CORRESPONDANCE - Année 1739 - Partie 8

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à M. Thieriot

A Cirey, le 3 Avril.

 

 

Plus de Langage des bêtes, je vous prie ; je viens de le lire, c’est un ouvrage dont le fond chimérique n’est pas assez orné par les détails. Il n’y a rien de ce qu’il fallait à un tel ouvrage, ni esprit, ni bonne plaisanterie. Si un autre qu’un jésuite en était l’auteur, on n’en parlerait pas.

 

Au lieu de cela, Cirey vous demande un Démosthène grec et latin, un Euclide grec et latin, et le Démosthène de Toureil.

 

          Je vous prie de me déterrer quelque ouvrage d’un vieil académicien nommé Silhon (1). J’ai envie d’avoir quelque chose de ce bavard qui a eu part, dit-on, au Testament prétendu du cardinal de Richelieu.

 

Comment vous portez-vous ? Je travaille toujours, mais je me meurs.

 

 

1 – Sirmond (G.A.)

 

 

 

 

à M. de Cideville

A Cirey, ce 3 avril.

 

 

Mon cher ami, je vous remercie d’un des plus grands plaisirs que j’aie goûtés depuis longtemps. Je viens de lire des morceaux admirables dans une tragédie pleine de génie, et où les ressources sont aussi grandes que le sujet était ingrat. Mon cher Pollion, ami des arts, qui vous connaissez si bien en vers, qui en faites de si aimables, je vous adresse mes sincères remerciements pour M. de La Noue. Si vous trouviez que mes petites idées valussent la peine de paraître à la queue de sa pièce, je m’en tiendrais honoré. Dites, je vous prie, à l’auteur, que je suis à jamais son partisan et son ami. Vous savez, mon cher Cideville, si mon cœur est capable de jalousie, si les arts ne me sont pas plus chers que mes vers. Je ressens vivement les injures, mais je suis encore plus sensible à tout ce qui est bon. Les gens de lettres devraient être tous frères ; et ils ne sont presque pas tous que des faux frères. J’espère de la pièce de Linant. Elle n’est pas au point où je la voudrais, mais il y a des beautés. Elle peut être jouée, et il en a besoin.

 

          Adieu, mon très cher ami. Madame du Châtelet vous fait mille compliments ; vous lui êtes présent, quoiqu’elle ne vous ait jamais vu. Adieu.

 

 

 

 

à M. de La Noue

A Cirey, le 3 Avril.

 

 

Votre belle tragédie, monsieur, est arrivée à Cirey, comme les Maupertuis et les Bernouilli en partaient. Les grandes vérités nous quittent ; mais à leur place les grands sentiments et de très beaux vers, qui valent bien des vérités, nous arrivent.

 

Madame la marquise du Châtelet a lu votre ouvrage avec autant de plaisir que le public l’a vu. Je joins mon suffrage au sien, quoiqu’il soit d’un bien moindre poids, et j’y ajoute mes remerciements du plaisir que vous me faites, et de la confiance que vous voulez bien avoir en moi.

 

Je crois que vous êtes le premier parmi les modernes qui ayez été à la fois acteur et auteur tragique (1) ; car celui qui donna Hercule est comme s’il n’avait point été.

 

Ce double mérite n’a guère été connu que chez les anciens Grecs, chez cette nation heureuse de qui nous tenons tous les arts, qui savait récompenser et honorer tous les talents, et que nous n’estimons et n’imitons pas assez (2).

 

Je vous avoue, monsieur, que je sens un plaisir incroyable quand je vois des vers de génie, des vers nobles, pleins d’harmonie et de pensées ; c’est un plaisir rare, mais je viens de le goûter avec transport.

 

 

Tranquille maintenant, l’amour qui le séduit

Suspend son caractère, et ne l’a point détruit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Sur les plus turbulents j’ai versé les faveurs ;

A la fidélité réservant la disgrâce,

Mon adroite indulgence a caressé l’audace.                     (Acte I, sc. I.)

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans leurs sanglantes mains le tonnerre s’allume,

Sous leurs pas embrasés la terre se consume.

