CORRESPONDANCE - Année 1749 - Partie 6

Publié le par loveVoltaire

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 Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

à M. le président Hénault

A Lunéville, ce 14 Août 1749.

 

          Nous l’attendons avec impatience, ce présent dont mon illustre confrère nous veut bien flatter ; ce livre (1) qu’il faudra réimprimer tous les ans, celui de tous les livres où l’on a dit le plus de choses en moins de paroles, qui soulage la mémoire, qui éclaire l’esprit, ou tout est peint d’un trait, et d’un trait profond, plein de recherches singulières, de vérités utiles, de réflexions qui en font faire, ce livre enfin que j’aime à la folie.

 

          Je vous demande pardon d’avoir oublié mon saint Paul, mais je lui aurais fait la même objection qu’à vous ; et je soupçonne qu’on l’a mal transcrit en cet endroit. C’est ce qu’assurément je ne vérifierai pas. Mais en attendant que j’aie sur cela une conversation profonde avec mon voisin dom Calmet, j’achèverai, s’il vous plaît, mon Catilina, que j’ai ébauché entièrement en huit jours. Ce tour de force me surprend et m’épouvante encore. Cela est plus incroyable que de l’avoir fait en trente ans (2). On dira que Crébillon a trop tardé, et que je me suis trop pressé ; on dira tout ce qu’on voudra. Les plus grands ouvrages ne sont, chez les Français, que l’occasion d’un bon mot. Cinq actes en huit jours, cela est très ridicule, je le sais bien ; mais si l’on savait ce que peut l’enthousiasme, et avec quelle facilité une tête malheureusement poétique, échauffée par les Catilinaires de Cicéron, et plus encore par l’envie de montrer ce grand homme tel qu’il est pour la liberté, le bien-être de son pays et de sa chère patrie, avec quelle facilité, dis-je, ou plutôt avec quelle fureur, une tête ainsi préparée et toute pleine de Rome, idolâtre de son sujet, et dévorée par son génie, peut faire, en quelques jours, ce que, dans d’autres circonstances, elle ne ferait pas en une année ; enfin, si scirent donum Dei, on serait moins étonné. Le grand point, c’est que la chose soit bonne ; et il ne suffit pas qu’elle soit bonne, il faut encore qu’elle soit frappée au coin de la vérité, et qu’elle plaise. Vous aimez Brutus, ceci est cent fois plus fort, plus grand, plus rempli d’action, plus terrible, et plus pathétique. Je voudrais que vous eussiez la bonté de vous en faire lire les premières scènes, dont j’ai envoyé la première ébauche à M. d’Argental. Cela n’est pas encore limé ; mais je me flatte que vous y reconnaîtrez Rome, comme je reconnais la France dans votre charmant ouvrage. Vous direz : Voilà le père de la patrie : voici César, et voilà Caton ! voilà des hommes, et voici des Romains. Je me meurs d’envie de vous plaire. Lisez ce commencement, je vous en prie, tout informe qu’il est, et voyez si j’ai vengé Cicéron. Vous me ferez, mon cher confrère, un plaisir extrême de faire savoir à notre confrère l’abbé Le Blanc (3) combien je m’intéresse à lui, et combien je désirerais qu’il fût des nôtres. On me fait, je crois, des tracasseries avec ses protecteurs, tandis que je ne suis occupé que des intrigues de Céthégus et de Lentulus.

 

          Voyez les méchantes gens ! et ceux qui ont fait imprimer les Lettres de Rousseau n’ont-ils pas encore fait là une belle action ? On m’impute aussi je ne sais quel livre dont le titre est si long (4) que je ne m’en souviens pas ; mais qu’importe, pourvu que vous aimiez une tragédie où le génie de Rome s’explique sans déclamation, où la terreur n’est pas fondée sur des aventures romanesques, où l’insipide galanterie ne déshonore point l’art des Sophocle et des Euripide ? En voilà trop pour Rome ; je reviens à la France, à votre livre que vous avez la bonté de nous donner. Madame du Châtelet vous en fait les plus tendres remerciements. Vous pouvez l’envoyer à mon adresse à Lunéville, chez M. de La Reynière, qui est le grand-maître de mes postes, et le grand contre-signeur de tous mes paquets ; si mieux n’aimez vous servir de M. d’Argenson. Tout comme il vous plaira, mais envoyez-nous nos amours.

