CORRESPONDANCE : Année 1740 - Partie 9

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Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

à M. Cyrille

 

PASTEUR DE L’ÉGLISE CATHOLIQUE FRANÇAISE

 

 

A La Haye, ce 3 Octobre 1740. (1)

 

 

         Vous faites sans doute votre devoir de conciliateur et d’homme de bien en me promettant, comme vous faites, de ne donner jamais mon manuscrit (2) à Jean Van Duren que de mon consentement.

 

         Nous vous prions, M. de Beck, témoin de toute l’affaire, et moi qui y suis intéressé, nous vous prions, dis-je, de vous souvenir des faits suivants :

 

1°/ Que je fis présent à Van Duren du manuscrit en question ; ce que Van Duren n’a jamais nié, et ce dont ses lettres font foi ;

 

2°/ Qu’ayant eu ensuite des raisons pour ne le pas imprimer sitôt, je vins à La Haye ; j’offris à Van Duren de le rembourser de tous ses frais, et de lui payer le quadruple de ces frais pour retirer de lui ce que je lui avais donné en pur don ; il eut l’ingratitude et la dureté de me refuser.

 

3°/ Je lui demandai au moins permission de corriger le manuscrit : il me le confia chez lui feuille à feuille, après m’avoir enfermé sous la clé. Je biffai, raturai et défigurai neufs chapitres du manuscrit : ayant ainsi mutilé un ouvrage dont j’étais le maître, j’offris encore à Van Duren de le racheter de ses mains.

 

4°/ Je lui fis parler par M. de Beck, secrétaire de la légation de Prusse, qui lui offrit à plusieurs reprises mille, quinze cents, deux mille florins ; je lui en offris moi-même trois mille. Enfin j’allai jusqu’à mille ducats. Il me répondit qu’il verrait. Et ensuite vous me dîtes vous-même, cinq ou six fois, qu’il ne voulait s’en dessaisir ni pour or ni pour argent, qu’il ne transigerait pas pour quinze cents ducats. Enfin vous et lui m’assurâtes qu’il voulait avoir le manuscrit véritable et correct, et qu’il rendrait alors celui que j’avais biffé ; qu’il espérait gagner, en imprimant le véritable manuscrit, plus que je ne pourrais lui donner, en lui achetant le manuscrit informe dont il est saisi.

 

5°/ Je voulus bien enfin accepter ce parti : je vous remis le véritable ouvrage, et il donna sa parole d’honneur qu’il rendrait l’informe manuscrit, qui ne doit pas paraître. Vous reçûtes ces paroles, vous m’assurâtes que l’affaire était terminée, vous m’en félicitâtes, et je partis de La Haye, plein de la confiance que vous m’inspiriez.

 

6°/ Plus d’un mois s’est écoulé ; Van Duren n’a point tenu sa parole ; il vous dit qu’il a renvoyé ce manuscrit informe à Bâle ; il dit à M. de La Ville (3) qu’il l’a envoyé à Londres ; il dit qu’il l’a débité à Francfort. Tantôt il prétend qu’il est imprimé, tantôt il dit qu’il ne l’est pas. Tant de mensonges entassés, une conduite si irrégulière et si perfide, doivent vous convaincre, monsieur, que je ne peux me fier à un pareil homme qui, d’ailleurs, est universellement connu ici.

 

         Je ne me sens pas moins l’obligation que je vous ai ; et plus vous aurez en horreur les mauvais procédés de Van Duren, plus j’aurai bonne opinion de votre cœur. Je prendrai les mesures que mes amis approuveront, et je compterai toujours sur la fidélité avec laquelle vous garderez le dépôt. C’est avec ces sentiments, monsieur, que nous sommes vos très humbles et très obéissants serviteurs.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Le manuscrit de l’Anti-Machiavel, que Voltaire avait déposé entre les mains de ce pasteur. (G.A.)

 

3 – Secrétaire de l’ambassadeur de France, Fénelon. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. l’Abbé Moussinot

 

 

A La Haye, au palais du roi de Prusse, le 7 Octobre 1740.

