CORRESPONDANCE - Année 1739 - Partie 9

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à M. l’abbé Moussinot

Avril.

 

 

Ne donnez, mon cher ami, de l’argent à personne, sans avis de ma part, excepté à Hébert, joaillier, avec qui je vous prie de terminer un compte. Proposez-lui un petit accommodement d’argent comptant pour des choses qu’il m’a vendues fort cher. J’abandonne cette négociation mercantile à votre prudente économie.

 

La lettre pour d’Arnaud doit être non avenue ; il est arrivé ici sur un cheval de louage. Il a fort mal fait de venir ici seul (1), de sa tête, chez une dame aussi respectable, dont il n’a pas l’honneur d’être connu ; mais il faut pardonner une imprudence attachée à sa jeunesse et à son peu d’éducation.

 

Ne montrez point, mon ami, mes lettres à madame de Champbonin. Je vous ai prié de lui offrir un peu d’argent ; mais pour les lettres, c’est un secret de confession. Répondez sur-le-champ à celle-ci ; sinon, ne m’écrivez plus à Cirey jusqu’à ce que vous ayez de mes nouvelles.

 

 

1 – Sans Helvétius. (G.A.)

 

 

 

 

Au Prince Antiochus Cantemir

A Cirey, 19 Avril (1).

 

 

J’apprends avec chagrin que l’édition des Ledet est déjà faite. Je leur ordonne de faire un carton concernant ce qui regarde votre illustre père (2) ; mais les ordres des auteurs ne sont pas plus exécutés par les libraires que ceux du divan ne le sont par les Arabes voleurs. J’ai écrit, et je vais écrire encore ; mais je ne réponds pas de l’autorité de mon divan. J’ai l’honneur de renvoyer à votre altesse l’Histoire ottomane qu’elle a bien voulu me prêter, et c’est avec regret que je la rends. J’y ai appris beaucoup de choses. J’en apprendrais encore davantage dans votre conversation, car je sais que vous êtes doctus sermones cujuscumque linguœ et cujuscumque artis.

 

Je renvoie l’Histoire ottomane par le carrosse public de Bar-sur-Aube, qui part mercredi prochain, 22 du mois ; le paquet est à votre adresse, à votre hôtel (3) et les registres du bureau public en sont chargés à Bar-sur-Aube. Si on ne le porte pas chez vous, monseigneur, vous pouvez envoyer vos ordres au bureau de Paris.

 

J’ai plus d’une raison de me plaindre de la précipitation de mes libraires. Ils s’empressent de servir des fruits qui ne sont pas mûrs ; mais, de quelque mauvais goût qu’ils soient, j’aurai l’honneur, monseigneur, de vous les présenter dès que je pourrai en avoir. Je sais que vous faites (naître ?) sous vos mains les fruits et les fleurs de tous les climats ; les langues modernes et les anciennes, la philosophie et la poésie vous sont également familières ; votre esprit est comme l’empire de votre autocratrice, qui s’étend sur des climats opposés et qui tient la moitié d’un cercle de notre globe. Parmi les Français qui connaissent votre mérite, il n’y en a point, monseigneur, qui soit avec plus de respect que je suis, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – Voyez l’Histoire de Charles XII. (G.A.)

 

3 – Rue du Colombier. (G.A.)

 

 

 

 

à Mademoiselle Quinault

19 Avril 1739.

 

 

(Attend des nouvelles de Zulime, dont on apprend les rôles ; il voudrait faire quelques corrections. Si on dit qu’il est auteur de Zulime, il faut dépayser le public pour Mahomet, auquel il a enfin trouver un cinquième acte.]

 

 

 

 

à M. Thieriot

 

 

POUR LE PORTRAIT DE MADEMOISELLE LECOUVREUR (1)

 

 

Seule de la nature elle a su le langage ;

Elle embellit son art, elle en changea les lois ;

L’esprit, le sentiment, le goût fut son partage ;

L’amour fut dans ses yeux et parla par sa voix.

 

 

Cette leçon est, je crois, meilleure que la première. Faites donc vite graver cela ; car je le changerais. Adieu. Je suis bien rarement content des vers des autres et des miens. − Ce jeudi soir.