 

          Oh ! la paix n’est pas comme vous, monsieur, elle n’a pas l’approbation générale (5), et, si vous poussiez votre charmant Abrégé de la chronologie jusque-là, vous pourriez dire que Louis XV voulut faire le bonheur du monde, à quelque prix que ce fût, et qu’on ne fut pas content. Pour vous, monsieur, qui me paraissez un des plus heureux hommes de ce monde (en cas que vous digériez), je vous jure que vous méritez bien votre bonheur. Le mien serait de vous plaire. Mon petit Panégyrique (6) est d’un bon citoyen, et c’est déjà une grande avance pour être dans vos bonnes grâces ; je n’ai rien dit qui n’ait été dans mon cœur. Vous m’appelez le poète de M. de Richelieu, j’ai bien envie d’être le vôtre ; mais je voudrais faire pour vous une épître aussi bonne que celle que Marmontel a faite pour moi, et cela est difficile.

 

          Permettez-moi, en qualité de votre commis historiographe, de vous dire combien je suis affligé qu’un de nos  héros, le prince Edouard, ait essuyé à Paris l’aventure de Charles XII à Bender (7). Il est vrai qu’il n’a pas armé ses cuisiniers, mais il n’en avait point. Je suis un peu humilié que mes héros aillent aux Petites-Maisons. Pour M. de Richelieu, il n’ira qu’à celle des Porcherons ; celui-là est très sage, car il est guidé (8) de gloire et de plaisir ; et je crois qu’à soixante ans il y aura encore des femmes à qui il fera donner des coups de pied dans le cul.

 

          Souffrez que je vous prie de me protéger toujours auprès de madame du Deffand. Elle ne sait pas le cas que je fais d’elle, et que j’ai dans la tête de lui faire ma cour très assidûment, quand je serai à Paris. Je trouve, comme dit Montaigne, que des imaginations élancent les miennes, et, quand mon feu s’éteindra, j’irai le rallumer au sien.

 

          Bonsoir, monsieur, je vous aime comme les autres font, mais je vous aime encore à cause de mon siècle. Les siècles produisent en abondance des tyrans tels que les Caligula, les Néron, etc., mais bien rarement des citoyens tels que vous. Conservez-moi vos bontés qui font le bien de ma vie.

 

          Je vous recommande mon enfant ; Catilina, le traître, est le seul pour lequel je sente mes entrailles s’attendrir.

 

 

1 – Une nouvelle édition de l’Abrégé chronologique. (G.A.)

 

2 – C’est le temps que Crébillon avait mis à composer son Catilina. (G.A.)

 

3 – Il voulait entrer à l’Académie. (G.A.)

 

4 – Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue française. (G.A.)

 

5 – On disait : « Bête comme la paix. » (G.A.)

 

6 – Panégyrique de Louis XV. (G.A.)

 

7 – Voyez le Précis du Siècle de Louis XV, chapitre XXV. (G.A.)

 

8 – Terme populaire, qui signifie soûlé. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la duchesse du Maine

Lunéville, ce 14 Août 1749.

 

 

          Madame, votre altesse sérénissime est obéie, non pas aussi bien, mais du moins aussi promptement qu’elle mérite de l’être. Vous m’avez ordonné Catilina, et il est fait. La petite-fille du grand Condé, la conservatrice du bon goût et du bon sens, avait raison d’être indignée de voir la farce monstrueuse du Catilina de Crébillon trouver des approbateurs. Jamais Rome n’avait été plus avilie, et jamais Paris plus ridicule. Votre belle âme voulait venger l’honneur de la France ; mais j’ai bien peur qu’elle n’ait remis sa vengeance en d’indignes mains. Je ne réponds, madame, que de mon zèle ; il a été peut-être trop prompt. Je me suis tellement rempli l’esprit de la lecture de Cicéron, de Salluste et de Plutarque, et mon cœur s’est si fort échauffé par le désir de vous plaire, que j’ai fait la pièce en huit jours. Vous aurez la bonté, madame, d’y compter aussi huit nuits. Enfin l’ouvrage est achevé ; je suis épouvanté de cet effort ; il n’est pas croyable, mais il a été fait pour madame la duchesse du Maine.