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’ai vaincu, j’ai conquis, je gouverne à présent.               (Acte I, sc. IV)

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Parmi tant de dangers ma jeunesse imprudente

S’égarait et marchait aveuglée et contente.                       (Acte II, sc. IV.)

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La gloire et les grandeurs n’ont pu remplir mes vœux ;

Un instant de vertu vient de me rendre heureux.               (Acte II, SC. V.)

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tout autre bruit se tait lorsque la foudre gronde ;

Tonne sur ces cruels, et rends la paix au monde.              (Acte III, sc. VI.)

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cruel Aga ! Pourquoi dessillais-tu mes yeux ?

Pourquoi dans les replis d’un cœur ambitieux,

Avec des traits de flamme aiguillonnant la gloire,

A l’amour triomphant arracher la victoire ?                     (Acte IV, sc. I.)

 

Il me semble que votre ouvrage étincelle partout de ces traits d’imagination ; et, lorsque vous aurez achevé de polir les autres vers qui enchâssent ces diamants brillants, il doit en résulter une versification très belle, et même d’un nouveau genre. Il ne faut sans doute rien de trop hardi dans les vers d’une tragédie ; mais aussi les Français n’ont-ils pas souvent été un peu trop timides ? A la bonne heure qu’un courtisan poli, qu’une jeune princesse, ne mettent dans leurs discours que de la simplicité et de la grâce ; mais il me semble que certains héros étrangers, des Asiatiques, des Américains, des Turcs, peuvent parler sur un ton plus fier, plus sublime :

 

Major e longuinquo.

 

J’aime un langage hardi, métaphorique, plein d’images (3), dans la bouche de Mahomet II. Ces idées superbes sont faites pour son caractère : c’est ainsi qu’il s’exprimait lui-même. Savez-vous bien qu’en entrant dans Sainte-Sophie, qu’il venait de changer en mosquée, il s’écria en vers persans qu’il composa sur-le-champ : « Le palais impérial est tombé ; les oiseaux qui annoncent le carnage ont fait entendre leurs cris sur les tours de Constantine ! »

 

On a beau dire que ces beautés de diction sont des beautés épiques ; ceux qui parlent ainsi ne savent pas que Sophocle et Euripide ont imité le style d’Homère. Ces morceaux épiques, entremêlés avec art parmi des beautés plus simples, sont comme des éclairs qu’on voit quelquefois enflammer l’horizon, et se mêler à la lumière douce et égale d’une belle soirée. Toutes les autres nations aiment, ce me semble, ces figures frappantes. Grecs, Latins, Arabes, Italiens, Anglais, Espagnols, tous nous reprochent une poésie un peu trop prosaïque. Je ne demande pas qu’on outre la nature, je veux qu’on la fortifie et qu’on l’embellisse. Qui aime mieux que moi les pièces de l’illustre Racine ? Qui les sait plus par cœur ? Mais serais-je fâché que Bajazet, par exemple, eût quelquefois un peu plus de sublime ?

 

Elle veut, Acomat, que je l’épouse. – Eh bien !                 (Act. II, sc. III.)

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tout cela finirait par une perfidie !

J’épouserais ! Et qui ? (s’il faut que je le die)

Une esclave attachée à ses seuls intérêts…

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Si votre cœur était moins plein de son amour,

Je vous verrais, sans doute, en rougir la première ;

Mais, pour vous épargner une injuste prière,

Adieu ; je vais trouver Roxane de ce pas,

Et je vous quitte. – Et moi, je ne vous quitte pas.              (Act. II, sc. V.)

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Que parlez-vous, madame, et d’époux, et d’amant ?

O ciel ! De ce discours quel est le fondement ?

Qui peut vous avoir fait ce récit infidèle ?...

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je vois enfin, je vois qu’en ce même moment

Tout ce que je vous dis vous touche faiblement.

Madame, finissons et mon trouble et le vôtre ;

Ne nous affligeons point vainement l’un et l’autre.

Roxane n’est pas loin, etc.                                                 (Act. III., sc. IV.)