 

 

         Je n’ai qu’un mot à dire, mon cher abbé, et qu’un moment pour écrire. J’ai retrouvé l’Avant-propos en question. Donnez le Machiavel à qui vous voudrez, et qu’on l’imprime comme le libraire voudra, avec ou sans privilège.

 

         Donnez un louis d’or à d’Arnaud : qu’il compte sur nos soins ; je travaille pour lui ; mais il faut attendre. Je suis laconique et je vous aimerai toujours.

 

 

 

 

 

à M. Thieriot

A La Haye, ce 9 octobre 1740. (1)

 

 

         Voici de la graine des Périclès et des Lélius ; c’est un jeune républicain d’une famille distinguée dans sa patrie, et qui lui fera honneur par lui-même. Il désire de voir à Paris des hommes et des livres ; vous pouvez lui procurer ce qu’il y a de mieux dans ces deux espèces.

 

 

Scribe tui gregis hunc, et fortem crede bonumque.

 

HOR., I. I, ep. IX.

 

 

         Je vous embrasse. VOLTAIRE.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. ***

La Haye.

 

 

         Soyez très sûr, monsieur, que j’ai sondé le terrain pour les choses que vous souhaitez, et que, si cela avait été praticable, je l’aurais fait ; mais il n’y a pas la moindre apparence qu’on ait le plus léger besoin ni la plus petite envie de ce que vous imaginez. Le philosophe couronné est un vrai roi philosophe qui pense en héros, mais qui vit avec simplicité, et qui ne connaît pas le besoin du superflu : du moins il est ainsi jusqu’à présent. Ses dépenses consistent à entretenir cent mille hommes, ou à faire fleurir les arts, le reste lui est inconnu.

 

         Si je peux vous  être de quelque utilité, vous n’avez qu’à parler. Adressez votre lettre au palais de Prusse, à La Haye.

 

         Je vous embrasse, mon cher monsieur, de tout mon cœur.

 

 

 

 

 

à M. Thieriot

A La Haye, octobre.

 

 

         Mon cher ami, je reçois votre lettre. Vous serez content, au plus tard, au mois de juin. Vous avez affaire à un roi qui est réglé dans ses finances comme un géomètre, et qui a toutes les vertus. Ne vous mettez point dans la tête les choses dont vous me parlez. Continuez à bien servir le plus aimable monarque de la terre, et à aimer vos anciens amis d’une amitié ferme et courageuse, qui ne cède point aux insinuations de ceux qui cherchent à extirper dans le cœur des autres une vertu qu’ils n’ont point connue dans le leur.

 

         Enfin, le roi de Prusse a accepté le présent que je lui ai voulu faire de M. du Molard. Annoncez-lui cette bonne nouvelle. M. Jordan vous mandera les détails, s’il ne les a déjà mandés (1).

 

 

1 – On avait jusqu’alors cousu à cette lettre le billet du 9 octobre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le Maréchal de Broglie

 

 

A La Haye, au palais du roi de Prusse, ce 17 Octobre.

 

 

         Monseigneur, il m’est venu trouver ici un jeune homme d’une figure assez aimable, quoique petite, portant ses cheveux, ayant l’air vif, une petite bouche, et paraissant âgé de vingt-trois à vingt-quatre ans. Il se nomme M. de Champflour, et se dit garçon-major et lieutenant dans le régiment de Luxembourg, actuellement en garnison dans votre citadelle de Strasbourg.

 

         Il se flatte de n’être pas oublié de vous, monseigneur, et il dit que M. son père, qui a l’honneur d’être connu de vous, pourra être touché de son état, si vous voulez bien le protéger.

 

         Il me paraît dans la plus grande misère, chargé d’une femme grosse, et accablé de sa misère et de celle de sa femme. Il vient tous les jours ici tant d’aventuriers, que je ne peux lui rien donner, ni le recommander à personne, sans avoir auparavant votre agrément.

 

         S’il était vrai que son père, pour lequel je prends la liberté de joindre ici une lettre, voulût faire quelque chose en sa faveur, je lui ferais avancer ici de l’argent. Je ne le connais que par le malheur de son état qui l’a forcé à se découvrir à moi.

