CORRESPONDANCE : Année 1740 - Partie 3
Photo de PAPAPOUSS
à M. Helvétius
A Bruxelles, ce 24 Mars 1740.
Je vous renvoie, mon cher ami, le manuscrit que vous avez bien voulu me communiquer. Vous me donnez toujours les mêmes sujets d’admiration et de critique. Vous êtes le plus habile architecte que je connaisse, et celui qui se passe le plus volontiers du ciment. Vous seriez trop au-dessus des autres, si vous vouliez faire attention combien les petites choses servent aux grandes, et à quel point elles sont indispensables ; je vous prie de ne pas les négliger en vers, et surtout dans ce qui regarde votre santé ; vous m’avez trop alarmé par le danger où vous avez été. Nous avons besoin de vous, mon cher enfant en Apollon, pour apprendre aux Français à penser un peu vigoureusement ; mais moi j’en ai un besoin essentiel, comme d’un ami que j’aime tendrement, et dont j’attends plus de conseils dans l’occasion que je ne vous en donne ici.
J’attends la pièce de M. Gresset. Je ne me presse point de donner Mahomet, je le travaille encore tous les jours. A l’égard de Pandore, je m’imagine que cet opéra prêterait assez aux musiciens ; mais je ne sais à qui le donner. Il me semble que le récitatif en fait la principale partie, et que le savant Rameau néglige quelquefois le récitatif. M. d’Argental en est assez content ; mais il faut encore des coups de lime. Ce M. d’Argental est un des meilleurs juges, comme un des meilleurs hommes que nous ayons. Il est digne d’être votre ami. J’ai lu l’Optique du père Castel. Je crois qu’il était aux Petites-Maisons quand il fit cet ouvrage. Il n’y en a qu’un que je puisse lui comparer, c’est le quatrième tome (1) de Joseph Privat de Molières, où il donne de son cru une preuve de l’existence de Dieu, propre à faire plus d’athées que tous les livres de Spinosa. Je vous dis cela en confidence. On me parle avec éloge des détails d’une comédie (2) de Boissy ; je n’en croirai rien de bon que quand vous en serez content. Le janséniste Rollin continue-t-il toujours à mettre en d’autres mots (3) ce que tant d’autres ont écrit avant lui ; et son parti préconise-t-il toujours comme un grand homme ce prolixe et inutile compilateur ? A-t-on imprimé, et vend-on enfin l’ouvrage de l’abbé de Gamaches (4). Il y aura sans doute un petit système de sa façon ; car il faut des romans aux Français. Adieu, charmant fils d’Apollon ; nous vous aimons ici tendrement. Ce n’est point un roman cela, c’est une vérité constante ; car nous sommes ici deux êtres très constants.
1 – Des Leçons de physique. (G.A.)
2 – Les Dehors trompeurs. (G.A.)
3 – Dans son Histoire romaine. (G.A.)
4 – Astronomie physique. (G.A.)
à M. l’abbé Moussinot
Mars.
J’ai laissé, mon cher abbé, deux tasses de porcelaine montées avec leur soucoupe chez M. le duc de Richelieu. Vous pouvez les faire demander par un billet à son concierge de la maison du Temple. On demandera aussi deux plumes d’or à manche d’ébène qui étaient dans une petite écritoire à portefeuille. Si cela est aisé, ayez la bonté d’y songer ; sinon, cela n’est bon qu’à négliger.
Je reçois par la poste l’Edouard de Gresset : il m’en a coûté une pistole de port, et je la regretterais beaucoup si dans la tragédie il ne se trouvait quelques bons vers.
Je suis bien paresseux, car je n’ai encore écrit ni à M. de Lezeau ni à M. d’Auneuil. C’est un petit devoir dont il faut s’acquitter avant d’en venir aux cérémonies des sergents.
Aux deux tasses que vous enverrez, si elles se retrouvent, joignez un énorme pot de pâte liquide, un très petit pot de pommade de concombre. Belles commissions !