 

 

Je vous demande, monsieur, si à ce style, dans lequel tout le rôle de ce Turc est écrit, vous reconnaissez autre chose qu’un Français (4) qui s’exprime avec élégance et avec douceur ? Ne désirez-vous rien de plus mâle, de plus fier, de plus animé dans les expressions de ce jeune Ottoman qui se voit entre Roxane et l’empire, entre Atalide et la mort ? C’est à peu près ce que Pierre Corneille disait, à la première représentation de Bajazet, à un vieillard qui me l’a raconté : « Cela est tendre, touchant, bien écrit ; mais c’est toujours un Français qui parle. » Vous sentez bien, monsieur, que cette petite réflexion ne dérobe rien au respect que tout homme qui aime la langue française doit au nom de Racine. Ceux qui désirent un peu plus de coloris à Raphaël et au Poussin ne les admirent pas moins. Peut-être qu’en général, cette maigreur, ordinaire à la versification française, ce vide de grandes idées, est un peu la suite de la gêne de nos phrases (5) et de notre poésie. Nous avons besoin de hardiesse, et nous devrions ne rimer que pour les oreilles ; il y a vingt ans que j’ose le dire. Si un vers finit par le mot terre, vous êtes sûr de voir la guerre à la fin de l’autre ; cependant prononce-t-on terre autrement que père et mère ? Prononce-t-on sang autrement que camp ? Pourquoi donc craindre de faire rimer aux yeux, ce qui rime aux oreilles ? On doit songer, ce me semble, que l’oreille n’est juge que des sons, et non de la figure des caractères. Il ne faut point multiplier les obstacles sans nécessité, car alors c’est diminuer les beautés. Il faut des lois sévères, et non (6) un vil  esclavage. De peur d’être trop long, je ne vous en dirai pas davantage sur le style ; j’ai d’ailleurs trop de choses à vous dire sur le sujet de votre pièce. Je n’en sais point qui fût plus difficile à manier ; il n’était conforme par lui-même, ni à l’histoire, ni à la nature. Il a fallu assurément bien du génie pour lutter contre ces obstacles.

 

Un moine, nommé Dandelli, s’est avisé de défigurer l’histoire du grand Mahomet II par plusieurs contes incroyables ; il y a mêlé la fable de la mort d’Irène, et vingt autres écrivains l’ont copiée. Cependant il est sûr que jamais Mahomet n’eut de maîtresse connue des chrétiens sous ce nom d’Irène ; que jamais les janissaires ne se révoltèrent contre lui, ni pour une femme ni pour aucun autre sujet, et que ce prince, aussi prudent, aussi savant, et aussi politique qu’il était intrépide, était incapable de commettre cette action d’un (7) forcené, que nos historiens lui reprochent si ridiculement. Il faut mettre ce conte avec celui des quatorze icoglans auxquels on prétend qu’il fit ouvrir le ventre pour savoir qui d’eux avait mangé ses figues ou ses melons. Les nations subjuguées imputent toujours des choses horribles et absurdes à leurs vainqueurs : c’est la vengeance des sots et des esclaves.

 

L’Histoire de Charles XII m’a mis dans la nécessité de lire quelques ouvrages historiques concernant les Turcs. J’ai lu entre autres, depuis peu, l’Histoire ottomane du prince Cantemir, vaïvode de Moldavie, écrite à Constantinople. Il ne daigne, ni lui ni aucun auteur turc ou arabe, parler seulement de la fable d’Irène. Il se contente de représenter Mahomet comme le plus grand homme et le plus sage de son temps. Il fait voir que Mahomet, ayant pris d’assaut, par un malentendu, la moitié de Constantinople, et ayant reçu l’autre à composition, observa religieusement le traité, et conserva même la plupart des églises de cette autre partie de la ville, lesquelles subsistèrent trois générations après lui.