 

P.S.Comment est-ce donc qu’on a imprimé ma lettre à l’abbé Dubos ? J’en suis très mortifié. Il est dur d’être toujours un homme public. − Je vous embrasse.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Thieriot

Ce 20 …(1)

 

 

Je n’ai que le temps, mon ami, de vous adresser ce petit mot en vous envoyant la tragédie de M. Linant, que je vous prie de lui rendre, sans souffrir qu’il en soit tiré de copie. Il me paraît qu’il y a de très beaux vers, et qu’il mérite toutes sortes d’encouragements.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

Le 21 Avril (1).

 

 

Mon aimable ange gardien, vous me donnerez donc le temps de vous envoyez ma seconde tragédie, avant de me faire tenir vos remarques sur la première (2).

 

Vous me laissez dans une grande incertitude sur ma prose et sur mes vers. Vous savez que toute la négociation, dont M. Hérault voulait bien être l’arbitre, étant rompue, et n’ayant pu obtenir une satisfaction convenable, il faut au moins que j’aie une justification publique. Il me paraît que l’écrit que le chevalier de Mouhi vous a présenté de ma part est plus modéré que celui de l’abbé d’Olivet (3), qui a été imprimé avec approbation ; en un mot, je ne vois pas que le chevalier de Mouhi risque rien en demandant une permission tacite. Vous sentez bien qu’il serait cruel de me refuser la permission d’une défense si légitime contre des attaques si odieuses.

 

Si vous trouvez l’écrit encore trop fort, voudrez-vous bien passer un quart d’heure de votre temps à y mettre en marge des coups de crayons ? J’entendrai bien vos réflexions à demi-mot. Voilà comme il en faudrait user avec Zulime. Vous n’auriez qu’à renvoyer les deux manuscrits à deux ordinaires l’un de l’autre, à l’adresse de madame du Châtelet. Vous pouvez faire tenir le tout à madame de Champbonin, au bureau des fortifications, rue du Hasard, chez M. de Nemsau, directeur des fortifications du royaume, lequel contre-signe pour M. le maréchal d’Asfeld.

 

J’attends vos ordres, mon cher ange. On me mande que ces deux chapitres sur le Siècle de Louis XIV pourraient me faire des affaires. Ah ! mon cher ami, où faut-il donc aller ? Quoi ! un monument que j’ai cru élever à la gloire de la France ne servirait qu’à m’écraser ! O Emilie, pourquoi êtes-vous Française ?... O liberté ! … Adieu.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Toujours Mahomet et Zulime. (G.A.)

 

3 – Le Scazon contre Desfontaines. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Thieriot

A Cirey, le 23 Avril.

 

 

Je reçois le 21 une lettre de vous du 12 ; cela n’est pas extraordinaire, si vous êtes négligent à envoyer à la poste, ou bien s’il y a des gens à la poste très diligents à s’informer des secrets de leurs chers concitoyens.

 

Je vous prie de faire une petite réflexion avec moi : qui pourrait faire des épigrammes contre Danchet et contre l’abbé d’Olivet, si ce n’est l’abbé Desfontaines ? Croyez-vous que, s’il y en a contre vous, elles partent d’une autre source ? L’abbé Desfontaines fait plus de vers qu’on ne pense ; il en a fait incognito toute sa vie, et je sais qu’il est l’auteur de l’épigramme ancienne contre le cardinal de Fleury, dans laquelle il y a un bon vers qu’on m’a fait le cruel honneur de m’imputer :

 

Fourbe dans le petit, et dupe dans le grand (1)

C’est un monstre comme le sphinx ; il joint la fureur à l’adresse ; mais il pourra enfin succomber sous ses méchancetés.

 

Envoyez à l’abbé Moussinot l’Euclide seulement et le Brémond (2) ; mais envoyez vite, car nous partons. Jamais madame d’Aiguillon (3) n’a eu l’Epître sur l’Homme, dont je ne suis pas encore content.