Encore quatre bouteilles d’esprit-de-vin, puis c’est tout, et pardon ; et puis… ce n’est pas tout, car il faut donner à d’Arnaud soixante livres sans rien lui promettre, sans lui lire ma lettre, sans entrer avec lui dans aucun détail. Donnez-lui seulement cet argent, assurez-le de mon amitié ; dites-lui que j’ai reçu sa lettre, et que je l’en remercie, quoique j’aie eu un peu de peine à la déchiffrer.
à M. Gresset (1)
Bruxelles, 28 Mars 1740.
Vous êtes, monsieur, comme cet Atticus, qui était à la fois ami de César et de Pompée. Nous sommes ici deux citoyens du Parnasse (2) qui faisons la guerre civile et ne sommes, je crois, d’accord sur rien que sur la justice que nous vous rendons.
Je voudrais pouvoir répondre au présent dont vous m’avez honoré, en vous envoyant la belle, mais très incorrecte édition que les libraires d’Amsterdam viennent de faire de mes rêveries avec beaucoup de frais et encore plus d’ignorance. J’attends qu’ils aient corrigé leurs sottises, et que je n’aie plus à vous demander grâce que pour les miennes.
Je m’attendais bien que votre tragédie (3) marquerait, comme vos autres ouvrages, un génie neuf et tout entier à vous.
Je vois presque partout de ces infortunées,
A des pleurs éternels par l’auteur condamnées,
Avec leur confidente exhalant leurs douleurs,
Et, cinq actes entiers, répétant leurs malheurs,
Des absurdes tyrans brutaux dans leurs tendresses,
Des courtisans polis cajolant leurs maîtresses,
Un hymen proposé, fait, défait et conclu,
Cent lieux communs usés d’amour et de vertu :
Le tout en vers pillés, en couplets à la glace,
Cousus sans harmonie et récités sans grâce.
Vous avez un quatrième acte qui est bien court, mais qui paraît devoir faire au théâtre un effet admirable. Je vous avoue que je ne conçois pas pourquoi, dans votre préface, vous justifiez le meurtre de Volfax, « par la raison, dites-vous, qu’on aime à voir punir un scélérat qu’on pourrait exécuter derrière les coulisses, tandis que celui d’un honnête homme qu’on viendrait tuer sur le théâtre ne serait pas toléré, et qu’une action atroce, mise sous les yeux sans nécessité, ne serait qu’un artifice grossier qui révolterait. »
La véritable raison, à mon gré, du succès de votre coup de poignard, qui devient un grand coup de théâtre, c’est qu’il est nécessaire. Volfax surprend et va perdre les deux hommes à qui le spectateur s’intéresse le plus : il n’y a d’autre parti à prendre que de le tuer. Arundel ne fait que ce que chacun des auditeurs voudrait faire. Le succès est sûr quand l’auteur dit ou fait ce que tout le monde voudrait à sa place avoir fait ou avoir dit.
Courage, monsieur ! Etendez la carrière des arts. Vous trouverez toujours en moi un homme qui applaudira sincèrement à vos talents et qui se réjouira de vos succès. Plus vous mériterez ma jalousie, et moins je serai jaloux. J’aime les arts passionnément ; j’aime ceux qui y excellent. Je ne hais que les satiriques. Je ne lis ni même ne reçois aucune des brochures dont vous me parlez. Je vois par votre préface que quelque barbouilleur hebdomadaire vous a apparemment insulté pour vendre sa feuille de quatre sous ; mais ces araignées, qui tendent leurs filets pour prendre des moucherons, ne font point de mal aux abeilles qui passent chargées de miel, auprès de leur vilaine toile, et qui quelquefois la détruisent d’un coup d’aile et font tomber par terre le monstre venimeux qu’on écrase sous les pieds : voilà le sort de ces critiques. Le vôtre sera d’être estimé et aimé des honnêtes gens. Madame la marquise du Châtelet pense comme moi sur votre tragédie.
Je serais charmé que cette occasion pût servir à me procurer quelquefois de vos nouvelles et de vos ouvrages. Vous ne pourriez en faire part à quelqu’un qui y prît plus d’intérêt.