 

Mais qu’il eût voulu épouser une chrétienne, qu’il l’eût égorgée, voilà ce qui n’a jamais été imaginé de son temps. Ce que je dis ici, je le dis en historien, non en poète. Je suis très loin de vous condamner ; vous avez suivi le préjugé reçu, et un préjugé suffit pour un peintre et pour un poète. Où en seraient Virgile et Horace, si on les avait chicanés sur les faits ? Une fausseté qui produit au théâtre une belle situation est préférable, en ce cas, à toutes les archives de l’univers (8) elle devient vraie pour moi, puisqu’elle a produit le rôle de votre aga des janissaires, et la situation aussi frappante que neuve et hardie de Mahomet levant le poignard sur une maîtresse dont il est aimé. Continuez, monsieur, d’être du petit nombre de ceux qui empêchent que les belles-lettres ne périssent en France. Il y a encore et de nouveaux sujets de tragédie, et même de nouveaux genres. Je crois les arts inépuisables : celui du théâtre est un des plus beaux comme des plus difficiles. Je serais bien à plaindre si je perdais le goût de ces beautés, parce que j’étudie un peu d’histoire et de physique. Je regarde un homme qui a aimé la poésie, et qui n’en est plus touché, comme un malade qui a perdu un de ses sens. Mais je n’ai rien à craindre avec vous, et eussé-je entièrement renoncé aux vers, je dirais en voyant les vôtres :

 

… Agnosco veteris vestigia flammæ.   (Æ., IV)

 

Je dois sans doute, monsieur, la faveur que je reçois de vous à M. de Cideville, mon ami de trente années ; je n’en ai guère d’autres. C’est un des magistrats de France qui a le plus cultivé les lettres ; c’est un Pollion en poésie, et un Pylade en amitié. Je vous prie de lui présenter mes remerciements, et de recevoir les miens. Je suis, monsieur, avec une estime dont vous ne pouvez douter, votre, etc.

 

 

1 – « … tragique ; car La Thuilerie, qui donna Hercule et Soliman sous son nom, n’en était pas l’auteur ; et d’ailleurs ces deux pièces sont comme si elles n’avaient point été. Connaissez-vous l’épitaphe de ce La Thuilerie ?

 

Ci-gît un fiacre nommé Jean,

Qui croyait avoir fait Herculeet Soliman.

 

            Le double mérite d’être (si on ose le dire) peintre et tableau à la fois n’a été en honneur que chez les anciens Grecs, etc. » (Edition de Kehl.)

 

2 – « … assez. Votre ouvrage étincelle de vers de génie et de traits d’imagination ; c’est presque un nouveau genre. Il ne faut sans doute rien de trop hardi, etc. » (Edition de Kehl)

 

3 – « … dans la bouche de Mahomet II, comme dans Mahomet le Prophète. Ces idées superbes sont faites pour leurs caractères ; c’est ainsi qu’ils s’exprimaient eux-mêmes. On prétend que le conquérant de Constantinople, en entrant dans Sainte-Sophie, qu’il venait de changer en mosquée, récita deux vers sublimes du Persan Sadi : le Palais impérial, etc. » (Edition de Kehl.)

 

4 – « … Français qui appelle sa Turque madame, et qui s’exprime, etc. » (Edition de Kehl)

 

5 – « … de nos phrases et de notre rime. Nous avons besoin. » (Edition de Kehl)

 

6 – « … et non un vil esclave. Les Anglais pensent ainsi ; mais de peur, etc. » (Edition de Kehl)

 

7 – « … d’un imbécile forcené. » (Edition de Kehl)

 

8 – Tout ce qui suit n’est pas dans l’édition de Kehl. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’abbé Moussinot

Cirey, Avril.