 

         Je saisis cette occasion pour vous renouveler les assurances du profond respect avec lequel je serai toute ma vie, monseigneur, votre … VOLTAIRE.

 

            Me serait-il permis de présenter mes respects à madame la maréchale ?

 

 

 

 

 

à M. de Champflour, père

 

A La Haye, dans le palais du roi de Prusse, ce 18 Octobre.

 

 

         Quoique je n’aie pas l’honneur d’être connu de vous, monsieur, je me crois obligé de vous écrire pour vous avertir que M. votre fils s’est adressé à moi, à La Haye. Il m’a avoué qu’il a fait des fautes de jeunesse dont il éprouve à la fois la punition et le repentir. Il manque de tout ; une telle misère peut conduire à des fautes nouvelles. Si vous le jugez à propos, monsieur, je lui avancerai ce qu’il faudra pour l’aider à vivre et pour lui procurer quelque emploi dans lequel il puisse vivre en honnête homme et vous faire honneur.

 

 

 

 

 

à M. de Camas

A La Haye, ce 18 d’Octobre 1740.

 

 

         Monsieur, les jansénistes disent qu’il y a des commandements de Dieu qui sont impossibles. Si Dieu ordonnait ici que l’on supprimât l’Anti-Machiavel, les jansénistes auraient raison. Vous verrez, monsieur, par la lettre ci-jointe, au dépositaire (1) du manuscrit, la manière dont je me suis conduit. J’ai senti, dès le premier moment, que l’affaire était très délicate, et je n’ai fait aucun pas sans être éclairé du secrétaire de la légation de Prusse à La Haye, et sans instruire le roi de tout. J’ai toujours représenté ce qui était, et j’ai obéi à ce qu’on voulait. Il faut partir d’où l’on est. Van Duren ayant imprimé, sous deux titres différents, l’Anti-Machiavel, et le livre étant très défiguré, de la part du libraire, et assez dangereux en quelques pays, par le tour malin qu’on peut donner à plus d’une expression, j’ai cru qu’on ne pouvait y remédier qu’en donnant l’ouvrage tel que je l’ai déposé à La Haye, et tel qu’il ne peut déplaire, je crois, à personne. Avant même de faire cette démarche, j’ai envoyé à sa majesté une nouvelle copie manuscrite de son ouvrage, avec ces petits changements que j’ai cru que la bienséance exigeait. Je lui ai envoyé aussi un exemplaire de l’édition de Van Duren. S’il veut encore y corriger quelque chose, ce sera pour une nouvelle édition ; car vous jugez bien qu’on s’arrache le livre dans toute l’Europe. En général, on en est charmé (je parle de l’édition de Van Duren même) ; les maximes qui y sont répandues ont plu infiniment ici à tous les membres de l’Etat et à la plupart des ministres qui en sont révoltés, et c’est pour eux et pour leurs cours que j’ai fait la nouvelle édition ; car ce livre, qui est le catéchisme de la vertu, doit plaire dans tous les Etats et dans toutes les sectes, à Rome comme à Genève, aux jésuites comme aux jansénistes, à Madrid comme à Londres. Je vous dirai hardiment, monsieur, que je fais plus de cas de ce livre que des Césars de l’empereur Julien et des Maximes de Marc-Aurèle. Je trouve bien des gens de mon sentiment ; et tout le monde admire qu’un jeune prince de vingt-cinq ans (2) ait employé ainsi un loisir que les autres princes et les autres hommes n’occupent que d’amusements dangereux ou frivoles.