 

          Madame du Châtelet, à qui j’apportais un acte tous les deux jours, était aussi étonnée que moi. Il y a ici trois ou quatre personnes qui ont le goût très cultivé, et même très difficile ; qui ne veulent point que l’amour avilisse un sujet si terrible ; qui me croiraient perdu si la galanterie de Raine venait affaiblir entre mes mains la vraie tragédie, qu’il n’a connue que dans Athalie ; qui me croiraient perdu encore, si je tombais dans les déclamations de Corneille ; qui veulent une action continue, toujours vive, toujours intriguée, toujours terrible ; un tableau fidèle et agissant de Rome entière ; Cicéron dans sa grandeur, César dans l’aurore de la sienne, et déjà au-dessus des autres hommes ; les Catilinaires en action, la vérité fidèlement observée, et, pour toute fiction, Catilina éperdument épris de sa femme, avec qui il est marié en secret, femme vertueuse et qui aime véritablement son mari ; Catilina forcé de tuer le père de sa femme, dans l’instant que ce Romain va révéler la conspiration. Voilà en gros, madame, ce que l’on désirait et ce que l’on a trouvé pour le fond. Peut-être la longue habitude que j’ai de faire des vers, la sublimité du sujet, surtout l’ardeur de vous plaire, m’ont élevé au-dessus de moi-même. Madame du Châtelet me flatte que votre altesse trouvera Catilina le moins mauvais de mes ouvrages ; je n’ose m’en flatter. Je le souhaite pour l’honneur des lettres, si indignement déshonorées ; et il faut, de plus, qu’un ouvrage fait par vos ordres soit bon. Mais enfin, que mon obéissance et mon zèle me tiennent lieu de quelque chose. Protégez donc, madame, ce que vous avez créé.

 

          On m’apprend que votre protection nous donne l’abbé Le Blanc pour confrère à l’Académie (1). Il vous est plus aisé, madame, de donner une place au mérite, que de donner le talent nécessaire pour faire Catilina.

 

          Il faut à présent revoir avec un flegme sévère ce que j’ai fait avec le feu de l’enthousiasme ; il s’agit d’être correct et élégant ; voilà ce qui coûte plus qu’une tragédie. Je ne me console point de n’être point aux pieds de votre altesse dans Anet ; c’est là que j’aurais dû travailler ; mais votre royaume est partout.

 

          J’ai combattu pour vous sur la frontière contre les barbares (2) ; c’est votre étendard que je porte.

 

          Je suis avec un profond respect, etc.

 

 

1 – Il ne fut pas reçu. (G.A.)

 

2 – Crébillon et ses partisans. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

A Lunéville, le 16 Août 1749.

 

 

          Cet ordinaire doit apporter à mes divins anges une cargaison des deux premiers actes de Catilina. Mais pourquoi intituler l’ouvrage Catilina ? C’est Cicéron qui est le héros ; c’est lui dont j’ai voulu venger la gloire, lui qui m’a inspiré, que j’ai tâché d’imiter, et qui occupe tout le cinquième acte. Je vous en prie, intitulons la pièce : Cicéron et Catilina.

 

          Voilà une plaisante guerre qui va s’allumer ! J’aurai pour moi tous les collèges. Je devrais avoir tous ceux qui aiment les grands hommes ; Cicéron l’était.

 

          Je vous demande en grâce de lire le premier acte au président Hénault. Voilà le cas où il faut des amis. Il y a longtemps que je vous traite de conjurés ; mettez-vous tous de la conspiration. Cette aventure est plus guerre civile que Sémiramis. Courage, coadjuteur ! Aux armes, monsieur de Choiseul (1) ! Animez-vous, monsieur de Pont de Veyle ! Soyez tous de vrais Romains ; battez les Barbares.

 

 

1 – L’abbé Chauvelin et le comte de Choiseul. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse de Verteillac

Lunéville, le 20 Août.

 

 

          La lettre dont vous m’avez honoré, madame, m’a été rendue fort tard à Lunéville. Mes sentiments vous avaient prévenue dans tout ce que vous me dites de l’abbé Trublet, et votre estime pour lui ne fait qu’augmenter celle qu’il m’a inspirée dès longtemps. Mes voyages et ma mauvaise santé ne me permettent guère de me mêler des affaires de l’Académie ; mais je m’intéresse trop à sa gloire pour ne pas souhaiter d’avoir l’abbé Trublet pour confrère. Ce désir, que vous augmenteriez en moi, madame, s’il n’était pas déjà très vif, me procure au moins aujourd’hui le plaisir de vous dire combien j’honore votre ami. Je lui envie le bonheur qu’il a de vous voir, et je lui demanderais le bonheur d’être admis dans votre cour avec plus d’empressement qu’il ne souhaite d’être de celle des Quarante. Je suis avec respect, etc.

 

 1749 - Partie 6

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