 

 

J’enverrai à votre frère, quand vous voudrez et comme vous voudrez, la décharge que vous demandez ; mais, mon ami, comment voulez-vous que je le décharge, n’étant chargé de rien, et ayant seulement prêté son nom ? Ni vous ni lui ne pouvez être recherchés ; vos livres ne font-ils pas foi ? Comment d’ailleurs voulez-vous que je le décharge d’un argent qu’il n’a touché ni donné ? Voyez cependant, et dictez-moi cette pièce qui me paraît un très inutile hors-d’œuvre ; car, ou il a reçu et recevra encore, en ce cas votre livre suffit ; ou il n’a point reçu et ne recevra point, et en ce cas il n’a point de compte à rendre ni de décharge à demander. Je crois qu’il vaut mieux un billet par lequel je dirai qu’il n’est, quoique muni de ma procuration, que votre prête-nom ; que vous voulez bien conduire mes petites affaires, et que je m’en rapporte uniquement à vos livres et à votre parole, au défaut de vos livres ; priant mes héritiers de s’en rapporter uniquement à cette parole. C’est ce que j’ai déjà bien expressément établi dans mon testament, et que je vous enverrai signé quand vous voudrez.

 

A propos de testament, mon cher ami, il faut penser à mourir avec honneur. M. le marquis du Châtelet (1) m’écrit qu’il va finir mon affaire avec Desfontaines ; mais elle ne finit point (2).

 

 

1 – Il était à Paris. (G.A.)

 

2 – Nous supprimons un passage qui appartient à la lettre du 5 Février. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’abbé Moussinot

Avril.

 

 

Le bonhomme qui a quatre mille francs en a déjà donné deux à M. le marquis de Runepont, voisin de Cirey. Les deux autres sont tout prêts pour notre cher chevalier, et j’en réponds ; je veux absolument lui procurer ce petit plaisir. Je me chargerai de payer au bonhomme la rente de cent francs, et le chevalier se chargera seulement de faire ratifier l’emprunt, soit par sa mère, soit par sa tante, et d’hypothéquer leurs biens libres pour  l’assurance du paiement. Au moyen de cet arrangement notre chevalier aura ses deux mille livres franches et quittes, qui ne seront payables qu’à la mort de sa mère ou de sa tante. Montrez lui ce projet, et qu’il voie comment on peut s’arranger avec les lois, pour que mon amitié puisse le servir.

 

Voici un petit mot pour d’Arnaud, à qui je vous prie de donner un louis d’or.

 

 

 

 

à M. l’abbé Moussinot

3 Avril (1).

 

 

Mon cher abbé, j’ai d’abord à vous dire qu’au lieu de recevoir deux mille livres de M. Michel, je vous prie de l’engager à prendre dix mille livres pour un an, lesquelles, avec les deux mille livres qu’il me doit, feront douze mille livres. Le reste sera pour notre voyage dans les Pays-Bas, et ces dites douze mille livres, entre les mains de M. Michel, serviront dans un an ou deux, si je suis en vie, à m’acheter quelques meubles pour le palais Lambert.

 

M. votre frère fait des pas très inutiles auprès de M. de Guébriant. Je vous ai déjà dit que ce n’est pas avec les pieds, mais avec la main, qu’on fait des affaires. On ne trouve jamais M. de Guébriant. Une lettre est rendue sûrement, et cent voyages sont inutiles ; on perd quatre heures de temps et toute sa journée à courir ; on ne perd qu’un quart d’heure à écrire. Il peut donc écrire à M. de Guébriant, mais il ne doit jamais y aller.

 

Il faut en user ainsi avec M. d’Auneuil, lui demander permission par lettre de s’adresser à ses locataires, afin de ne le pas importuner. Il faut de même un petit mot à M. de Lezeau, lui demander une délégation ou permission de s’adresser à ses fermiers, et agir en conséquence. Tout cela ne doit coûter qu’une demi-heure d’écriture.

 

Faites-moi l’amitié, mon cher abbé, d’envoyer encore trois louis au chevalier de Mouhi ; mais c’est à condition que vous lui écrirez ces propres mots : M. de V…, mon ami, me presse toutes les semaines de vous envoyer de l’argent. Mais je n’en toucherai pour lui peut-être de six mois. Voici trois louis qui me restent, en attendant mieux.

 

Envoyez chercher le grand d’Arnaud, et dites-lui qu’il peut venir à Cirey quand il voudra avec M. Helvétius, que madame la marquise le trouve bon.