 

         Enfin, monsieur, la chose est faite ; il l’a voulue, il n’y a qu’à la soutenir. J’ai tout lieu d’espérer que la conduite du roi justifiera en tout l’Anti-Machiavel du prince. J’en juge par ce qu’il me fait l’honneur de m’écrire, du 7 Octobre, au sujet d’Herstal (3) :

 

 

« Ceux qui ont cru que je voulais garder le comté de Horn, au lieu d’Herstal, ne m’ont pas connu. Je n’aurais eu d’autres droits sur Horn que ceux que le plus fort a sur les biens du plus faible. »

 

 

         Un prince qui donne à la fois ces exemples de justice et de fermeté ne sera-t-il pas respecté dans toute l’Europe ? quel prince ne recherchera pas son amitié ? Enfin, monsieur, il vous aime, et vous l’aimez ; il connaît le prix de vos conseils, c’est assez pour me répondre de sa gloire. Je crois qu’il est né pour servir d’exemple à la nature humaine ; et sûrement il sera toujours semblable à lui-même ; s’il croit à vos conseils. Je ne lui suis attaché par aucun intérêt ; ainsi rien ne m’aveugle. Ce sera au temps à décider si j’ai eu raison ou non de lui donner les surnoms de Titus et de Trajan.

 

         Je me destine à passer mes jours dans une solitude, loin des rois et de toute affaire ; mais je ne cesserai jamais d’aimer le roi de Prusse et M. de Camas. Ces expressions sont un peu familières ; le roi les permet, permettez-les aussi, et souffrez que je ne distingue point ici le monarque du ministre.

 

         Je suis pour toute ma vie, monsieur, avec tous les sentiments que je vous dois, etc.

 

 

1 – Cyrille-le-Petit. Voyez plus haut. (G.A.)

 

2 – Ou plutôt vingt-huit ans. (G.A.)

 

3 – Le passage cité n’est pas dans la lettre du 7 Octobre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Cideville

 

A La Haye, au palais du roi de Prusse, le 18 d’Octobre 1740.

 

 

         Voici mon cas, mon très aimable Cideville. Quand vous m’envoyâtes, dans votre dernière lettre, ces vers parmi lesquels il y en a de charmants et d’inimitables pour notre Marc-Aurèle du Nord, je me proposais bien de lui en faire ma cour. Il devait alors venir à Bruxelles incognito ; nous l’y attendions ; mais la fièvre quarte, qu’il a malheureusement encore, dérangea tous ces projets. Il m’envoya un courrier à Bruxelles, et je partis pour l’aller trouver auprès de Clèves.

 

         C’est là que je vis un des plus aimables hommes du monde, un homme qui serait le charme de la société, qu’on rechercherait partout, s’il n’était pas roi ; un philosophe sans austérité, rempli de douceur, de complaisance, d’agréments, ne se souvenant plus qu’il est roi dès qu’il est avec ses amis, et l’oubliant si parfaitement qu’il me le faisait presque oublier aussi, et qu’il me fallait un effort de mémoire pour me souvenir que je voyais assis sur le pied de mon lit un souverain qui avait une armée de cent mille hommes. C’était bien là le moment de lui lire vos aimables vers ; madame du Châtelet, qui devait me les envoyer, ne l’a pas fait. J’étais bien fâché, et je le suis encore ; ils sont à Bruxelles, et moi, depuis un mois, je suis à La Haye ; mais je vous jure bien fort que la première chose que je ferai, en revenant à Bruxelles, sera de les faire copier, et de les envoyer à celui qui en est digne et qui en sentira tout le prix. Soyez sûr que vous en aurez des nouvelles.

 

         Savez-vous bien ce que je fais à présent à La Haye ? Je fais imprimer la réfutation de Machiavel, ouvrage fait pour rendre le genre humain heureux, s’il peut l’être, composé, il y a trois ans (1),  par ce jeune prince, qui, dans un temps que les gens de son espèce emploient à la chasse, se formait à la vertu et à l’art de régner. J’y ai joint une petite Préface de ma façon, et cela était nécessaire pour prévenir deux éditions toutes tronquées, toutes défigurées, qui paraissent coup sur coup, l’une chez Meyer, à Londres, l’autre chez Van Duren, à La Haye.

 

         Il faut que vous lisiez, mon cher ami, cet ouvrage digne d’un roi. Quelque Goth et quelque Vandale trouveront peut-être à redire qu’un souverain ose si bien penser et si bien écrire ; ils regretteront les heureux temps où les rois signaient leur nom avec un monogramme, sans savoir épeler ; mais mon cher Cideville et tous les êtres pensants applaudiront. Je n’y sais autre chose que d’envoyer un exemplaire du livre à M. de Pontcarré (2), avec un autre pour vous dans le paquet.