Je suis, monsieur, avec la plus sincère estime et une envie extrême d’être au rang de vos amis, votre, etc.
1 – Cette lettre est tirée de l’excellent Essai sur la vie et les ouvrages de Gresset, par M. de Cayrol. (A. François)
2 – J.-B. Rousseau, qui était aussi à Bruxelles.
3 – Edouard, représenté le 22 janvier 1740.
à M. le comte d’Argental
Mars 1740. (1)
Ange de paix, eh bien ! comment trouvez-vous donc ce commencement de l’Histoire de Louis XIV ? Je crois que j’en pourrais faire un ouvrage bien neuf, et peut-être honorable à la nation. Mais, comme je suis traité dans cette nation, pour qui je travaille !
Et Zulime, Zulime ! si le cinquième acte n’est pas à votre fantaisie, je n’ai qu’à me noyer, car j’y ai mis tout ce que je sais. J’ai vu de beaux yeux pleurer en le lisant ; mais je me défie toujours des beaux yeux ; celles qui les portent sont d’ordinaire séduites ou trompeuses. La personne dont je vous parle est peut-être trop séduite en ma faveur ; cependant elle n’a guère pleuré à Mérope (2), et elle a pleuré beaucoup à Zulime.
Pour l’amour de Dieu, n’exigez pas que je commence par faire de Zulime un trouble-fête ! Quelle cruelle idée mon conseil a-t-il eue ! Croyez-moi, il n’y aurait plus d’intérêt. Atide doit ne pas déplaire, mais Zulime doit déchirer le cœur. Prenez-y garde, tout serait perdu.
Au reste mon conseil est le seul conseil dans Paris qui soit instruit des affaires d’Afrique. Si cela pouvait être joué à Pâques, je bénirais Mahomet ; décidez. Il y a bien autre chose sur le tapis.
Permettez-vous que je vous adresse une de mes rêveries (3), que vous jetterez au feu si vous la condamnez, et que vous ferez voir à M. le comte de Maurepas, si vous l’approuvez ? Je lui donne, par mon dernier vers, la louange la plus flatteuse. Je lui dis qu’il a des amis, et c’est votre amitié qui fait son éloge.
Est-ce que vous ne voulez pas donner un musicien à Pandore ?
Est-ce que vous pensez qu’on ne peut rien tirer de cette madame Prudise (4), en lui faisant faire par pure faiblesse ce qu’on lui fait faire au théâtre anglais par une méchanceté déterminée, qui révolterait nos mœurs un peu faibles et trop délicates ? Le rôle du petit Adine me paraît si joli ! Laissez-vous toucher, et que je fasse quelque chose de cette Prudise.
J’ai lu Edouard. Je vous suis très obligé de la bonté que vous avez eue de m’envoyer la traduction d’Ortolani (5) ; elle me paraît assez belle.
J’ai répondu à Gresset une lettre polie et d’amitié ; je le crois un bon diable.
Adieu, mon adorable ami ; toujours sub umbra alarum tuarum. Je suis bien persécuté, tout va de travers ; mais vous m’aimez, Emilie m’aime ; c’est la réponse à tout.
1 – C’est à tort qu’on a toujours daté cette lettre du 22 mars. Elle ne peut être que du 30 ou du 31. (G.A.)
2 – Madame du Châtelet n’aimait pas Mérope. (G.A.)
3 – Voyez l’Epître à un ministre d’Etat. (G.A.)
4 – Il s’agit encore de la Prude. (G.A.)
5 – Traducteur d’une partie de la Henriade. (G.A.)
à M. le marquis d’Argenson
A Bruxelles, ce 30 Mars.
C’est une chose plaisante, monsieur, que la tracasserie qu’on m’avait voulu faire avec M. de Valori, à Berlin et à Paris. J’entrevois que quelqu’un, qui veut absolument se mêler des affaires d’autrui, a mis dans sa tête de détruire M. de Valori et moi dans l’esprit du prince royal, et ce n’est pas la première niche qu’on a voulu faire dans cette cour. J’ai beau vivre dans la plus profonde retraite, et passer mes jours avec Euclide et Virgile, il faut qu’on trouble mon repos.