 

Pour celle du Plaisir, je l’avais envoyée en Languedoc ; mais M. le duc de Richelieu l’avait trouvée extrêmement mauvaise. Au reste, vous me ferez plaisir de me dire ce qu’on reprend dans celle de l’Homme. Je crois savoir distinguer les bonnes critiques des mauvaises. Surtout dites-moi si l’on n’a pas tâché d’empoisonner ces ouvrages innocents. Je crains toujours, comme le lièvre, qu’on ne prenne mes oreilles pour des cornes.

 

A l’égard d’un opéra, il n’y a pas d’apparence qu’après l’enfant mort-né de Samson, je veuille en faire un autre ; les premières couches m’ont trop blessé.

 

 

1 –

… Malgré son air altier, accablé de son rang ;

L’on connaît à ces traits, même sans qu’on le nomme,

Le maître de la France et le valet de Rome.

 

                                                                                                                       (G.A.)

 

2 – Les Transactions philosophiques. (G.A.)

 

3 – Surnommée la sœur du pot des philosophes. (G.A.)

 

 

 

 

à M. L’abbé Moussinot

Cirey, le 25 Avril.

 

 

Ne parlons plus de Desfontaines ; je suis mal vengé, mais je le suis (1) ; je regrette le temps que j’ai perdu à obtenir justice. Je dois oublier cet homme-là, et songer à réparer le temps perdu. Madame la marquise du Châtelet et moi irons bientôt en Flandre. Il nous faudra beaucoup d’argent ; en avons-nous beaucoup ? Je vous prie de donner deux cents francs à madame de Champbonin, et cela avec la meilleure grâce du monde ; plus cent francs au chevalier de Mouhi, en lui disant que vous n’en avez pas davantage ; plus cent francs à ce même chevalier, pour une planche d’estampe (2) qu’il promettra de livrer, et qu’il ne livrera peut-être pas ; plus au même dix écus pour les nouvelles par lui envoyées. Veut-il deux cents francs par an ? Volontiers, promettez-les-lui de nouveau, mais à condition d’être un correspondant véridique et infiniment secret. J’aurais mieux aimé mon d’Arnaud, mais il n’a pas voulu seulement apprendre à former ses lettres ; donnez-lui vingt-quatre livres ou dix écus, et nos ama.

 

 

1 – L’abbé Desfontaines avait donné à M. Hérault ce désaveu : « Je déclare que je ne suis point l’auteur d’un libelle imprimé qui a pour titre, la Voltairomanie, et que je le désavoue en son entier, regardant comme calomnieux tous les faits qui sont imputés à M. de Voltaire dans ce libelle ; et que je me croirais déshonoré si j’avais eu la moindre part à cet écrit, ayant pour lui tous les sentiments d’estime dus à ses talents, et que le public lui accorde si justement. Fait à Paris, ce 5 Avril 1739 signé Desfontaines. » (K.)

 

2 – Est-ce la planche de l’estampe représentant Desfontaines à Bicêtre ? (G.A.)

 

 

 

 

à M. Berger

A Cirey.

 

 

Mon cher Berger, que ma négligence ne vous rebute point. Croyez que je sens le prix de vos lettres et de votre amitié, comme si je vous écrivais tous les jours.

 

Je vous assure que mon Histoire du Siècle de Louis XIV serait plus intéressante, si je trouvais des anecdotes aussi agréables que celles dont vos lettres sont remplies. Je suis toujours dans l’incertitude du chemin que nous prendrons pour aller en Flandre. Si je passe par Paris, vous croyez bien qu’un de mes plus grands plaisirs sera de vous embrasser. On me mande qu’on fait courir dans ce vilain Paris le commencement de mon Histoire de Louis XIV, et deux Epîtres (1) morales très incorrectes. Je vous enverrais tout cela, et vous auriez la bonne leçon, si le port n’était pas effrayant. Je crois que vous verrez dans l’Essai sur le Siècle de Louis XIV un bon citoyen plutôt qu’un bon écrivain. L’objet que je me propose a, me semble, un grand avantage ; c’est qu’il ne fournit que des vérités honorables à la nation. Mon but n’est pas d’écrire tout ce qui s’est fait, mais seulement ce qu’on a fait de grand, d’utile, et d’agréable. C’est le progrès des arts et de l’esprit humain que je veux faire voir, et non l’histoire des intrigues de cour et des méchancetés des hommes. Toutes les cabales des courtisans et toutes les guerres se ressemblent assez, mais le siècle de Louis XIV ne ressemble à rien.