 

         Et Mahomet ; il est tout prêt. Quand, comment le faire tenir au meilleur de mes amis et de mes juges ? Je vous embrasse mille fois.

 

 

1 – Ou plutôt il y a un an. (G.A.)

 

2 – Premier président du parlement de Rouen. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Maupertuis

 

A La Haye, ce 28 Octobre 1740. (1)

 

 

         Celui qui vous rendra cette lettre, mon cher monsieur, est M. Pascal, sur l’arrivée duquel je vous ai déjà prévenu ; c’est une très grande perte qu’on a faite dans les troupes de France. Il passe généralement pour un des meilleurs officiers du royaume. Comme il ne peut plus servir en France après le passe-droit qu’il a essuyé et après la manière dont les choses ont tourné depuis, je crois que c’est réellement rendre service à S.M. prussienne que de lui présenter un si brave homme, plein d’expérience, et qui entend surtout la guerre de parti : il est sur terre ce que M. Duguay était sur mer. Vous avez contribué à la gloire de feu M. du Guay (2), contribuez à la fortune du brave homme que je vous présente. Je vous demande en grâce de le recommander fortement à tous ceux à qui vous serez à portée d’en parler. Vous pouvez en parler au roi, et vous savez qu’un mot dit à propos, et dit par vous, peut beaucoup. Jamais vous n’aurez mieux placé votre éloquence et vos services.

 

         J’ai pris la liberté d’annoncer au roi M. Pascal ; mais je compte beaucoup plus sur vos discours que sur mes lettres.

 

         Adieu, monsieur. J’oubliais de vous dire que ce que j’en fais est avec l’agrément de M. de Fénelon, l’ambassadeur de France à La Haye, qui connaît le mérite de M. Pascal, et qui, ne pouvant le rendre au service de la France, croit qu’il n’y a point de prince plus digne d’être servi par de tels officiers que S.M. prussienne.

 

         Je suis pour toute ma vie, avec la plus sincère amitié, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – En publiant ses Mémoires. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Helvétius

 

A PARIS

 

A La Haye, au palais du roi de Prusse, ce 27 d’Octobre.

 

 

         Mon cher et jeune Apollon, mon poète philosophe, il y a six semaines que je suis plus errant que vous. Je comptais, de jour en jour, repasser par Bruxelles, et y relire deux pièces (1) charmantes de poésie et de raison, sur lesquelles je vous dois beaucoup de points d’admiration, et aussi quelques points interrogeants. Vous êtes le génie que j’aime, et qu’il fallait aux Français. Il vous faut encore un peu de travail, et je vous réponds que vous irez au sommet du temple de la Gloire par un chemin tout nouveau. Je voudrais bien, en attendant, trouver un chemin pour me rapprocher de vous. La Providence nous a tous dispersés ; madame du Châtelet est à Fontainebleau ; je vais peut-être à Berlin ; vous voilà, je crois, en Champagne ; qui sait cependant si je ne passerai pas une partie de l’hiver à Cirey, et si je n’aurai pas le plaisir de voir celui qui est aujourd’hui nostri spesaltera Pindi ? Ne seriez-vous pas à présent avec M. de Buffon ? celui-là va encore à la gloire par d’autres chemins ; mais il va aussi au bonheur, il se porte à merveille. Le corps d’un athlète et l’âme d’un sage, voilà ce qu’il faut pour être heureux.

 

         A propos de sage, je compte vous envoyer incessamment un exemplaire de l’Anti-Machiavel ; l’auteur était fait pour vivre avec vous. Vous verrez une chose unique, un Allemand qui écrit mieux que bien des Français qui se piquent de bien écrire ; un jeune homme qui pense en philosophe, et un roi qui pense en homme. Vous m’avez accoutumé, mon cher ami, aux choses extraordinaires. L’auteur de l’Anti-Machiavel et vous sont deux choses qui me réconcilient avec le siècle. Permettez-moi d’y mettre encore Emilie ; il ne la faut pas oublier dans la liste, et cette liste ne sera jamais bien longue.