Je crois connaître assez le prince royal pour espérer qu’il en redoublera de bontés pour moi ; et que, si on a voulu lui inspirer des sentiments peu favorables pour notre ministre, il ne sentira que mieux son mérite. C’est un principe qui unira, je crois, les lettres et les armes, qui s’accommodera en homme juste pour Berg et Juliers (1), si on lui fait des propositions honorables, et qui défendra ses droits, dans l’occasion, avec de vrais soldats, sans avoir des géants inutiles.
Je serais fort étonné si le roi son père revenait de sa maladie. Il faut qu’il soit bien mal, puisqu’il est défendu en Prusse de parler de sa santé ni en mal ni en bien.
Lorsque vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, au sujet de M. de Valori, je venais de recevoir une lettre d’une de mes nièces (2), femme d’un commissaire des guerres à Lille, qui m’instruisait aussi de cette tracasserie. M. l’abbé de Valori (3), prévôt du chapitre de Lille, lui en avait parlé. Je ne peux mieux faire, je crois, monsieur, que d’avoir l’honneur de vous envoyer la copie de la réponse à ma nièce.
« Les tracasseries viennent donc, ma chère enfant, jusque dans ma retraite, et prennent leur grand tour par Berlin. Je vois très clairement que quelque bonne âme a voulu me nuire à la fois dans l’esprit du prince royal de Prusse, et dans celui de M. de Valori ; et il y a quelque apparence qu’une certaine personne qui avait voulu desservir M. de Valori à la cour de Berlin, a semé encore ce petit grain de zizanie.
Je connais M. de Valori, en général, par l’estime publique qu’il s’est acquise, et plus particulièrement par le cas infini qu’en fait M. d’Argenson, qui m’avait même flatté que j’aurais une nouvelle protection dans M. de Valori auprès du prince royal.
J’avais eu l’honneur d’écrire plusieurs fois à ce prince que M. de Valori augmenterait le goût que son altesse royale a pour les Français, et que j’espérais que ce serait pou moi un nouveau moyen de me conserver dans ses bonnes grâces. Je me flatte encore que le petit malentendu qu’on a fait naître ne détruira pas mes espérances.
Il est tout naturel que M. de Valori, ayant vu, dans les gazetins infidèles dont l’Europe est inondée, une fausse nouvelle sur mon compte (4), l’ait crue comme les autres, qu’on en ait dit un petit mot en passant à la cour de Prusse, et que quelqu’un, à qui cela est revenu à Paris, en ait fait un commentaire.
Il ne résultera de cette petite malice, qu’on a voulu faire à M. de Valori, rien autre chose que des assurances de la plus respectueuse estime, que je vous prie de faire passer à M. de Valori, par le canal de monsieur son frère. Si tous les tracassiers de Paris étaient ainsi payés de leurs peines, le nombre en serait moins grand. »
Voilà, monsieur, mes véritables sentiments. Je fais toujours des vœux pour que vous soyez dans quelque place où vous puissiez donner un peu de carrière à vos grands talents, à votre bonne volonté pour le genre humain, et à votre goût pour les arts.
En attendant, je vous conseille de ne pas négliger mademoiselle Lemaure (5). C’était autrefois un beau pédantisme que celui qui tenait toujours les premiers magistrats en longue jaquette, et qui leur interdisait les spectacles. Je ne croirai les Français tout à fait revenus de l’ancienne barbarie que quand l’archevêque de Paris, le chancelier, et le premier président, auront chacun une loge à l’Opéra et à la Comédie. Madame du Châtelet vous fait bien des compliments ; et moi, monsieur, je vous suis dévoué pour ma vie avec la plus tendre et la plus respectueuse reconnaissance.
1 – L’acquisition de ces duchés avait été le principal rêve de Frédéric Guillaume. Aussi Frédéric II surprit tout le monde diplomatique quand on le vit, le lendemain de son avènement, se jeter d’abord sur la Silésie. (G.A.)
2 – Madame Denis. (G.A.)
3 – Frère aîné de l’ambassadeur. (G.A.)