 

Voici une autre affaire : je voudrais au moins présenter requête au lieutenant criminel (2) pour être à deux de jeu avec Desfontaines. C’est, comme vous savez, en général contre la Voltairomanie qu’il la faut présenter, avec demande de permission d’informer. Cela ne peut nuire, et peut servir. Je vous prie, mon cher ami, d’aller chez M. d’Argenson l’ambassadeur, de lui dire que cette démarche ne s’oppose point à ses vues, que ce n’est qu’une précaution sage, et que je ne veux la faire que par ses ordres. Je vous prie d’en écrire autant à M. d’Argental et à M. du Châtelet, en les assurant que ce n’est qu’une précaution.

 

Je vous embrasse du meilleur de mon cœur. V.

 

P.-S. Comptez que voilà la dernière corvée de cette indigne affaire.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – M. Nègre. (A. François)

 

 

 

 

à M. Thieriot

A Cirey, le 13 Avril.

 

 

Ma santé est toujours bien mauvaise, quoi qu’en dise madame du Châtelet ; mais ce n’est que demi-mal, puisque la vôtre va mieux. Madame la marquise vous a demandé le Coup d’Etat, ; que je crois de Bourzeis, et l’Homme du pape et du roi, que je crois du bavard Silhon (1). Nous attendons aussi le Démosthène grec et l’Euclide. Il est triste de quitter ces lectures et Cirey, pour des procès et pour les Pays-Bas. Je vous demande instamment de remercier pour moi Varron-Dubos ; je voudrais être à portée de le consulter. Cet homme-là a tous les petits évènements présents à l’esprit comme les plus grands. Il faut avoir une mémoire bien vaste et bien exacte pour se souvenir que M. de Charnacé (2) commandait un régiment de Français au service des états. La mémoire n’est pas son seul partage ; il y a longtemps que je le regarde comme un des écrivains les plus judicieux que la France ait produits.

 

J’ai écrit à M. Le Franc. Il y a de très belles choses dans son Epître, et il paraît qu’il y en a de fort bonnes dans son cœur. Je vous prie de m’envoyer une Lettre (3) qui paraît sur l’ouvrage du P. Bougeant, et une lettre sur le vide (4), dont vous m’avez déjà parlé.

 

Mille respects, je vous prie, à tous ceux qui veulent bien se souvenir de moi. Vale.

 

 

1 – Le Coup d’Etat est de Sirmond, et l’Homme du pape et du roi est attribué à Bénigne Milletot. (G.A.)

 

2 – Cité dans le Siècle de Louis XIV, chap. II. (G.A.)

 

3 – Lettre à madame la comtesse D***, attribuée à La Chesnaie. (G.A.)

 

4 – Examen du vide, ou Espace newtonien, relativement à l’idée de Dieu, attribué à de La Fautrière. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Le Franc

A Cirey, le 14 Avril.

 

 

Vous me faisiez des faveurs, monsieur, quand je vous payais des tributs. Votre Epître (1) sur les gens qu’on respecte trop en ce monde venait à Cirey quand mes rêveries sur l’Homme et sur le monde allaient vous trouver à Montauban. J’avoue sans peine que mon petit tribut ne vaut pas vos présents.

 

Quid verum atque decens curas, atque, omnis in hoc es.

                                                                                           Hor., lib. I, ep. I.

 

Vous montrez avec plus de liberté encore qu’Horace

 

Quo tandem pacto deceat majoribus uti ;                         Lib. I, ep. XVII.

 

Et c’est à vous, monsieur, qu’il faut dire :

 

Si bene te novi, metues, liberrime Le Franc,

Scurrantis speciem præbere,prefessus amicum.                Lib. I, ep. XVIII.

 

J’ignore quel est le duc assez heureux pour mériter de si belles épîtres. Quel qu’il soit, je le félicite de ce qu’on lui adresse ce vers admirable :

 

Vertueux sans effort, et sage sans système.

 

Votre épître, écrite d’un style élégant et facile, a beaucoup de ces vers frappés sans lesquels l’élégance ne serait plus que de l’uniformité.

 

Que je suis bien de votre avis, surtout quand vous dites :

 

Malheureux les Etat où les honneurs des pères

Sont de leurs lâches fils les biens héréditaires !