 

On a fait courir une lettre de moi à l’abbé Dubos (2) ; c’est une copie bien infidèle ; mais il faut que je sois toujours calomnié ou mutilé, et qu’on persécute le père et les enfants. Je vous embrasse.

 

 

1 – Les cinquième et sixième Discours. (G.A.)

 

2 – Lettre du 30 Octobre 1738. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Helvétius

Ce 19 Avril 1739.

 

 

Mon cher ami, j’ai reçu de vous une lettre sans date, qui me vient par Bar-sur-Aube, au lieu qu’elle devait arriver par Vassy. Vous m’y parlez d’une nouvelle Epître (1) ; vraiment vous me donnez de violents désirs ; mais songez à la correction, aux liaisons, à l’élégance continue ; en un mot, évitez tous mes défauts. Vous me parlez de Milton ; votre imagination sera peut-être aussi féconde que la sienne, je n’en doute même pas ; mais elle sera aussi plus agréable et plus réglée. Je suis fâché que vous n’ayez lu ce que j’en dis que dans la malheureuse traduction de mon Essai (2) anglais. La dernière édition de la Henriade, qu’on trouve chez Prault, vaut bien mieux ; et je serais fort aise d’avoir votre avis sur ce que je dis de Milton dans l’Essai qui est à la suite du poème.

 

« You learn englih, for ought I know. Go on ; your lot is to be eloquent in every language, and master of every science. I love, I esteem you, I am yours for ever (3) ».

 

Je vous ai écrit en faveur d’un jeune homme (4) qui me paraît avoir envie de s’attacher à vous. J’ai mille remerciements à vous faire ; vous avez remis dans mon paradis les tièdes que j’avais de la peine à vomir de ma bouche (5)… Cette tiédeur m’était cent fois plus sensible que tout le reste. Il faut à un cœur comme le mien des sentiments vifs, ou rien du tout.

 

Tout Cirey est à vous.

 

 

1 – Sur l’Orgueil et la paresse de l’esprit. (G.A.)

 

2 – Essai sur la Poésie épique. (G.A.)

 

3 – Vous apprenez l’anglais, à ce qu’il me paraît. Continuez ; votre destin est d’être éloquent dans toutes les langues, et maître dans toutes les sciences. Je vous aime, je vous estime, et je suis à vous pour toujours. »

 

4 – D’Arnaud. (G.A.)

 

5 – Thieriot. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le marquis d’Argenson

Le 2 Mai.

 

 

Je ne sais pas pourquoi j’ai toujours manqué, monsieur, à vous appeler excellence, car vous êtes assurément et un excellent négociateur, et un excellent consolateur des affligés, et un excellent juge ; mais j’étais si plein des choses que vous avez bien voulu faire pour moi, que j’ai oublié les titre, comme vous les oubliez vous-même. Quand j’ai parlé de chancelier (1), je n’ai fait que jouer sur le mot, car vous avez chez moi tous les droits d’aînesse.

 

Vous êtes un homme admirable (chargé d’affaires comme vous l’êtes) de vouloir bien encore vous charger de mes misères. Vous êtes donc magnus in magnis et in minimis.

 

Vous pouvez garder le manuscrit (2) que j’ai eu l’honneur de vous faire tenir, et de soumettre à votre jugement ; car, si vous en êtes un peu content, il faut qu’il ait place au moins dans le sottisier. Je garde copie de tout, et, s’il est imprimable, il paraîtra avec quelques autres guenilles littéraires.

 

Vous aimez donc aussi les odes, monsieur. Eh bien ! en voici une (3) qui me paraît convenable à un ministre de paix tel que vous êtes.

