CORRESPONDANCE - Année 1745 - Partie 2
Photo de PAPAPOUSS
à M. le comte d’Argental
Paris, ce lundi.
Voici un prologue, voici des mémoires justificatifs, voici des consultations ; ayez surtout la bonté de me répondre sur le feu d’artifice. Me suis-je trompé ? cette idée ne fournit-elle pas un spectacle plein de galanterie, de magnificence, et de nouveauté ? Je ne vois plus qu’un étang ; on m’a enfourné dans une bouffonnerie, dont j’ai peur de ne me pas tirer. Je travaille avec un dégoût extrême ; je ne suis soutenu que par vos bontés. Dites à M. de Solar que ni Virgile ni le Tasse n’ont été improvisatori ; on ne fait sur-le-champ que des choses médiocres tout au plus. Ce goût improvisare est le sceau de la barbarie chez les Italiens. Voilà nos troubadours ressuscités.
Vous buvez, mon adorable ange, la dernière bouteille de mon vin ; mais je me flatte que je ferai à Cirey une bonne cuvée cet été, et que je vous fournirai encore un petit tonneau pour l’hiver. Pardon, je comptais vous faire ma petite cour ce matin : je ne sais si je serai assez heureux pour voir mes deux anges. Empêchez bien La Noue d’être fâché ; car, en vérité, il ne doit pas l’être. La Noue Orosmane ! ah !
A propos, mon divin ange, je n’ai pas cru qu’il fût du respect de vous prier d’honorer de votre présence notre orgie d’histrions ; mais si vous étiez assez humain pour nous faire cet honneur, vous nous causeriez le plus grand plaisir.
Nous nous réservons toujours pour le beau jour. Mais si, par exemple, madame d’Argental voulait alors nous honorer de sa présence, avec quelqu’une de ses amies, j’en écrirais sur-le-champ au tyran duc de Richelieu, et je répondrais bien que ce sultan recevrait dans son sérail de telles odalisques. Si madame d’Argental veut venir entendre de très belle musique, il ne tient donc qu’à elle. Je vais à bon compte la mettre sur la liste ; et quand elle se présentera, on lui ouvrira les deux battants.
Encore un mot. Si ces anges, qui tiennent une si bonne maison, veulent donner à souper mercredi à madame Newton-pompon du Châtelet, on attend leurs ordres pour s’arranger, et on baise le bout de leurs ailes. Je m’arrange très bien de les aimer à la fureur ; écoutez, chers anges, pourquoi donc êtes-vous si aimables ?
à M. de Cideville
A Versailles, le 31 Janvier 1745.
Mon aimable ami, je suis un barbare qui n’écris point, ou qui n’écris qu’en vile prose ; vos vers font mon plaisir et ma confusion. Mais ne plaindrez-vous pas un pauvre diable qui est bouffon du roi à cinquante ans, et qui est plus embarrassé avec les musiciens, les décorateurs, les comédiens, les comédiennes, les chanteurs, les danseurs, que ne le seront les huit ou neuf électeurs pour se faire un césar allemand (1) ? Je cours de Paris à Versailles, je fais des vers en chaise de poste. Il faut louer le roi hautement, madame la dauphine finement, la famille royale doucement, contenter la cour, ne pas déplaire à la ville.
Oh ! qu’il est plus doux mille fois
De consacrer son harmonie
A la tendre amitié dont le saint nœud nous lie !
Qu’il vaut mieux obéir aux lois
De son cœur et de son génie,
Que de travailler pour des rois !
Bonjour, mon cher et ancien ami ; je cours à Paris pour une répétition, je reviens pour une décoration. Je vous attends pour me consoler et pour me juger. Que n’êtes-vous venu pour m’aider ! Adieu ; je vous aime autant que j’écris peu.
1 – L’empereur Charles VII était mort depuis onze jours. (G.A.)
à M. Thieriot
Versailles…. 1745 (1).
Je suis à Versailles en retraite, mon cher Thieriot. Je n’y vois personne. Je travaille beaucoup, et rien ne m’y manque que vous. Je brave ici la fortune dans son temple, et je fais à Versailles le même personnage qu’un athée dans une église. Ne m’oubliez pas, quoique je sois retiré du monde.
Lefèvre, notre petit peintre, m’a promis qu’il irait travailler dimanche chez M. le lieutenant civil (2). Si on venait le prendre, ayez donc la bonté, mon cher ami, de l’y mener de très bonne heure. Si vous pouviez voir M. le lieutenant civil avant ce temps, et lui rendre cette lettre cachetée avec enveloppe, je vous serais très obligé. Ecrivez-moi, si votre paresse le permet.
A Versailles, ce mercredi matin, à l’hôtel de Villeroi.
Les deux airs de tête que M. Lefèvre doit prendre sont à la bataille d’Ivry et au premier chant (3), gravés l’un par Thomassin et l’autre par Desplaces. Ces deux estampes sont sûrement dans la maison de madame de Bernières ; je les ai laissées ou dans son appartement, ou dans la chambre que j’ai occupée en dernier lieu.
1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – D’Argourges de Fleury, lieutenant civil depuis 1710. (A. François.)