 

         Je vous embrasse de tout mon cœur ; mon imagination et mon cœur courent après vous.

 

 

1 – Deux Epîtres. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le président Hénault

 

La Haye, ce 31 Octobre 1740.

 

 

         Si le roi de Prusse était venu à Paris, monsieur, il n’aurait point démenti les charmes que vous trouvez dans les lettres qu’on vous a montrées ; Il parle comme il écrit. Je ne sais pas encore bien précisément s’il y a eu de plus grands rois, mais il n’y a guère eu d’hommes plus aimables. C’est un miracle de la nature que le fils d’un ogre couronné, élevé avec des bêtes, ait deviné, dans ses déserts, toute cette finesse et toutes ces grâces naturelles, qui ne sont à Paris le partage que d’un petit nombre de personnes, et qui font cependant la réputation de Paris. Je crois avoir déjà dit que ses passions dominantes sont d’être juste et de plaire. Il est fait pour la société comme pour le trône ; il me demanda, quand j’eus l’honneur de le voir, des nouvelles de ce petit nombre d’élus qui méritaient qu’il fît le voyage de France ; je vous mis à la tête. Si jamais il peut venir en France, vous vous apercevrez que vous êtes connu de lui, et vous verrez quelque petite différence entre ses soupers et ceux que vous avez faits quelquefois, en France, avec des princes. Vous avez grande raison d’être surpris de ses lettres ; vous le serez donc bien davantage de l’Anti-Machiavel. Je ne suis pas pour que les rois soient auteurs ; mais vous m’avouerez que, s’il y a un sujet digne d’être traité par un roi, c’est celui-là. Il est beau, à mon gré, qu’une main qui porte le sceptre compose l’antidote du venin qu’un scélérat d’Italien fait boire aux souverains depuis deux siècles ; cela peut faire un peu de bien à l’humanité, et certainement beaucoup d’honneur à la royauté. J’ai été presque seul d’avis qu’on imprimât cet ouvrage unique, car les préjugés ne me dominent en rien. J’ai été bien aise qu’un roi ait fait ainsi, entre mes mains, serment à l’univers d’être bon et juste.

 

         Autant que je déteste et que je méprise la basse et infâme superstition, qui déshonore tant d’Etats, autant j’adore la vertu véritable ; je crois l’avoir trouvée et dans ce prince et dans son livre.

 

         S’il arrive jamais que ce roi trahisse de si grands engagements, s’il n’est pas digne de lui-même, s’il n’est pas en tout temps un Marc-Aurèle, un Trajan, et un Titus, je pleurerai et je ne l’aimerai plus.

 

         M. d’Argenson doit avoir reçu un Anti-Machiavel pour vous ; je vais en faire une belle édition ; j’ai été obligé de faire celle-ci à la hâte, pour prévenir toutes les mauvaises qu’on débite, et pour les étouffer. Je voudrais pouvoir en envoyer à tout le monde ; mais comment faire avec la poste ? Reste à savoir si les censeurs approuveront ce livre, et s’il sera signé Passart ou Cherrier.

 

         J’aurais déjà pris mon parti de passer le reste de ma vie auprès de ce prince aimable, et d’oublier dans sa cour la manière indigne dont j’ai été traité dans un pays qui devait être l’asile des arts ; mais la personne (1) qui vous a montré les lettres l’emporte sur celui qui les a écrites ; et, quoi que je puisse devoir à ce roi, jusqu’à présent le modèle des rois, je dois cent fois plus à l’amitié. Permettez-moi de vous compter toujours parmi ceux qui m’attachent à ma patrie, et que madame du Deffand ne pense pas que l’envie de lui plaire et d’avoir son suffrage sorte jamais de mon cœur. M. de Formont est-il à Paris ? il est, comme vous le savez, du petit nombre des élus. Mes respects à quelli pochissimi signori, et surtout à vous, monsieur, qui ne m’avez jamais aimé qu’en passant, et à qui je suis attaché pour toujours.

 

         J’espère que du Molard ne sera pas mal, et qu’il vous aura obligation toute sa vie.

