CORRESPONDANCE - Année 1748 - Partie 2
Photo de PAPAPOUSS
à M. le président Hénault
De Lunéville, Février 1748.
J’ai vu ce salon magnifique,
Moitié turc et moitié chinois,
Où le goût moderne et l’antique,
Sans se nuire, ont uni leurs lois.
Mais le vieillard qui tout consume
Détruira ces beaux monuments,
Et ceux qu’éleva votre plume
Seront vainqueurs de tous les temps.
J’ai appris, monsieur, dans cette cour charmante où tout le monde vous regrette, que j’étais exilé vous m’avouerez qu’à votre absence près, l’exil serait doux. J’ai voulu savoir pourquoi j’étais exilé. Des nouvellistes de Paris, fort instruits, m’ont assuré que la reine était très fâchée contre moi. J’ai demandé pourquoi la reine était fâchée, on m’a répondu que c’était parce que j’avais écrit à madame la dauphine que le cavagnole est ennuyeux. Je conçois bien que, si j’avais commis un pareil crime, je mériterais le châtiment le plus sévère ; mais, en vérité, je n’ai pas l’honneur d’être en commerce de lettres avec madame la dauphine. Je me suis souvenu que j’avais envoyé, il y a plus d’un an, quelques méchants vers à une autre princesse très aimable qui tient sa cour à quelque quatre cents lieues d’ici, et qu’en lui parlant de l’ennui de l’étiquette, et de la nécessité de cultiver son esprit, je lui avais dit :
On croirait que le jeu console ;
Mais l’Ennui vient, à pas comptés,
S’asseoir entre des majestés
A la table d’un cavagnole.
Car il faut savoir qu’on joue à ce beau cavagnole ailleurs qu’à Versailles. Au reste, monsieur, si la reine s’applique cette satire, je vous supplie de lui dire qu’elle a très grande raison.
Un esprit fin, juste et solide,
Un cœur où la vertu réside,
Animé d’un céleste feu,
Modèle du siècle où nous sommes,
Occupé des grandeurs de Dieu,
Et du soin du bonheur des hommes,
Peut fort bien s’ennuyer au jeu ;
Et même son illustre père,
Des Polonais tant regretté,
Aux Lorrains ayant l’art de plaire,
Et qui fait ma félicité,
Pourrait dire avec vérité
Que le jeu ne l’amuse guère.
Ainsi, dussé-je être coupable de lèse-majesté ou de lèse-cavagnole, je soutiendrai très hardiment qu’une reine de France peut très bien s’ennuyer au jeu, et que même toutes les pompes de ce monde ne lui plaisent point du tout. Il y a quelque bonne âme qui, depuis longtemps, m’a daigné servir auprès de la reine par des mensonges officieux ; mais vous, monsieur, qui êtes malin et malfaisant, je vous prie de lui dire les vérités dures que je ne puis dissimuler ; ce sont des esprits malfaisants et méchants comme le vôtre qu’il faut employer, quand on veut faire des tracasseries à la cour ; j’oserais même proposer cette noirceur à M. le duc et à madame la duchesse de Luynes.
à M. Marmontel
A Lunéville, 15 Février 1748.
Je vous avais déjà écrit, mon cher ami, pour vous dire combien votre succès m’intéresse. J’avais adressé ma lettre chez un marchand de vin. Il doit avoir à présent pour enseigne du laurier au lieu de lierre, quoiqu’on ait dit,
. . . . . . . hedera crescentem ornate poetam.
VIRG., ecl. VII.
Je reçois votre billet. L’honneur que vous voulez me faire (1) en est un pour les belles-lettres. Vous faites renaître le temps où les auteurs adressaient leurs ouvrages à leurs amis. Il eût été plus glorieux à Corneille de dédier Cinna à Rotrou qu’au trésorier de l’épargne Montauron. Je vous avoue que je suis bien flatté que notre amitié soit aussi publique qu’elle est solide, et je vous remercie tendrement de ce bel exemple que vous donnez aux gens de lettres. J’espère revenir à Paris assez à temps pour voir jouer votre pièce, quelque tard que j’y vienne. Comptez que tous les agréments de la cour de Pologne ne valent ni l’honneur que vous me faites, ni le plaisir que votre réussite m’a causé. Je vous mandais, dans ma dernière lettre, que c’est à présent qu’il faut corriger les détails ; c’est une besogne aisée et agréable, quand le succès est confirmé. Adieu, mon cher ami ; il faut songer à présent à être de notre Académie ; c’est alors que ma place me deviendra bien chère. Je vous embrasse de tout mon cœur, et je compte à jamais sur votre amitié.
1 – Marmontel lui dédiait sa tragédie. (G.A.)
à Madame la comtesse d’Argental
A Lunéville, le 25 Février 1748.