3 – De la Henriade. (A. François)
à M. le marquis d’Argenson
Le 8 Février 1745.
Je vous renvoie, monseigneur, le manuscrit que vous avez bien voulu me confier. L’auteur n’a pas la courte haleine s’il prononce, sans respirer, ses périodes. C’est un peu se moquer du monde que de dire que ce duc co-régent (1) n’aurait pas où reposer son chef, s’il devenait veuf ; il aurait l’administration des pays héréditaires de la maison d’Autriche, jusqu’à la majorité du duc, qui serait bientôt roi des Romains ; Je suis sûr que vous direz de meilleures raisons aux électeurs.
Je suis bien fâché contre la Princesse de Navarre, qui m’empêche de vous faire ma cour. M. Racine fut moins protégé par MM. Colbert et Seignelai que je ne le suis par vous. Si j’avais autant de mérite que de sensibilité, je serais en belle passe.
La charge de gentilhomme ordinaire ne vaquant presque jamais, et cet agrément n’étant qu’un agrément, on y peut ajouter la petite place d’historiographe ; et, au lieu de la pension attachée à cette historiographie, je ne demande qu’un rétablissement de quatre cents livres. Tout cela me paraît modeste, et M. Orry (2) en juge de même. Il consent à toutes ces guenilles.
Daignez achever votre ouvrage, monseigneur, et vous aboucher avec M. de Maurepas. Je compte avoir l’honneur de vous remercier incessamment, et de vous renouveler mes très tendres respects et ma vive reconnaissance.
1 – François, grand-duc de Toscane et co-régent des Etats autrichiens. (G.A.)
2 – Contrôleur-général des finances. (G.A.)
à M. de Cideville
Mon cher et aimable ami, si ma faible machine pouvait suivre mon cœur, je serais actuellement chez vous. Je comptais venir aujourd’hui vous embrasser ; mais il faut que les malades souffrent de toutes façons, et mon estomac, ma poitrine, etc., ne font pas mes plus grands chagrins. Je suis à Paris et je ne vous ai pas vu ! Voilà de tous les maux le plus grand.
à M. le comte d’Argental
A Versailles, le 25 Février 1745.
La cour de France ressemble à une ruche d’abeilles, on y bourdonne autour du roi. Il y avait plus de bruit à la première représentation (1) qu’au parterre de la Comédie ; cependant le roi a été très content. je ne me suis mêlé que de lui plaire. Sa protection et l’amitié de M. et de madame d’Argental, voilà l’objet de mes désirs et de mes soins ; le reste m’est très indifférent, et on peut faire à l’Opéra toutes les sottises qu’on voudra, sans que je m’en mêle. Mon ouvrage est décent, il a plu sans être flatteur. Le roi m’en sait gré. Les Mirepoix ne peuvent me nuire. Que me faut-il de plus ? Il y aurait cent tracasseries à essuyer si je voulais empêcher qu’on rejouât l’opéra (2) de Rameau. Je n’en veux aucune, je ne veux que revenir vous faire ma cour ; mais je vous avertis que madame du Châtelet veut être du voyage. Je suis comme les jésuites, je ne marche point seul. Vous sentez bien que n’étant qu’un accident, et madame du Châtelet étant ens per se, je ne peux me séparer d’elle sans être anéanti.
1 – La Princesse de Navarre, jouée le 23 Février. Voyez l’Avertissement en tête de cette pièce. (G.A.)
2 – Dardannus. (K .)
à M. Thieriot
Versailles, ce 27 Février (1).
Mon cher ami, je n’ai ici ni mains, ni pieds, ni tête, tant je suis las. Je vous écris de la main d’un autre pour vous dire que je songe beaucoup plus à vos intérêts que je ne suis occupé du tapage de ce pays-ci. La solidité de l’amitié est toujours chez moi préférable à la fumée. Le roi est fort content de soins qu’on a pris pour lui plaire ; mais il y a dans le monde un roi (2) que je ne veux plus aimer que quand vous serez content de lui. Je vous embrasse tendrement.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Frédéric II. (G.A.)
à M. le comte d’Argental
1745.
Mon cher ange gardien, vous ne réussissez qu’à vous faire adorer et à me faire trembler ; mais il sera bien difficile que vous puissiez empêcher qu’on ne hasarde la petite pièce avec Jules César. On ne ferait jamais rien dans ce monde, dans aucun genre, si on ne hasardait pas un peu. Pourvu que je ne risque point de perdre votre estime et votre amitié, et celle de madame d’Argental, je peux hasarder tout le reste ; car qu’est-ce que le reste ?
Le roi m’a accordé verbalement la première charge vacante de gentilhomme ordinaire de sa chambre, et, par brevet, la place d’historiographe, avec deux mille francs d’appointements. Me voilà engagé d’honneur à écrire des anecdotes ; mais je n’écrirai rien, et je ne gagnerai pas mes gages.
Adieu, ange de paix ; ne soyez pas un ange de mauvais augure ; vous n’êtes fait que pour annoncer le bonheur.
Songez, je vous prie, à faire en sorte que je ne sois pas brouillé avec M. le duc d’Aumont parce que La Noue ressemble au petit singe de la cheminée de madame de Tencin.
Sub umbra alarum tuarum.