 

J’ai été inspiré un peu de votre génie, il y a quelque temps, en corrigeant une vieille tragédie de Brutus, qu’on s’avise de réimprimer ; car je passe actuellement ma vie à corriger. Il faut que je cède à la vanité de vous dire que j’ai employé à peu près la même pensée que vous. Je fais parler le vieux président Brutus comme vous l’allez voir :

 

Non, non, le consulat n’est point fait pour son âge, etc.

 

                                                                                 Brutus, acte II, sc. IV.

 

Plût à Dieu, monsieur, qu’on pensât comme Brutus et comme vous. Il y a un pays, dit l’abbé de Saint-Pierre, où l’on achète le droit d’entrer au conseil ; et ce pays, c’est la France. Il y a un pays où certains honneurs sont héréditaires ; et ce pays, c’est encore la France. Vous voyez bien que nous réunissons les extrêmes.

 

Que reste-t-il donc à ceux qui n’ont pas cent mille francs d’argent comptant pour être maîtres des requêtes, ou qui n’ont pas l’honneur d’avoir un manteau ducal à leurs armées ? Il leur reste d’être heureux, et de ne pas s’imaginer seulement que cent mille francs et un manteau ducal soient quelque chose.

 

Vous dites en beaux vers, monsieur :

 

Ce qu’on appelle un grand, pour le bien définir,

Ne cherche, ne connaît, n’aime que le plaisir.

 

Mais, sauf votre respect, je connais force petits qui en usent ainsi. Ce serait alors, ma foi, que les grands auraient un terrible avantage s’ils avaient ce privilège exclusif.

 

Je vous le dis du fond de mon cœur, monsieur, votre prose et vos vers m’attachent à vous pour jamais.

 

Ce n’est pas des écussons de trois fleurs de lis qu’il me faut, ni des masses de chancelier, mais un homme comme vous à qui je puisse dire :

 

 

 

Le Franc, nostrarum nugarum candide judex…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Quid voveat dulci nutricula majus alumno

Qui sapere et fari possit quæ sentiat ; et cui

Gratia, fama, valetudo contingat abunde ?

                                                                                 Hor. Lib. I, ep. IV.

 

Je me flatte que nous ne serons pas toujours à six ou sept degrés l’un de l’autre, et qu’enfin je pourrai jouir d’une société que vos lettres me rendent déjà chère. J’espère aller, dans quelques années, à Paris (2). Madame la marquise du Châtelet vient de s’assurer une autre retraite délicieuse ; c’est la maison du président Lambert. Il faudra être philosophe pour venir là. Nos petits-maîtres ne sont point gens à souper à la pointe de l’Ile, mais M. Le Franc y viendra.

 

J’entends dire que Paris a besoin plus que jamais de votre présence. Le bon goût n’y est presque plus connu ; la mauvaise plaisanterie a pris sa place. Il y a pourtant de bien beaux vers dans la tragédie de Mahomet II. L’auteur a du génie ; il y a des étincelles d’imagination, mais cela n’est pas écrit avec l’élégance continue de votre Didon (3). Il corrige à présent le style. Je m’intéresse fort à son succès ; car, en vérité, tout homme de lettres qui n’est pas un fripon est mon frère. J’ai la passion des beaux-arts, j’en suis fou. Voilà pourquoi j’ai été si affligé quand des gens de lettres m’ont persécuté ; c’est que je suis un citoyen qui déteste la guerre civile, et qui ne la fais qu’à mon corps défendant.

 

Adieu, monsieur ; madame du Châtelet vous fait les plus sincères compliments. Elle pense comme moi sur vous, et c’est une dame d’un mérite unique. Les Bernouilli et les Maupertuis, qui sont venus à Cirey, en sont bien surpris. Si vous la connaissiez, vous verriez que je n’ai rien dit de trop dans ma préface d’Alzire. C’est dans de tels lieux qu’il faudrait que des philosophes comme vous vécussent : pourquoi sommes-nous si éloignés (4) !

 

 

1 – A M. L. D***. (G.A.)

