à gagner de l’argent avec la boue qu’on me jette.
Me voilà comme Cicéron, je combats la canaille ; j’espère ne point trouver de Marc-Antoine, mais j’ai trouvé en vous un Atticus.
Madame du Châtelet joue la comédie, et travaille à Newton, sur le point d’accoucher.
Pas un mot de lettre de M. le coadjuteur.
1 – Le Faux savant, ou l’Amour précepteur, comédie de Duvaure, jouée en 1728 et reprise le 13 Août 1749. (G.A.)
à M. le comte d’Argental
A Lunéville, le 28 Août 1749.
J’attends la décision de mes oracles ; mais je les supplie de se rendre à mes justes raisons. Je viens de recevoir une lettre de madame de Pompadour pleine de bonté ; mais, dans ces bontés mêmes qui m’inspirent la reconnaissance, je vois que je lui dois écrire encore, et ne laisser aucune trace dans son esprit des fausses idées que des personnes qui ne cherchent qu’à me nuire ont pu lui donner.
Soyez très convaincu, mon cher et respectable ami, que j’aurais commis la plus lourde faute et la plus irréparable, si je ne m’étais pas hâté d’informer madame de Pompadour de mon travail, et d’intéresser la justice et la candeur de son âme à tenir la balance égale, et à ne pas souffrir qu’une cabale envenimée, capable des plus noires calomnies, se vantât d’avoir à sa tête les grâces et la beauté. C’était, en un mot, une démarche dont dépendait entièrement la tranquillité de ma vie.
M’étant ainsi mis à l’abri de l’orage qui me menaçait, et m’étant abandonné, avec une confiance nécessaire, à l’équité et à la protection de madame de Pompadour, vous sentez bien que je n’ai pu me dispenser d’instruire madame la duchesse du Maine que j’ai fait ce Catilina qu’elle m’avait tant recommandé. C’était elle qui m’en avait donné la première idée longtemps rejetée, et je lui dois au moins l’hommage de la confidence. J’aurai besoin de sa protection ; elle n’est pas à négliger. Madame la duchesse du Maine, tant qu’elle vivra, disposera de bien des voix, et fera retentir la sienne.
Je vous recommande plus que jamais le président Hénault. J’ai lieu de compter sur son amitié et sur ses bons offices. Des amis qui ont quelque poids, et qu’on met dans le secret, font autant de bien qu’une lecture publique chez une caillette fait de mal. Je ne sais pas si je me trompe, mais je trouve Rome sauvée fort au-dessus de Sémiramis. Tout le monde, sans exception, est ici de cet avis. J’attends le vôtre pour savoir ce que je dois penser.
J’ai vu aujourd’hui une centaine de vers du poème des Saisons de M. de Saint-Lambert. Il fait des vers aussi difficilement que Despréaux ; il les fait aussi bien, et, à mon gré, beaucoup plus agréables. J’ai là un terrible élève. J’espère que la postérité m’en remerciera ; car, pour mon siècle, je n’en attends que des vessies de cochon par le nez. Saint-Lambert, par parenthèse, ne met pas de comparaison entre Rome sauvée et Sémiramis. Savez-vous que c’est un homme qui trouve Electre détestable ? Il pense comme Boileau, s’il écrit comme lui. Electre amoureuse ! et une Iphianasse, et un plat tyran, et une Clytemnestre qui n’est bonne qu’à tuer ! et des vers durs, et des vers d’églogue après de l’emphase ! et, pour tout mérite, un Palamède, homme inconnu dans la fable, et guère plus connu dans la pièce ! Ma foi, Saint-Lambert à raison ; cela ne vaut rien du tout. Si je peux réussir à venger Cicéron, mordieu, je vengerai Sophocle (1).
Madame du Châtelet n’accouche encore que de problèmes.
Bonsoir, bonsoir anges charmants ! Comment se porte madame d’Argental ? Ma nièce doit vous prier de lui faire lire Catilina ; ma nièce est du métier ; elle mérite vos bontés.
1 – Il allait composer Oreste. (G.A.)