CORRESPONDANCE - Année 1749 - Partie 10
Photo de JAMES
(Château de Voltaire)
à M. le comte d’Argental
A Paris, le 5 au soir, en arrivant.
S’il n’y avait à Paris que votre maison, j’aurais volé, mon cher et respectable ami, et ma mauvaise santé ne m’aurait pas retenu ; mais je vous avoue que j’ai craint la curiosité de bien des personnes qui aiment à empoisonner les plaies des malheureux, et j’ai beaucoup redouté Paris. Il fallait absolument, mes chers anges, mettre un temps entre le coup qui m’a frappé et mon retour. Permettez-moi de ne partir que mercredi prochain, et d’arriver à très petites journées. Je ne peux guère faire autrement, parce que je voyage avec mon équipage. Mais, mon Dieu, que la santé de madame d’Argental m’inquiète : cela est bien long ! J’admire son courage, mais son état me désespère. Me voici à Reims ; mais mon cœur, qui va un autre train que moi, est avec vous, il est dans votre petite maison d’Auteuil. Je suis bien content que vous le soyez un peu plus de l’ouvrage de ma nièce ; mais je serais désolé qu’elle se mît dans le train de donner au public des pièces médiocres. C’est le dernier des métiers pour un homme, et le comble de l’avilissement pour une femme. Adieu, encore une fois, la consolation de ma vie. Mille tendres respects à toute votre société, mais que madame d’Argental, qui en fait le charme, se porte donc mieux !
à M. le comte d’Argental
A Reims, le 8 Octobre 1749.
J’ai cru pouvoir, mes chers anges, adoucir un peu mon état en songeant à vous plaire. J’ai fait copier à Reims Catilina, qui était trop plein de ratures pour pouvoir vous être montré à Paris. Je ne peux me refuser au petit plaisir de vous dire que j’ai trouvé dans Reims un copiste qui a voulu d’abord lire l’ouvrage avant de se hasarder à le transcrire ; et voici ce que mon écrivain m’a envoyé (1) après avoir lu la pièce. Ce n’est pas que je prétende captiver votre suffrage par le sien ; mais vous m’avouerez qu’il est singulier qu’un copiste ait senti si bien, et ait si bien écrit. M. de Pouilli pense comme le copiste ; mais je ne tiens rien sans vous. Ce M. de Pouilli, au reste, est peut-être l’homme de France qui a le plus vrai goût de l’antiquité. Il adore Cicéron, et il trouve que je ne l’ai pas mal peint. C’est un homme que vous aimeriez bien que ce Pouilli ; il a votre candeur et il aime les belles-lettres comme vous. Il y avait ici un chanoine (2) qui, pour s’être connu en vin, avait gagné un million ; il a mis ce million en bienfaits, il vient de mourir. Mon Pouilli, qui est à Reims ce que vous devriez être à Paris, à la tête de la ville, a fait l’oraison funèbre de ce chanoine, qu’il doit prononcer. Je vous assure qu’il a raison d’aimer Cicéron, car il l’imite bien heureusement. Je pars, mes adorables anges ; car, quoique je déteste Paris, je vous aime beaucoup plus que je ne hais cette grande, vilaine, turbulente, frivole, et injuste ville. Je me flatte de retrouver madame d’Argental dans une meilleure santé. C’est là l’idée qui m’occupe, et je vous assure que j’ai des remords de n’être pas venu plus tôt.
Adieu, vous tous qui composez une société si délicieuse.
1 –
Enfin le vrai Catilina
Sur notre scène va paraître ;
Tout Paris dira : Le voilà ;
Nul ne pourra le méconnaître.
Ce scélérat par sa fierté,
César par sa fermeté,
Montreront leur vrai caractère ;
Et, dans ce chef d’œuvre nouveau,
Chacun reconnaîtra, par les coups du pinceau,
César, Catilina, Cicéron, et Voltaire.
Par son très humble et très obéissant serviteur.
TINOIS, de Reims.
(Tinois devint, peu après, secrétaire de Voltaire, qui le chassa à la fin de 1750.) (G.A.)
2 – Jean Godinot. (G.A.)
à Madame du Boccage.
A Paris, ce 12 Octobre 1749.