 

2 – Il y vint en Septembre. (G.A.)

 

3 – Comparez la lettre anonyme sur Didon. Voltaire n’est pas tendre pour cette tragédie. (G.A.)

 

4 – Cette lettre d’éloges ne fait guère pressentir les facéties que Voltaire écrira vingt ans plus tard contre ledit Le Franc de Pompignan. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le marquis d’Argenson

Le 16 Avril.

 

 

J’apprends avec bien du chagrin que le meilleur protecteur que j’aie à Paris, celui qui m’encourage davantage, et à qui je suis le plus redevable, va faire les affaires du roi très chrétien dans la triste cour du Portugal, et contre-miner les Anglais, au lieu de me défendre contre l’abbé Desfontaines. Mon protecteur, mon ancien camarade de collège, monsieur l’ambassadeur, je suis au désespoir que vous partiez (1). Ma lettre, pour un homme (2) dont je n’ai nul sujet de me louer, vous a donc paru bien ; et vous me croyez si politique que vous me proposez tout d’un coup pour aller amuser le futur roi de Prusse. Si j’étais homme à prétendre à l’une de ces places-là, se serait sûrement auprès de ce prince que j’en briguerais une.

 

Vous avez lu, monsieur, une de ses lettres ; vous avez été sensiblement touché d’un mérite si rare. Connaissez-le donc encore plus à fond ; en voici une autre que j’ai l’honneur de vous confier ; vous verrez à quel point ce prince est homme.

 

Mais, malgré l’excès de ses bontés et de son mérite, je ne quitterais pas un moment les personnes à qui je suis attaché pour l’aller trouver. J’aime bien mieux dire : Emilie ma souveraine,  le roi mon maître.

 

Si jamais il est roi, et que M. du Châtelet puisse être envoyé auprès de lui avec un titre honorable et convenable, à la bonne heure. En ce cas, je verrai le modèle des rois ; mais, en attendant, je resterai avec le modèle des femmes.

 

Je n’osais vous envoyer le Mémoire (3) que j’ai composé depuis peu, parce que je craignais de vous commettre ; mais il me paraît si mesuré, que je crois que je vous l’enverrais, fussiez-vous M. Hérault. Enfin vous me l’ordonnez par votre lettre à M. du Châtelet, et j’obéis. Daignez en juger ; quid-quid ligaveris etego ligabo.

 

Maintenant, monsieur, prenez, s’il vous plaît, des arrangements pour que je puisse vous amuser un peu à Lisbonne. Je veux payer vos bontés de ma petite monnaie. Je vous enverrai des chapitres de Louis XIV, des tragédies, etc. Je suis à vous en vers et en prose, et c’est à vous que je dois dire :

 

 

O toi, mon support et ma gloire,

Que j’aime à nourrir ma mémoire

Des biens que ta vertu m’a faits,

Lorsqu’en tout lieu l’ingratitude

Se fait une farouche étude

De l’oubli honteux des bienfaits !

 

C’est le commencement d’une ode (4) ; mais peut-être n’aimez-vous pas les odes ?

 

Aimez du moins les sentiments de reconnaissance qui m’attachent à vous depuis si longtemps, et dites à ce chancelier (5), qui devrait être le seul chancelier, qu’il doit bien m’aimer aussi un peu, quoiqu’il n’écrive guère, et qu’il n’aime pas tant les belles-lettres que son aîné.

 

Madame du Châtelet vous fait les plus tendres compliments ; elle a brûlé les cartes géographiques qui lui ont prouvé que votre chemin n’est pas par Cirey.

 

Adieu, monsieur ; ne doutez pas de ma tendre et respectueuse reconnaissance.

 

 

1 – Il n’alla pas à Lisbonne. (G.A.)

 

2 – Le lieutenant de police Hérault. (G.A.)

 

3 – Mémoire sur la satire. (G.A.)

 

4 – Au duc de Richelieu. (G.A.)

 

5 – Le comte d’Argenson, chancelier du duc d’Orléans. (G.A.)

 

 

 1739-8

 

 

 

 

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