 

A l’égard de M. de Valori (4), cet autre ministre fait pour dîner avec le roi de Prusse, er pour souper avece le prince royal, je vous prie de me recommander à lui auprès de cet aimable prince ; et moi je vanterai auprès de son altesse royale de devoir les bontés de M. de Valori à celles dont vous m’honorez. Ainsi toute justice sera accomplie.

 

Il y a près d’un an que j’ai dit en vers au prince royal (5) ce que vous me dites en prose, et que je lui ai cité la Reine Jacques (régina Jacobus), qui dédiait ses ouvrages à l’Enfant Jésus, et qui n’osait secourir le palatin, son gendre. Mon prince me paraît d’une autre espèce ; il ne tremble point à la vue d’une épée, comme Jacques, et il pense comme il le doit sur la théologie. Il est capable d’imiter Trajan dans ses conquêtes, comme il l’imite dans ses vertus. Si j’étais plus jeune, je lui conseillerais de songer à l’Empire, et à le rendre au moins alternatif entre les protestants et les catholiques. Il se trouvera, à la mort de son père, le plus riche monarque de la chrétienté, en argent comptant ; mais je suis trop vieux, ou trop raisonnable, pour lui conseiller de mettre son argent à autre chose qu’à rendre ses sujets et lui les plus heureux qu’il pourra, et à faire fleurir les arts. C’est, ce me semble, sa façon de penser. Il me paraît qu’il n’a point l’ambition d’être le roi le plus puissant, mais le plus humain et le plus aimé.

 

Adieu, monsieur ; quand vous voudrez quelques amusements en prose ou en vers, j’ai un gros portefeuille à votre service. Je voudrais vous témoigner autrement ma respectueuse reconnaissance ; mais parvi, parva damus.

 

A jamais à vous ex toto corde meo, etc.

 

 

1 – Voyez la lettre au même du 16 Avril. (G.A.)

 

2 – L’Essai sur le Siècle de Louis XIV. (G.A.)

 

3 – l’ Ode sur la paix. (G.A.)

 

4 – Envoyé à Berlin à la place de La Chétardie. (G.A.)

 

5 – Epître sur l’Usage de la science. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le Président Bouhier

Cirey, peisiz nonas (6 Mai).

 

 

Tibi gratiazs ago quam plurimas, vir doctissime et optime, de tuo quem mihi promittis Petronio (6). Jam in te miratus sum, priscorum, qui litteras restituerunt et bonas artes, senatorum Budæorum et Thuanorum elegantem et peritissimum ætatis tuæ ornamentum. Nunc iter ad Belgas facio, et cras proficiscor cum illustrissimz muliere quæ, geometriæ litteras avidum doctrinæ animum applicare, nunc ad graæcas et poesos lepores non dedignatur, quæque acuto judicio et summa cum voluptate Virgiliu, Miltonum et Tassum perlegit, Ciceronem et Addisonum.

 

Si alicujus libri opus tibi est, qui in his tantum provinciis ad quas pergo reperiundus sit, jubere potes, et mandata tua exequar. Te veneror, et tuus esse velim.

 

Mais, si vous aviez quelques ordres à donner, quelques commissions pour la Hollande, mon adresse sera à Bruxelles, sous le couvert de madame la Marquise du Châtelet, qui vous estime beaucoup.

 

 

1 – Poème de Pétrone sur la guerre civile, avec deux Epîtres d’Ovide le tout traduit en vers français. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Thieriot

A Cirey, le 7 Mai.

 

 

Je pars demain, ou après-demain, pour les Pays-Bas, et je ne sais quand je reviendrai dans ma charmante solitude. Je pars malade, et ne reviendrai peut-être point ; je compte sur votre amitié, quand je serais encore plus éloigné et plus malade. Je renvoie à M. Moussinot les livres de la Bibliothèque du roi. Je vous prie de vouloir bien présenter mes remerciements à l’abbé Sallier (1).

 

Le Démosthène grec est venu, et je l’emporte, quoique je ne l’entende guère. J’entends Euclide plus couramment, parce qu’il n’y a guère que des présents et des participes, et que d’ailleurs le sens de la proposition est toujours un dictionnaire infaillible.

