CORRESPONDANCE - Année 1749 - Partie 5
Photo de PAPAPOUSS
à M. le comte d’Argental
Lunéville, le 24 Juillet 1749.
Enfin je respire ; j’ai des nouvelles de mes anges ; je tremblais pour la santé de madame d’Argental ; je tremblais sur tout. Figurez-vous ce que c’est que d’être un mois entier sans recevoir un seul mot de ceux qui sont notre consolation et nos guides sur la terre ! La lettre adressée à Cirey ne m’est jamais parvenue. La santé de madame d’Argental était languissante, et je craignais aussi que M. d’Argental ne fût malade ; je craignais encore qu’il ne fût fâché contre moi pour quelque opiniâtreté que j’aurais eue sur Nanine, pour quelques mauvais vers d’Adélaïde. Je faisais mon examen de conscience ; j’étais au désespoir. J’ai écrit à mademoiselle Gaussin, j’avais écrit à ma nièce ; je les avais prié d’envoyer chez vous. Mon ange, ne me laissez jamais dans ces tourments-là, tant que la santé de madame d’Argental ne sera pas raffermie.
Je reçois donc Nanine, et je la mets dans le fond d’une armoire, pour y travailler à loisir. Savez-vous bien que je pourrais en faire cinq actes ? Le sujet le comporte. La Chaussée avait bien fait cinq actes de sa Paméla, dans laquelle il n’y avait pas une scène. Je n’interromprai point notre tragédie (1). Ce n’est pas une pièce tout à fait nouvelle ; ce n’est pas non plus Adélaïde ; c’est quelque chose qui tient des deux ; c’est une maison rebâtie sur d’anciens fondements. Vous aurez dans un mois cette esquisse, et vous y donnerez cent coups de crayon à votre loisir.
Savez-vous bien que vous avez donné une furieuse secousse à mes entrailles partielles, en me faisant entrevoir qu’on pourrait jouer Mahomet ? Je serais bien content, surtout si Roselli jouait Séide.
Pourquoi permet-on que ce coquin de Fréron succède à ce maraud de Desfontaines ? Pourquoi souffrir Raffiat (2) après Cartouche ? Est-ce que Bicêtre est plein ?
Adieu, divins anges ; mes tendres respects à tout ce qui vous entoure. Madame du Châtelet vous fait mille compliments. Je souhaite sa santé et son ventre à madame d’Argental. Je suis inconsolable que vous ne laissiez pas de votre race ; mais que madame d’Argental se porte bien ; il vaut mieux avoir de la santé que des enfants.
1 – Amélie, ou le Duc de Foix. (G.A.)
1 – Voleur célèbre. (G.A.)
à M. le comte d’Argental
A Lunéville, le 29 Juillet 1749.
Anges, voici le cas de déployer vos ailes. M. de La Reynière doit vous envoyer une tragédie (1) ; ce n’est pas lui pourtant qui en est l’auteur, c’est moi. Cela pourra amuser madame d’Argental dans son superbe palais d’Auteuil. Je vous vois déjà assemblés, messieurs, et me jugeant en petit comité.
Mais Nanine ? mais Sémiramis, que deviendront-elles ? On m’a mandé que cet honnête homme, cet illustre poète Roi, outré, comme de raison, de ce qu’à la comédie on avait préféré cette Nanine à une excellente pièce de sa façon, m’avait honoré de la lettre du monde la plus polie et la plus affectueuse. Il ne serait pas mal, pour mortifier ce scorpion qu’on ne peut écraser, de reprendre Nanine avant Fontainebleau, d’autant plus qu’il la faudra jouer à la cour, et qu’il y aura là des personnes qui, dans le fond du cœur, n’en seront pas mécontentes. Mais Sémiramis ! Sémiramis ! c’est là l’objet de mon ambition. Ninus sera-t-il toujours si mesquinement enterré ? J’écris à M. de Richelieu, premier gentilhomme de la chambre ; j’envoie à M. de Cury, intendant des Menus-tombeaux, un petit mémoire pour avoir une grande diable de porte qui se brise avec fracas aux coups du tonnerre, et une trappe qui fasse sortir l’ombre du fond des abîmes. Notre ami Legrand avait trop l’air du portier du mausolée. Ce coquin-là sera-t-il toujours gras comme un moine ?
On ne m’a pas dit que les Amazones (2) aient fait une grande fortune. J’en suis fâché pour madame du Boccage, qui prenait la chose fort à cœur, et j’en suis fâché pour ma nièce (3) qui veut vite réparer l’honneur du sexe ; mais si elle se presse, cet honneur-là restera comme il est. Elle devrait bien avoir pour vous autant de docilité que son oncle.
Bonsoir, mes divins anges. Quel barbare persécute donc ce pauvre Diderot (4) ? Je hais bien un pays où les cagots font coffrer un philosophe.
P.S. – Je vous avais parlé de mettre Nanine en cinq actes ; mais ce projet me paraît souffrir bien des difficultés, et il ferait tort à d’autres idées que j’ai dans ma pauvre tête. En attendant que je puisse l’exécuter, je vous supplie de faire donner, après les chaleurs, cinq ou six représentations de Nanine, quand ce ne serait que pour faire faire la grimace à Roi, et enlaidir encore le vilain.
1 – Amélie, ou le Duc de Foix. (G.A.)
2 – Tragédie de madame du Boccage, jouée le 24 Juillet. (G.A.)
3 – Madame Denis voulait faire jouer une comédie de sa composition, la Coquette punie. (G.A.)
4 – Emprisonné à Vincennes, le 24 Juillet, pour sa Lettre sur les aveugles. (G.A.)
à M. l’abbé Raynal
Lunéville, le 30 Juillet 1749.