 

 

1 – Madame du Châtelet. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le cardinal de Fleury

 

A La Haye, le 4 Novembre 1740.

 

 

         Monseigneur, je ne peux résister aux ordres réitérés de S. M. le roi de Prusse. Je vais, pour quelques jours, faire ma cour à un monarque qui prend votre manière de penser pour son modèle.

 

         J’ai eu l’honneur de faire tenir à votre éminence  un Anti-Machiavel, livre où l’on ne trouve que vos sentiments, et qui a, ainsi que votre conduite, le bonheur du monde pour objet.

 

         Quel que soit l’auteur de cet ouvrage, si votre éminence daignait me marquer qu’elle l’approuve, je suis sûr que l’auteur, qui est déjà plein d’estime pour votre personne, y joindrait l’amitié, et chérirait encore plus la nation dont vous faites la félicité.

 

         Je me flatte que votre éminence approuvera mon zèle, et qu’elle voudra bien me le témoigner par un mot de lettre, sous le couvert de M. le marquis de Beauvau (1). Je suis, avec un profond respect, monseigneur, etc.

 

 

1 –Envoyé à Berlin pour complimenter le nouveau roi. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot

 

A Utrech, 6 Novembre. (1)

 

 

         M. du Molard, que vous m’aviez recommandé, mon cher Thieriot, arriva à La Haye dans l’instant que je partais pour aller faire pendant quelques jours ma cour à sa majesté. (2).

 

         Je crois que voici l’occasion de faire valoir vos services. Il serait bon que vous me mandassiez sur-le-champ à quoi peuvent aller en tout vos déboursés. Ne doutez pas que sa majesté n’agisse généreusement ; mais vous savez très bien que la multiplicité énorme des affaires dont elle est chargée depuis son avènement ne lui a pas permis de penser à tout, et que dans une cour chacun ne pense qu’à soi. Fiez-vous, je vous prie, à mon ancienne amitié ; j’espère vous en donner des marques. Vous pouvez m’écrire à Reinsberg où je vais ; mais ne tardez pas un moment, car je fais le voyage comme bannière, et je ne reste que trois ou quatre jours auprès du roi. Je vous embrasse.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Du Molard partit pour Berlin avec Voltaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le cardinal de Fleury

 

A Berlin, le 26 Novembre 1740.

 

         J’ai reçu, monseigneur, votre lettre du 14 (1), que M. le marquis de Beauvau m’a remise. J’ai obéi aux ordres que votre éminence ne m’a point donnés ; j’ai montré votre lettre au roi de Prusse. Il est d’autant plus sensible à vos éloges qu’il les mérite, et il me paraît qu’il se dispose à mériter ceux de toutes les nations de l’Europe. Il est à souhaiter pour leur bonheur, ou, du moins, pour celui d’une grande partie, que le roi de France et le roi de Prusse soient amis. C’est votre affaire ; la mienne est de faire des vœux, et de vous être toujours dévoué avec le plus profond respect.

 

 

1 – Fleury avait écrit d’Issy à Voltaire une lettre ostensible sur l’Anti-Machiavel de Frédéric. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot

4 Décembre 1740. (1)

 

         Mon cher ami, pour vous rafraîchir, pourriez-vous porter ce paquet à M. l’ambassadeur de Hollande ? Il s’agit d’une affaire ridicule avec les libraires Ledet, qui se plaignent mal à propos que je favorise Prault le fils à leur préjudice, et qui, sur cela, font cent impertinences. Madame de Champbonin en a parlé fortement à ce ministre, qui a déjà eu la bonté d’agir. Je vous prie de seconder madame de Champbonin : elle est ma parente ; soyez aussi mon parent. Dites, pour Dieu, tout le bien de moi que vous ne pensez pas ; mettez-moi très bien dans l’esprit de l’ambassadeur d’une nation libre ; et sans entrer dans le détail fastidieux de cette affaire, gagnez-moi le cœur de cet homme-là : vous avez le mien pour jamais.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Maupertuis

Potsdam, décembre 1740.