4 – On avait dit que Voltaire avait été de nouveau exilé de France et Valori avait répété la nouvelle à Frédéric. (G.A.)
5 – Célèbre cantatrice de l’Opéra, née en 1704, morte en 1783. (G.A.)
à M. de Formont
A Bruxelles, 1er Avril.
Vous voilà dans l’heureux pays
Des belles et des beaux esprits,
Des bagatelles renaissantes,
Des bons et des mauvais écrits.
Vous entendez, les vendredis,
Ces clameurs longues et touchantes
Dont Lemaure enchante Paris.
Des soupers avec gens choisis
De vos jours filés par les Ris
Finissent les heures charmantes :
Mais ce qui vaut assurément
Bien mieux qu’une pièce nouvelle
Et que le souper le plus grand,
Vous vivez avec du Deffant ;
Le reste est un amusement,
Le vrai bonheur est auprès d’elle.
Pour la triste ville où je suis,
C’est le séjour de l’ignorance,
De la pesanteur, des ennuis,
De la stupide indifférence ;
Un vrai pays d’obédience,
Privé d’esprit, rempli de foi ;
Mais Emilie est avec moi ;
Seule, elle vaut toute la France.
En vous remerciant, mon cher ami, des marques de votre souvenir. Vous avez donc lu ce fatras inutile sur la teinture, que M. le P. Castel appelle son Optique ? Il est assez plaisant qu’il s’avise de dire que Newton s’est trompé, sans en donner la plus légère preuve, sans avoir fait la moindre expérience sur les couleurs primitives. C’est à présent la physique qui se met à être plaisante, depuis que la comédie ne l’est plus. J’ai lu le quatrième tome des Leçons de physique de Joseph Privat de Molières, de l’Académie des sciences ; cela est encore assez comique ; mais j’aime mieux l’autre Molière que celui-ci. Joseph Privat ne peut réjouir que quelques philosophes malins qui aiment à rire des absurdités imprimées avec approbation et privilège. Le cher homme a une preuve toute nouvelle de l’existence de Dieu à faire pouffer de rire. C’est, dit-il, qu’il y a des cas où une boule de cinq livres en pèse sept, ce qui ne peut arriver que par permission divine ; or, vous pouvez être sûr que ni Privat de Molières, ni sa boule, ne pèseront jamais un grain de plus en aucun cas. Six vieux régents de l’Université ont donné six approbations authentiques à cette belle découverte, à laquelle ils n’entendent rien ; mais au moins MM. de Mairan et de Bragelongue, députés de l’Académie pour louer M. Privat, n’ont pas donné dans le traquet. Ils ont déclarés nettement qu’il y avait certaines hypothèses dans ce livre qu’ils ne pouvaient admettre.
Quand il s’agit de prouver Dieu,
Ces messieurs de l’Académie
Tirent leur épingle du jeu
Avec beaucoup de prud’homie.
Pour moi, qui crois en Dieu autant et plus que personne, si je n’avais d’autres preuves que celle de ce Privat de Molières, je sens bien qu’il me resterait encore quelques petits scrupules.
J’ai lu la tragédie (1) de Ver-Vert, qu’il m’a fait l’honneur de m’envoyer ; ainsi il faut que j’en dise du bien. Il y a d’ailleurs un certain air anglais qui ne me déplaît pas.
On dit que ces Anglais ont pillé Porto-Bello et Panama ; c’est bien là une vraie tragédie. Si le dénouement de cette pièce est tel qu’on le dit, il y aura beaucoup de négociants français et hollandais ruinés. Je ne sais quand finira cette guerre de pirates. Pour celle que fait ici madame du Châtelet, avec d’autres pirates nommés avocats et procureurs, elle sera peut-être plus longue que la querelle de l’Espagne et de l’Angleterre. J’ai l’air de rester du temps à Bruxelles ; mais que m’importe ? avec Emilie et des livres, je suis dans la capitale de l’univers, pourvu que je n’y végète pas comme Rousseau. Mille respects à madame du Deffant ; je vous embrasse du meilleur cœur du monde, etc.