J’ai acquitté votre lettre de change madame, le lendemain ; mais je crains bien de ne vous avoir payée qu’en mauvaise monnaie. L’envie même de vous obéir ne m’a pu donner du génie (1). J’ai mon excuse dans le chagrin de savoir que votre santé va mal ; comptez que cela est bien capable de me glacer. Vous ne savez peut-être pas, M. d’Argental et vous, avec quelle passion je prends la liberté de vous aimer tous deux.
Si j’avais été à Paris, vous auriez arrangé de vos mains la petite guirlande que vous m’aviez ordonnée pour le héros de la Flandre et des filles, et vous auriez donné à l’ouvrage la grâce convenable. Mais aussi pourquoi moi, quand vous avez la grosse et brillante Babet dont les fleurs sont si fraîches ? Les miennes sont fanées, mes divins anges, et je deviens, pour mon malheur, plus raisonneur et plus historiographe que jamais ; mais enfin il y a remède à tout, et Babet est là pour mettre quelques roses à la place de mes vieux pavots. Vous n’avez qu’à ordonner.
Mon prétendu exil serait bien doux ici, si je n’étais pas trop loin de mes anges. En vérité, ce séjour-ci est délicieux ; c’est un château enchanté dont le maître fait les honneurs. Madame du Châtelet a trouvé le secret d’y jouer Issé (2) trois fois sur un très beau théâtre, et Issé a fort réussi. La troupe du roi m’a donné Mérope. Croiriez-vous, madame, qu’on y a pleuré tout comme à Paris ? Et moi, qui vous parle, je me suis oublié au point d’y pleurer comme un autre.
On va tous les jours dans un kiosque, ou d’un palais dans une cabane, et partout des fêtes et de la liberté. Je crois que madame du Châtelet passerait ici sa vie (3) ; mais moi, qui préfère la vie unie et les charmes de l’amitié à toutes les fêtes, j’ai grande envie de revenir dans votre cour.
Si M. d’Argental voit Marmontel, il me fera le plus sensible plaisir de lui dire combien je suis touché de l’honneur qu’il me fait. J’ai écrit à mon ami Marmontel, il y a plus de dix jours, pour le remercier ; j’ai accepté, tout franchement et sans aucune modestie, un honneur qui m’est très précieux, et qui, à mon sens, rejaillit sur les belles-lettres. Je trouve cent fois plus convenable et plus beau de dédier son ouvrage à son ami et à son confrère qu’à un prince. Il y a longtemps que j’aurais dédié une tragédie à Crébilllon, s’il avait été un homme comme un autre. C’est un monument élevé aux lettres et à l’amitié. Je compte que M. d’Argental approuvera cette démarche de Marmontel, et que même il l’y encouragera.
Adieu, vous deux qui êtes pour moi si respectables, et qui en faites le charme de la société. Ne m’oubliez pas, je vous en conjure, auprès de M. votre frère, ni auprès de M. de Choiseul et de vos amis.
1 – Voyez l’Epître au maréchal de Saxe. (G.A.)
2 – Pastorale de La Motte. Emilie l’avait déjà jouée à Sceaux. (G.A.)
3 – Voltaire ne se doute pas qu’elle venait de tomber amoureuse de Saint-Lambert.
à Madame de Champbonin
De Lunéville.
Le désir d’aller vous surprendre au Champbonin, madame, du moins l’espérance que j’en avais, m’empêche depuis longtemps d’avoir l’honneur de vous écrire. J’ai toujours compté partir de jour en jour, et quitter la cour de Lorraine, pour aller goûter auprès de vous les charmes de l’amitié et de cette vie que vous m’avez fait aimer. Je n’attends plus qu’une lettre de votre amie madame du Châtelet, et de madame de Roncières, pour partir. Permettez donc, madame, que je vous adresse celle-ci que j’écris à madame de Roncières, et que je vous supplie de lui faire tenir par un exprès, afin qu’une réponse prompte me mette en état d’aller bientôt vous faire ma cour. Une des plus agréables nouvelles que je puisse jamais recevoir serait que votre fortune fût un peu augmentée : i me semble que c’est la seule chose qu’on puisse vous désirer. Pardonnez ce petit mouvement, qui est peut-être d’indiscrétion, au tendre attachement que je vous ai voué pour jamais. Quand on aime véritablement, on se passe hardiment des choses dont on ne dit mot au reste du monde. Nous attendons tous les jours ici une bataille (1). Gagnée ou perdue. Il y a ordre aux portes de ne point laisser passer des courriers extraordinaires. Cet ordre fait penser qu’on veut donner le temps au courrier de l’armée de porter la nouvelle. D’ailleurs on sait ici très peu de chose de la façon dont les armées sont postées. Le lansquenet et l’amour occupent cette petite cour. Pour moi, quand la tendre amitié m’occupera au Champbonin, je serai bien content de mon sort. Comptez, madame, pour toute ma vie, sur mon tendre et respectueux attachement.
1 – Sous les murs de Maëstricht. Elle n’eut pas lieu. (G.A.)