J’arrive à Paris, madame ; l’excès de ma douleur et de ma mauvaise santé ne m’empêche pas de vous dire à quel point je suis sensible à vos bontés. Il est d’une âme aussi belle que la vôtre de regretter une femme telle que madame du Châtelet. Elle faisait, comme vous, la gloire de son sexe et de la France. Elle était en philosophie ce que vous êtes dans les belles-lettres ; et cette même personne, qui venait de traduire et d’éclaircir Newton, c’est-à-dire de faire ce que trois ou quatre hommes au plus, en France, auraient pu entreprendre, cultivait sans cesse, par la lecture des ouvrages de goût, cet esprit sublime que la nature lui avait donné. Hélas ! madame, il n’y avait pas quatre jours que j’avais relu votre tragédie avec elle. Nous avions lu ensemble votre Milton avec l’anglais. Vous la regretteriez bien davantage, si vous aviez été témoin de cette lecture. Elle vous rendait bien justice ; vous n’aviez point de partisan plus sincère. Il a couru, après sa mort, quatre vers assez médiocres à sa louange. Des gens qui n’ont ni goût ni âme me les ont attribués (1). Il faut être bien indigne de l’amitié, et avoir un cœur bien frivole, pour penser que, dans l’état horrible où je suis, mon esprit eût la malheureuse liberté de faire des vers pour elle ; mais ce qu’il y a d’affreux et de punissable, c’est que ce monstre nommé Roi en a fait contre sa mémoire.
Je ne vous connais, madame, qu’une tache dans votre vie, c’est d’avoir été louée par ce misérable que la société devrait exterminer à frais communs. Faut-il qu’une telle horreur soit ajoutée à mon affliction ! Adieu, madame ; si je peux avoir quelque consolation sur la terre, ce sera de vous faire ma cour à Paris, et de vous dire à quel point je vous respecte et vous admire. Ce ne sont pas là les sentiments où l’on se borne quand on a l’honneur de vous connaître. Permettez mes compliments à M. du Boccage.
1 – Voyez aux POÉSIES MÊLÉES. Voltaire renie ce quatrain, parce que Fréron en fit une critique assez piquante. (G.A.)
à M. d’Arnaud
Ce 14 Octobre 1749.
Mon cher enfant, une femme qui a traduit et éclairci Newton, et qui avait fait une traduction de Virgile, sans laisser soupçonner dans la conversation qu’elle avait fait ces prodiges ; une femme qui n’a jamais dit du mal de personne, et qui n’a jamais proféré un mensonge ; une amie attentive et courageuse dans l’amitié ; en un mot, un très grand homme que les femmes ordinaires ne connaissaient que par ses diamants et le cavagnole, voilà ce que vous ne m’empêcherez pas de pleurer toute ma vie. Je suis fort loin d’aller en Prusse ; je peux à peine sortir de chez moi. Je suis très touché de votre sensibilité, vous avez un cœur comme il me le faut ; aussi vous pouvez compter que je vous aime bien véritablement. Je vous prie de faire mes compliments à M. Morand (1).
Adieu, mon cher d’Arnaud ; je vous embrasse.
1 – Chirurgien-major des Invalides, ami de d’Arnaud et de Fréron. (G.A.)
à M. le chevalier de Jaucourt
15 Octobre 1749.
J’arrivai ces jours passés à Paris, mon cher monsieur. J’y trouvai les marques de votre souvenir, et de la bonté de votre cœur ; vous devez assurément être au nombre de ceux qui regrettent une personne unique, une femme qui avait traduit Newton et Virgile, et dont le caractère était au-dessus de son génie. Jamais elle n’abandonna un ami, jamais je ne l’ai entendue médire. J’ai vécu vingt ans avec elle dans la même maison. Je n’ai jamais entendu sortir un mensonge de sa bouche. J’espère que vous verrez bientôt son Newton (1). Elle a fait ce que l’Académie des sciences aurait dû faire. Quiconque pense honorera sa mémoire, et je passerai ma vie à la pleurer. Adieu, je vous embrasse tendrement.
1 – Les Principes de Newton ne parurent qu’en 1756. (G.A.)