Vous m’avez fait, monsieur, le plus sensible plaisir. Vos lettres sont, après votre conversation, l’une des choses que j’aime le mieux. Vous n’avez pas assurément diminué le goût que j’ai pour vous ; j’aurais mieux aimé que vous m’eussiez annoncé votre ouvrage (1) que la plupart des livres dont vous me parlez. Je ne ferai venir que celui (2) de M. de Buffon ; il pourra m’apprendre des vérités. Les Lettres de Rousseau, qui sont en chemin, ne me diront que des mensonges, et encore ce seront des mensonges mal écrits. Il y a loin, assurément, entre ce forgeur de rimes recherchées et un homme d’esprit, et encore plus loin entre lui et un honnête homme. Si c’est Racine le fils, ou Racine, fi ! comme disait l’abbé Gédoin, qui a fait imprimer ces Lettres (3), il a fait là une vilaine action ; mais je ne veux pas l’en soupçonner. Il doit être dégoûté de faire imprimer des lettres ; et, d’ailleurs, je lui crois trop de probité pour penser qu’il se soit avili à rendre publiques de plates et d’insipides calomnies. Il y a un autre homme que j’en soupçonne. Je ne désespère pas qu’on ne nous donne incessamment un recueil de lettres de l’abbé Desfontaines, de Chausson et de Deschauffours. Au reste, je puis vous assurer que, si je voulais publier des lettres originales que j’ai entre les mains, je ferais voir que Rousseau a vécu en méchant homme, et est mort en hypocrite. Mais à quoi lui ont servi ses méchancetés ? à lui faire traîner une vie vagabonde et malheureuse, à le chasser de chez tous ses maîtres, à lui laisser pour toute ressource un juif condamné à Paris à être roué. Les honnêtes gens doivent être affligés que ce coquin-là ait fait de beaux vers.
L’homme (4) dont vous parlez, qui fait de mauvaises épigrammes contre un corps dont il était exclu, est bien aussi méchant que Rousseau ; mais il n’a pas, comme lui, de quoi racheter un peu ses vices.
Je connais de réputation Aaron Hill (5) ; c’est un digne Anglais ; il nous pille, et il dit du mal de ceux qu’il vole.
Madame du Châtelet a écrit au gouverneur (6) de Vincennes, pour le prier d’adoucir, autant qu’il le pourra, la prison de Socrate-Diderot. Il est honteux que Diderot soit en prison, et que Roi ait une pension. Ces contrastes-là font saigner le cœur.
Adieu, monsieur ; vous m’avez mis en goût, ne m’abandonnez pas, je vous en prie ; écrivez quelquefois à votre zélé partisan, à votre ami, et ne faites pas plus de cérémonies que moi.
1 – Anecdotes littéraires. (G.A.)
2 – L’Histoire naturelle qui commençait à paraître. (G.A.)
3 – L. Racine déclara n’y être pour rien. (G.A.)
4 – Le poète Roy. (G.A.)
5 – Traducteur de Zaïre et auteur d’une Mérope imitée de Voltaire. (G.A.)
6 – Du Châtelet-Clément, parent d’Emilie. (G.A.)
à M. le comte d’Argental
A Lunéville, le 12 Août 1749.
O anges ! j’oserai écrire pour ce brave meurtrier dont vous me parlez. Le service du roi de Prusse est un peu plus sévère que celui de nos partisans ; mais aussi il aura le plaisir d’appartenir à un grand homme.
Ah ! vraiment, il est bien question de ce pauvre ouvrage, de cette tragédie (1) dans le goût ordinaire ! je n’y veux pas assurément songer. Lisez, lisez seulement ce que je vous envoie ; vous allez être étonnés, et je le suis moi-même. Le 3 du présent mois, ne vous en déplaise, le diable s’empara de moi, et me dit : Venge Cicéron et la France, lave la honte de ton pays. Il m’éclaira, il me fit imaginer l’épouse de Catilina, etc. Ce diable est un bon diable, mes anges ; vous ne feriez pas mieux. Il me fit travailler jour et nuit. J’en ai pensé mourir ; mais qu’importe ? En huit jours, oui, en huit jours et non en neuf, Catilina (2) a été fait, et tel à peu près que les premières scènes que je vous envoie. Il est tout griffonné et moi tout épuisé. Je vous l’enverrai, comme vous croyez bien, dès que j’y aurai mis la dernière main.
Vous n’y verrez point de Tullie amoureuse, point de Cicéron maquereau ; mais vous y verrez un tableau terrible de Rome, et j’en frémis encore. Fulvie vous déchirera le cœur, vous adorerez Cicéron. Que vous aimerez César ! que vous direz : Voilà Caton ! et Lucullus, Crassus, qu’en dirons-nous ?
O mes chers anges ! Mérope est à peine une tragédie en comparaison ; mais mettons au moins huit semaines à corriger ce que nous avons fait en huit jours. Croyez-moi, croyez-moi, voilà la vraie tragédie. Nous en avions l’ombre, mais il s’agit qu’elle soit aussi bonne que le sujet est beau.
J’ai fait à peu près ce que vous avez voulu pour Nanine ; c’est l’affaire de deux minutes.
Adieu, adieu ; ma tendresse pour vous est l’affaire de ma vie. Madame du Châtelet vous fait mille compliments. Portez-vous comme elle, et perdez moins à la comète qu’elle et moi.
P.S. - Je suis peu de votre avis, messieurs, sur bien des points qui concernent Adélaïde ; mais c’est pour une autre fois. Réservons-là comme un pâté froid ; on le mangera quand on aura faim.
1 – Amélie. (G.A.)
2 – Autrement dit, Rome sauvée. (G.A.)