 

Pour égayer la tristesse de ces études, si cependant il y a quelque étude triste, je vous prie, mon cher ami, de m’envoyer le Janus (2) de M. Le Franc ; il m’a donné avis qu’il doit arriver par votre canal.

 

Je vous prie de me conserver dans les bonnes grâces de MM. des Alleurs, Dubos, Mairan, et du petit nombre d’êtres pensants qui ne blasphèment point contre la philosophie, et qui veulent bien penser à moi.

 

 

1 – Claude Sallier, chargé de la garde des manuscrits de la Bibliothèque du roi. (G.A.)

 

2 – Opéra. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Berger

Cirey, le 7 Mai.

 

 

Nous partons demain, mon cher correspondant. Dans quelque pays que l’amitié nous conduise, vos lettres me feront toujours du plaisir. Je vous adresse un mot pour M. de Billi dont je ne sais pas la demeure. N’oubliez pas vos amis qui vont plaider dans les Pays-Bas (1). Adressez, je vous prie, vos lettres à madame la marquise du Châtelet, à l’Impératrice, à Bruxelles. Je n’ai que le temps de vous renouveler les assurances de mon amitié. Je vais m’arranger pour partir. Adieu !

 

 

1 – Pour les droits d’un cousin de M. du Châtelet sur Beringhen et Ham. Ces droits avaient été transmis aux seigneurs de Cirey par ledit cousin. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le marquis d’Argenson

A Cirey, ce 8 Mai, en partant.

 

 

La Providence m’a fait rester, monsieur, un jour de plus que nous ne pensions, pour me faire recevoir la plus agréable lettre que j’aie reçue depuis que madame du Châtelet ne m’écrit plus (1). Je viens de lui lire l’extrait que vous voulez bien nous faire d’un ouvrage dont on doit dire, à plus juste titre que de Télémaque, que le bonheur du genre humain naîtrait de ce livre (2), si un livre pouvait le faire naître.

 

En mon particulier jugez où vous poussez ma vanité ; je trouve toutes mes idées dans votre ouvrage (3). Ce ne sont point ici les rêves d’un homme de bien, comme les chimériques projets du bon abbé de Saint-Pierre, qui croit qu’on lui doit des statues parce qu’il a proposé que l’empereur gardât Naples et qu’on lui ôtât le Mantouan, tandis qu’on lui a laissé le Mantouan et qu’on lui a ôté Naples. Ce n’est pas ici un projet de paix perpétuelle, que Henri IV n’a jamais eu ; ce n’est point un sermon contre Jules César, qui, selon le bon abbé, n’était qu’un sot, parce qu’il n’entendait pas assez la méthode de perfectionner le scrutin (4) ; ce n’est pas non plus la colonie de Salente, où M. de Fénelon veut qu’il n’y ait point de pâtissiers, et qu’il y ait sept façons de s’habiller ; c’est ici quelque chose de plus réel, et que l’expérience prouve de la manière la plus éclatante. Car, si vous en exceptez le pouvoir monarchique, auquel un homme de votre nom et de votre état ne peut souhaiter qu’un pouvoir immense, aux bornes près, dis-je, de ce pouvoir monarchique aimé et respecté par nous, l’Angleterre n’est-elle pas un témoignage subsistant de la sagesse de vos idées ? Le roi avec son parlement est législateur, comme il l’est ici avec son conseil. Tout le reste de la nation se gouverne selon des lois municipales, aussi sacrées que celles du parlement même. L’amour de la loi est devenu une passion dans le peuple, parce que chacun est intéressé à l’observation de cette loi. Tous les grands chemins sont réparés, les hôpitaux fondés et entretenus, le commerce florissant, sans qu’il faille un arrêt du conseil. Cette idée est d’autant plus admirable dans vous, que vous êtes vous-même de ce conseil, et que l’amour du bien public l’emporte dans votre âme sur l’amour de votre autorité.

