CORRESPONDANCE : Année 1741 - Partie 7
Photo de PAPAPOUSS
à M. de S’Gravesande (1)
Je vous remercie, monsieur, de la figure que vous avez bien voulu m’envoyer de la machine dont vous vous servez pour fixer l’image du soleil. J’en ferai faire une sur votre dessin, et je serai délivré d’un grand embarras ; car moi, qui suis fort maladroit, j’ai toutes les peines du monde dans ma chambre obscure avec mes miroirs. A mesure que le soleil avance, les couleurs s’en vont, et ressemblent aux affaires de ce monde, qui ne sont pas un moment de suite dans la même situation. J’appelle votre machine un sta, sol. Depuis Josué, personne, avant vous, n’avait arrêté le soleil.
J’ai reçu, dans le même paquet, l’ouvrage que je vous avais demandé, dans lequel mon adversaire (2), et celui de tous les philosophes, emploie environ trois cents pages au sujet de quelques Pensées de Pascal, que j’avais examinées dans moins d’une feuille. Je suis toujours pour ce que j’ai dit. Le défaut de la plupart des livres est d’être longs. Si on avait la raison pour soi, on serait court ; mais peu de raison et beaucoup d’injures ont fait les trois cents pages.
J’ai toujours cru que Pascal n’avait jeté ses idées sur le papier que pour les revoir et en rejeter une partie. Le critique n’en veut rien croire. Il soutient que Pascal aimait toutes ses odes ; et qu’il n’en eût retranché aucune ; mais, s’il savait que les éditeurs eux-mêmes en supprimèrent la moitié, il serait bien surpris. Il n’a qu’à voir celles que le P. Desmolets a recouvrées depuis quelques années, écrites de la main de Pascal même, il sera bien plus surpris encore (3) ; Elles sont imprimées dans le Recueil de Littérature.
Les hommes d’une imagination forte, comme Pascal, parlent avec une autorité despotique ; les ignorants et les faibles écoutent avec une admiration servile ; les bons esprits examinent.
Pascal croyait toujours, pendant les dernières années de sa vie, voir un abîme à côté de sa chaise ; faudrait-il pour cela que nous en imaginassions autant ? Pour moi, je vois aussi un abîme, mais c’est dans les choses qu’il a cru expliquer. Vous trouverez dans les Mélanges de Leibnitz que la mélancolie égara sur la fin la raison de Pascal. ; il le dit même un peu durement. Il n’est pas étonnant, après tout, qu’un homme d’un tempérament délicat, d’une imagination triste, comme Pascal, soit, à force de mauvais régime, parvenu à déranger les organes de son cerveau. Cette maladie n’est ni plus surprenante ni plus humiliante que la fièvre et la migraine. Si le grand Pascal en a été attaqué, c’est Samson qui perd sa force. Je ne sais de quelle maladie était affligé le docteur qui argumente si amèrement contre moi ; mais il prend le change en tout, et principalement sur l’état de la question.
Le fond de mes petites Remarques sur les Pensées de Pascal, c’est qu’il faut croire sans doute au péché originel, puisque la foi l’ordonne, et qu’il faut y croire d’autant plus que la raison est absolument impuissante à nous montrer que la nature humaine est déchue. La révélation seule peut nous l’apprendre. Platon s’y était jadis cassé le nez. Comment pouvait-il savoir que les hommes avaient été autrefois plus beaux, plus grands, plus forts, plus heureux, qu’ils avaient eu de belles ailes, et qu’ils avaient fait des enfants sans femmes ?
Tous ceux qui se sont servis de la physique pour prouver la décadence de ce petit globe de notre monde n’ont pas eu meilleure fortune que Platon. Voyez-vous ces vilaines montagnes, disaient-ils, ces mers qui entrent dans les terres, ces lacs sans issue ? ce sont des débris d’un globe maudit ; mais quand on y a regardé de plus près, on a vu que ces montagnes étaient nécessaires pour nous donner des rivières et des mines, et que ce sont les perfections d’un monde béni.
De même mon censeur assure que notre vie est fort raccourcie, en comparaison de celle des corbeaux et des cerfs. Il a entendu dire à sa nourrice que les cerfs vivent trois cents ans, et les corbeaux neuf cents. La nourrice d’Hésiode lui avait fait aussi apparemment le même conte ; mais mon docteur n’a qu’à interroger quelque chasseur, il saura que les cerfs ne vont jamais à vingt ans. Il a beau faire, l’homme est de tous les animaux celui à qui Dieu accorde la plus longue vie, et quand mon critique me montrera un corbeau qui aura cent deux ans, comme M. de Saint-Aulaire, et madame de Chanclos, il me fera plaisir.
C’est une étrange rage que celle de quelques messieurs qui veulent absolument que nous soyons misérables. Je n’aime point un charlatan qui veut me faire accroire que je suis malade pour me vendre ses pilules. Garde ta drogue, mon ami, et laisse-moi ma santé. Mais pourquoi me dis-tu des injures parce que je me porte bien, et que je ne veux point de ton orviétan ?