1 – L’Edouard III, de Gresset. (G.A.)
à M. le comte d’Argental
A Bruxelles, ce 1er Avril.
Plus ange gardien que jamais, je m’étais déjà avisé de travailler tout seul à ma Pandore, et je n’avais pas attendu la grâce d’en haut ; j’allais l’envoyer, pour chercher un musicien, lorsque le paquet de mon cher ange est arrivé.
J’ai grande impatience de savoir si vous trouvez le Mahomet mieux lié, plus intéressant, mieux écrit, et enfin si, après le grand fracas du quatrième acte, le cinquième vous semble supportable.
Vous pourriez, en attendant, mon respectable ami, couronner vos bontés pour Zulime, en promettant à mademoiselle Gaussin le premier rôle dans Mahomet. Vous voulez que j’espère de Zulime, j’espère donc ; in verbo tuo luxavi rete.
Revenons à Pandore ; je n’ai point d’expressions pour vous remercier. Il faudra donc encore une fois rompre la chaîne des études philosophiques, et quitter le compas pour la lyre. Soit ; je suis le maître Jacques (1) du Parnasse ; mais malheureusement maître Jacques n’était ni bon cocher ni bon cuisinier.
Vous ne laissez pas de m’embarrasser. Vous me foudroyez mes titans au troisième acte. La pièce alors aurait l’air d’être finie, et on en recommencerait une autre, qui serait le Mariage et la Boîte de Pandore. Le grand point, me semble, est de confondre les deux actions en une ; je veux dire la guerre des Titans et cette boite fameuse.
Je ne haïrais pas que le Destin lui-même parût au milieu du combat, et réglât les deux partis. Il n’y aura pas grand mal quand Jupiter aura un peu tort ; il est accoutumé, sur la scène de l’Opéra, à ne pas jouer le beau rôle ; et, sur la scène de ce monde, quels reproches ne lui fait-on pas : que de plaintes de la part des femmes qui n’ont pas les grâces de madame d’Argental, et de la part des hommes qui n’ont pas votre mérite ! Dans ce monde chacun l’accuse, et sur le théâtre il reçoit des soufflets.
Je trouvais assez bon que Mercure fît la besogne du tentateur. Au bout du compte, il faut bien que les dieux soient coupables du mal moral et du mal physique. D’ailleurs Pandore en était plus excusable ; et qu’importe que cette Pandore-Eve soit séduite par Mercure ou par le diable ? Dites-moi, je vous prie, si la boîte n’est pas un trait de la vengeance des dieux, quels rapports auront les trois premiers actes avec les deux derniers. Voilà, encore une fois, ce qui m’embarrasse. L’opéra pourrait commencer au quatrième acte ; c’est, à mon sens, le plus grand des défauts. Donnez-moi une réponse à cette objection.
Au reste, je profiterai de toutes vos bontés et de tous vos avis, et je me mettrai en besogne dès que vous m’aurez bien voulu répondre. J’invoquerai angelum meum, et je travaillerai.
Hélas ! j’ai peur que, parmi les maux sortis de la boîte de Pandore, la mort de madame de Richelieu ne soit bientôt un des plus certains, comme un des plus cruels. On dit qu’elle crache du pus, et qu’elle a la fièvre. Vous perdriez une amie qui vous avait goûté infiniment.
Je ne sais si la poste en use avec les intendants des classes (2) comme avec moi. Les paquets ont beau être contre-signés, le contre-seing d’un ministre français est ici très peu considéré, et on paie ce beau seing neuf à dix florins, ainsi, quand par hasard vous aurez quelque gros paquet à envoyer, faites-le porter chez l’abbé Moussinot.
Bonsoir mon aimable, mon respectable ami, mon conseil, mon juge, qui souffrez toutes mes rébellions ; vous ne croyez donc pas qu’on puisse jamais réduire madame Prudise aux mœurs françaises ?... Si pourtant… Adieu ; je vous embrasse mille fois.
1 – Voyez l’Avare de Molière. (G.A.)
2 – C’est-à-dire avec Pont-de-Veyle. (G.A.)