 

Madame du Châtelet, qui, en vérité, est la femme en qui j’ai vu l’esprit le plus universel et la plus belle âme, est enchantée de votre plan. Vous devriez nous le faire tenir à Bruxelles. Je vous avertis que nous sommes les plus honnêtes gens du monde, et que nous le renverrons incessamment à l’adresse que vous ordonnerez, sans en avoir copié un mot. Je vous étais attaché par les liens d’un dévouement de trente années, et par ceux de la reconnaissance ; voici l’admiration qui s’y joint.

 

Je reçois, cet ordinaire, une lettre d’un prince dont vous seriez le premier ministre, si vous étiez né dans son pays. Il a pris tant de pitié des vexations que j’essuie, qu’il a écrit à M. de La Chétardie (5) en ma faveur. Il l’a prié de parler fortement ; mais il ne me mande point à qui il le prie de parler. J’ignore donc les détails du bienfait, et je connais seulement qu’il y a des cœurs généreux. Vous êtes du nombre, et in capite libri. Je vous supplie donc de vouloir bien parler à M. de La Chétardie, et de lui dire ce qui conviendra, car vous le savez mieux que moi.

 

A l’égard de M. Hérault, c’est M. de Meinières, son beau-frère, qui avait depuis longtemps la bonté de le presser pour moi, et il y était engagé par M. d’Argental, mon ancien ami de collége ; car j’ai de nouveaux ennemis et d’anciens amis. Depuis dix jours je n’ai point de leurs nouvelles ; mais depuis votre dernière lettre, je n’ai plus besoin d’en recevoir de personne.

 

M. et madame du Châtelet vous font les plus tendres compliments. Je suis à vous pour jamais, avec la reconnaissance la plus respectueuse, avec tous les sentiments d’estime et d’amitié.

 

 

1 – C’est-à-dire depuis mars 1737, date de leur cohabitation. (G.A.)

 

2 – Expression de Terrasson. (G.A.)

 

3 – Considérations sur le gouvernement ancien et présent de la France, ouvrage qui ne fut imprimé qu’en 1764. (G.A.)

 

4 – C’est le sujet d’un des mémoires de l’abbé réformateur. (G.A.)

 

5 – Il quittait l’ambassade de Berlin. (G.A.)

 

 

 

 

à Mme de Champbonin

De Beringhen, Juin.

 

 

Mon aimable gros chat, j’ai reçu votre lettre à Bruxelles. Nous voici en fin fond de Barbarie, dans l’empire de son altesse monseigneur le marquis de Trichâteau, qui, je vous jure, est un assez vilain empire. Si madame du Châtelet demeure longtemps dans ce pays-ci, elle pourra s’appeler la reine des sauvages. Nous sommes dans l’auguste ville de Beringhen, et demain nous allons au superbe château de Ham, où il n’est pas sûr qu’on trouve des lits, ni des fenêtres, ni des portes. On dit cependant qu’il y a ici une troupe de voleurs. En ce cas, ce sont des voleurs qui font pénitence ; je ne connais que nous de gens volables. Le plénipotentiaire Montors avait assuré M. du Châtelet que les citoyens de son auguste ville lui prêteraient beaucoup d’argent ; mais je doute qu’ils pussent prêter de quoi envoyer au marché. Cependant Emilie fait de l’algèbre, ce qui lui sera d’un grand secours dans le cours de sa vie et d’un grand agrément dans la société. Moi, chétif, je ne sais encore rien sinon que je n’ai ni principauté, ni procès, et que je suis un serviteur fort utile.

 

 

P.S. : Il faut à présent, gros chat, que vous sachiez que nous revenons du château de Ham, château moins orné que celui de Cirey, et où l’on trouve moins de bains et de cabinets bleu et or ; mais il est logeable et il y a de belles avenues. C’est une assez agréable situation ; mais fût-ce l’empire du Catai, rien ne vaut Cirey. Madame du Châtelet travaille à force à ses affaires. Si le succès dépend de son esprit et de son travail, elle sera fort riche ; mais malheureusement tout cela dépend de gens qui n’ont pas autant d’esprit qu’elle. Mon cher gros chat, je baise mille fois vos pattes de velours. Adieu, ma chère amie.

 

 1739-9

 

 

 

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