Cet homme m’en dit de très grossières, selon la louable coutume des gens pour qui les rieurs ne sont pas. Il a été déterrer dans je ne sais quel journal je ne sais quelles Lettres (4) sur la nature de l’âme, que je n’ai jamais écrites, et qu’un libraire a toujours mises sous mon nom à bon compte, aussi bien que beaucoup d’autres choses que je ne lis point. Mais, puisque cet homme les lit, il devait voir qu’il est évident que ces Lettres sur la nature de l’âme ne sont point de moi, et qu’il y a des pages entières copiées mot à mot de ce que j’ai autrefois écrit sur Locke (5). Il est clair qu’elles sont de quelqu’un qui m’a volé ; mais je ne vole point ici, quelque pauvre que je puisse être.
Mon docteur se tue à prouver que l’âme est spirituelle. Je veux croire que la sienne l’est ; mais, en vérité, ses raisonnements le sont fort peu. Il veut donner des soufflets à Locke sur ma joue, parce que Locke a dit que Dieu était assez puissant pour faire penser un élément de la matière. Plus je relis ce Locke, et plus je voudrais que tous ces messieurs l’étudiassent. Il me semble qu’il a fait comme Auguste, qui donna un édit de coercendo intra fines imperio. Locke a resserré l’empire de la science pour l’affermir. Qu’est-ce que l’âme ? je n’en sais rien. Qu’est-ce que la matière ? je n’en sais rien. Voilà Joseph-Godefroi Leibnitz qui a découvert que la matière est un assemblage de monades. Soit, je ne le comprends pas, ni lui non plus. Eh bien ! mon âme sera une monade ; ne me voilà-t-il pas bien instruit ? Je vais vous prouver que vous êtes immortel, me dit mon docteur. Mais vraiment il me fera plaisir ; j’ai tout aussi grande envie que lui d’être immortel. Je n’ai fait la Henriade que pour cela ; mais mon homme se croit bien plus sûr de l’immortalité par ses arguments que moi par ma Henriade. VANITAS vanitadum et METAPHYSICA vanitas. !
Nous sommes fait pour compter, mesurer, peser : voilà ce qu’a fait Newton ; voilà ce que vous faites avec M. Musschenbroeck ; mais, pour les premiers principes des choses, nous n’en savons pas plus qu’Epistemon et maître Editue (6).
Les philosophes, qui font des systèmes sur la secrète construction de l’univers, sont comme nos voyageurs qui vont à Constantinople, et qui parlent du sérail. Ils n’en ont vu que les dehors, et ils prétendent savoir ce que fait le sultan avec ses favorites. Adieu, monsieur ; si quelqu’un voit un peu, c’est vous ; mais je tiens mon censeur aveugle. J’ai l’honneur de l’être aussi ; mais je suis un Quinze-Vingts de Paris, et lui un aveugle de province. Je ne suis pas assez aveugle pourtant pour ne pas voir tout votre mérite, et vous savez combien mon cœur est sensible à votre amitié.
1 – Cette lettre fut imprimée en 1743, à la suite de la tragédie de Mahomet. (G.A.)
2 – Boullier, auteur de la Défense de Pascal. (G.A.)
3 – Voyez Addition aux remarques.(G.A.)
4 – Ces lettres qui, remaniées, forment aujourd’hui la VIIIe section de l’article AME dans le Dictionnaire philosophique, avaient paru dans le tome II des Amusements littéraires. (G.A.)
5 – Voyez les Lettres anglaises. (G.A.)
6 – Personnages de Pantagruel. (G.A.)
à M. l’abbé Moussinot
Bruxelles, le 4 Juin 1741.
Il est certain, mon cher curieux, que l’affaire des tableaux (1) est, de tout point, une malheureuse affaire. Collens est pauvre, dérangé, voluptueux, et inappliqué ; vous ne recevrez jamais un sou de tout ce qui lui a passé par les mains. Il faut absolument finir avec lui ; mais il n’y a que vous au monde qui le puissiez. Il faut lui donner un rendez-vous, le chercher, le trouver, ne le point quitter que vous n’ayez signé avec lui un compromis. Il reste ici pour environ dix-huit cents florins de tableaux, sur le prix de l’achat ; il en a emporté environ autant. Il faut lui proposer qu’il vous abandonne en entier la perte et le gain de ceux qui sont encore ici, et que je vais faire retirer, ou qu’il prenne le tout pour lui, et qu’il vous compte à Paris ces dix-huit cents florins ; Nous y perdrons, mais il vaut mieux s’en tirer ainsi que de s’embourber davantage ; d’ailleurs, il y a des occasions où il faut savoir perdre.
Ne quittez pas Collens qu’il n’ait pris un de ces partis, car je prévois depuis longtemps un procès. Il voudra me faire payer sa fausse déclaration ; je sais qu’on l’excite à me poursuivre ; ainsi, il se trouverait que j’aurais prêté plus de seize cents florins, et que j’aurais un procès au bout. C’est la circonstance où je suis avec lui qui me met entièrement hors d’état de rien proposer. C’est à vous, mon cher abbé, à consommer cette affaire ; je vous en prie très instamment. J’aurai perdu les frais de votre voyage ; le mal est médiocre, et le plaisir de vous avoir vu ne peut être trop payé.