 

 

         Mon cher hibou de philosophe errant, venez donc dîner aujourd’hui chez M. de Valori, et, s’il dîne chez M. de Beauvau, nous mangerons chez M. de Beauvau. Il faut que j’embrasse mon philosophe avant que de prendre congé de la respectable, singulière et aimable p….. (1) qui arrive.

 

 

1 – C’est le roi de Prusse que Voltaire qualifiait ainsi. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Maupertuis

Potsdam, Décembre.

 

 

         Etant obligé de quitter les rois et les philosophes, ou les philosophes et les rois, je vous recommande M. du Molard comme Français et comme homme de mérite. Unissez-vous, je vous prie, avec M. Jordan, pour le présenter au roi par l’ordre duquel il est venu, et pour faire régler sa destinée ; la mienne sera de vous aimer toujours.

 

 

 

 

 

à M. Champflour père

A La Haye, ce 27 Décembre 1740 .

 

 

         J’ai trouvé à La Haye, monsieur, une lettre dont vous m’honorâtes il y a environ un mois. Je ne pouvais la recevoir dans des circonstances plus convenables pour M. votre fils. M. l’ambassadeur de France, en lui procurant les secours nécessaires, n’a pas seulement suivi son zèle, il y a encore été déterminé par l’intérêt qu’on ne peut s’empêcher de prendre pour un père aussi respectable que vous. J’ai vu la lettre que vous avez écrite à M. votre fils ; elle m’a inspiré, monsieur, la plus forte estime pour vous, et j’ose même dire de la tendresse. Il est inutile sans doute de faire sentir à M. votre fils ce qu’il doit à un si bon père, il m’en paraît pénétré. Il serait indigne de vivre s’il ne s’empressait pas de venir mériter chez vous, par ses sentiments et par sa conduite, votre indulgence et votre amitié. Son caractère me paraît, à la vérité, vif et léger, mais le fond est plein de droiture ; et, s’il vous aime, les fautes que la seule jeunesse fait commettre seront bientôt oubliées.

 

         Je compte le mener à Bruxelles, et là, suivant les ordres de M. de Fénelon et les vôtres, faire partir pour Luxembourg la personne qui l’a un peu écarté de son devoir. Elle n’est point sa femme ; il l’avait d’abord annoncée sous ce nom, pour couvrir le scandale. M. votre fils trouvera à Bruxelles le ministre de France, M. Dagieu, très honnête homme, qui sera plus à portée que moi de vous rendre service. Je me joindrai à lui pour rendre un fils au meilleur des pères. Je ne cesserai, pendant la route, de cultiver dans son cœur les semences d’honneur et de vertu qu’un jeune homme né de vous doit nécessairement avoir. Permettez-moi, monsieur, de saisir cette occasion d’assurer toute votre famille de mes respects, et de vous prier aussi de vouloir bien faire souvenir de moi votre respectable prélat (1), à qui je souhaite une vie presque aussi durable que sa gloire.

 

         J’ai l’honneur d’être, monsieur, avec tous les sentiments qu’on ne peut refuser à un caractère si estimable, votre, etc.

 

 

1 – Massillon. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot

Jour de Noël. (1)

 

 

         Montrez, je vous en prie, à M. l’abbé de Rothelin cette ode (2) que j’ai retrouvée dans mes paperasses. Je cherche toujours à lui plaire, malgré son ingratitude. Il me semble que, dans un temps où les lettres tombent si visiblement, et où les frelons s’emparent si hautement du miel des abeilles, on doit chercher au moins à se consoler par l’approbation du petit nombre des connaisseurs, plus petit, en vérité, que celui des élus. Si vous voulez, je vous enverrai encore ma lettre (3) au roi de Prusse, sur Mahomet ; mais envoyez-moi quelques-uns des anciens brimborions que je vous ai demandés. Je vous embrasse.

 

 

1 – C’est à tort qu’on a toujours classé cette lettre en Décembre 1742. Elle ne peut-être que de 1740. (G.A.)

 

2 – Ode sur la Mort de l’empereur Charles VI. (G.A.)

 

3 – Voyez Décembre 1740. (G.A.)

 

ANNEE 1740 - Partie 9

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