à Madame la comtesse de Staal
1749
Mademoiselle (1), si je n’étais l’homme du monde le plus infirme, je passerais pour le plus ingrat. J’ai toujours compté pouvoir venir me jeter aux pieds de madame la duchesse du Maine, la remercier de ses bontés, et vous dire, mademoiselle, combien je suis pénétré des vôtres. Mais des souffrances continuelles m’arrachent à mes plaisirs et à mes devoirs. Je n’ai d’autres consolations que mes livres et un peu de travail, dans les moments de relâche que me donnent mes maux. Jugez, mademoiselle, si un homme condamné à ne vous point voir est malheureux ! Je suis sûr que madame la duchesse du Maine daignera plaindre un de ses sujets qui est exilé de son royaume. Où devrais-je passer ma vie, que dans la patrie du bon goût et du véritable esprit, aux pieds de la protectrice des arts ? J’ose vous conjurer, mademoiselle, de vouloir bien me protéger auprès d’elle : son estime est le but de tous mes travaux ; elle diminuera mes souffrances. Son altesse sérénissime a vu bien des gens de lettres qui valaient infiniment mieux que moi ; mais jamais aucun d’eux n’a senti plus vivement son mérite, et n’a plus admiré la supériorité de ses lumières. Vous êtes faite, mademoiselle, pour lui faire oublier tout le monde ; mais je vous prie de daigner la faire souvenir de moi. Je viendrai assurément, au premier rayon de santé, vous assurer que je voudrais passer mes jours auprès de vous.
Je suis avec bien du respect, mademoiselle, etc.
1 – Je vous demande mille pardons. J’étais plein du nom de mademoiselle Delaunay, que vous avez rendu si respectable, et j’oubliais madame de Staal. (Voltaire.)
à M. d’Aigueberre
Paris, le 26 Octobre 1749.
Mon cher ami, c’était vous qui m’aviez fait renouveler connaissance, il y a plus de vingt ans, avec cette femme infortunée qui vient de mourir de la manière la plus funeste, et qui me laisse seul dans le monde. Je l’avais vue naître. Vous savez tout ce qui m’attachait à elle. Peu de gens connaissaient son extrême mérite, et on ne lui avait pas assez rendu justice ; car, mon cher ami, à qui la rend-on ? Il faut être mort pour que les hommes disent enfin de nous un peu de bien qui est très inutile à notre cendre. Elle a laissé des monuments qui forceront l’envie et la frivolité maligne de notre nation à reconnaître en elle ce génie supérieur que l’on confondait avec le goût des pompons, et des diamants, et du cavagnole. Les bons esprits l’admireront ; mais tous ceux qui connaissent le prix de l’amitié doivent la regretter. Elle était surtout moins paresseuse que vous, mon cher d’Aigueberre, et son exemple devrait bien vous corriger. J’impute votre long silence à vos procès ; mais, à présent qu’ils sont finis, je me flatte que vous donnerez à l’amitié ce que vous avez donné à la chicane. Vous revenez, dites-vous, à Paris ; Dieu le veuille ! Si vous faites cas d’une vie douce, avec d’anciens amis et des philosophes, je pourrais bien faire votre affaire. J’ai été obligé de prendre à moi seul la maison (1) que je partageais avec madame du Châtelet. Les lieux qu’elle a habités nourrissent une douleur qui m’est chère, et me parleront continuellement d’elle. Je loge ma nièce, madame Denis, qui pense aussi philosophiquement que celle que nous regrettons, qui cultive les belles-lettres, qui a beaucoup de goût, et qui, par-dessus tout cela, a beaucoup d’amis, et est dans le monde sur un fort bon ton. Vous pourriez prendre le second appartement, où vous seriez fort à votre aise ; vous pourriez vivre avec nous, et vous seriez le maître des arrangements. Je vous avertis que nous tiendrons une assez bonne maison. Elle y entre à Noël ; et même, si vous voulez, nous nous chargeons de vous acheter des meubles pour votre appartement ; il me semble que vous êtes fait pour qu’on ait soin de vous. Je vous avoue que ce serait pour moi une consolation bien chère de passer avec vous le reste de mes jours. Songez-y, et faites-moi réponse ; je vous embrasse tendrement.
1 – Rue Traversière. (G.A.)