1 – Voyez la lettre à Moussinot du 9 Juillet 1739. (G.A.)
à M. le comte d’Argental
Bruxelles, ce 5 Juin.
Comment mes anges, qui sondent les cœurs, peuvent-ils s’imaginer que je fasse imprimer leur Mahomet ? Je ne suis pas assez impie pour transgresser leurs ordres ; on ne l’imprimera, on ne le jouera à Paris que quand ils le voudront.
Vous avez cru, je ne sais sur quel billet (1) moitié vers et moitié prose, écrit à La Noue il y a quelques mois, que je lui envoyais ce Mahomet imprimé ; mais mes anges sauront qu’il y a deux points dans cette affaire. Le premier est que j’envoyai à ce La Noue la pièce manuscrite avec les rôles, et qu’il m’a rendu le tout fidèlement, car ce La Noue est un honnête garçon.
Le second point est que ledit La Noue a été aussi indiscret qu’honnête homme, pour le moins ; qu’il a montré mes lettres, et que ces petits vers dont vous me parlez, très peu faits pour être montrés, ont couru Paris. C’est ce second point qui me fâche beaucoup. Il est défendu, dans la sainte Ecriture, de révéler la turpitude de son prochain ; et la plus grande des turpitudes, c’est une lettre écrite d’abondance de cœur à un ami, et qui devient publique. J’ai appris même qu’on a défiguré et fort envenimé ces petits vers dont en vérité il ne me souvient plus. Enfin, j’ai tout lieu de croire que cette bagatelle est allée jusqu’aux oreilles de M. le cardinal (2). Ce qui me le persuade, c’est que, dans ce temps-là même, M. du Châtelet étant à Paris, et ayant retiré d’office mes ordonnances du trésor royal, M. le cardinal donna ordre qu’on ne les payât point.
Madame du Châtelet, sans m’en rien dire, m’a joué le tour d’écrire à son éminence, qui a répondu qu’on me paierait, mais qui n’a pas mis dans sa lettre le même air de bonté pour moi que celui dont il m’honorait quand j’étais en Hollande et en Prusse.
Je vais avoir l’honneur de lui écrire (3) pour le remercier ; mais je ne sais si je dois prendre la liberté de lui proposer de lire Mahomet ; je ne ferai rien sans les ordres de mes anges gardiens.
Je fais mon compliment à M. de La Chaussée (4). Je voudrais bien que quelque jour il pût me le rendre ; mais je doute fort qu’on trouve à la Comédie-Française quatre acteurs tels que ceux qui ont joué Mahomet à Lille.
Je sais que La Noue a l’air d’un fils rabougri de Baubourg, mais aussi il joue, à mon sens, d’une manière plus forte, plus vraie et plus tragique que Dufresne. Il y a un petit Baron qui n’a qu’un filet de voix, mais qui a fait verser des ruisseaux de larmes. J’en verserais, moi, de n’être pas auprès de vous, si je n’étais pas ici. Je me mets à l’ombre de vos ailes.
1 – Voyez, aux POÉSIES MÊLÉES, un huitain adressé à La Noue. (G.A.)
2 – Fleury. (G.A.)
3 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)
4 – Pour sa comédie de Mélanide. (G.A.)
à M. l’abbé Moussinot
Bruxelles.
J’ai un besoin effroyable d’argent, mon cher trésorier ; j’écris à M. le duc de Villars ; la parole de M. le président d’Auneuil ne donne que des espérances. Si nous touchons de M. de Guébriant, c’est quelque chose. Je ferai encore une représentation honnête à M. de Lezeau, après quoi nous agirons en justice. Après les devoirs de bienséance viendront les devoirs d’intérêt. De M. d’Estaing et de son Belle-Poule ? Rien. Cela est dur. Que dit M. de Barassi à cela ? Je lui ai écrit ; point de réponse. C’est plus que dur.
Son éminence écrit à madame la marquise du Châtelet qu’on n’avait qu’à se présenter au trésor royal pour être payé de mes ordonnances. De la part de son éminence c’est un quiproquo, à la vérité, de peu de conséquence pour l’Europe. Avant tout il faut avoir ces ordonnances ; quand vous aurez consommé les aventures du Palais-Royal, il faudra les demander à Versailles, à M. Thévenot. N’oubliez pas ce monsieur, qui est très disposé à nous oublier.
M. Boulanger (1), qui m’a remis votre lettre, est un très honnête garçon, et je soupçonne dans ce jeune homme quelque chose de plus que de l’honnêteté, de la probité, de la modestie, et de la candeur.
Le Ravoisier, à qui j’ai fait tant de bien, est le malheureux qui m’avait volé. Voilà ce qu’on gagne à vieillir, d’apprendre qu’on a été dupe.
Il y a un M. Decaux qui me doit cent francs ; il en faut prendre cinquante, et donner quittance des cent. Je vous recommande le Mouhi. Une autre fois nous parlerons de d’Arnaud.
1 – L’abbé Duvernet prétend qu’il s’agit ici du célèbre ingénieur philosophe Boulanger, qui avait alors dix-neuf ans. (G.A.)