CORRESPONDANCE - Année 1739 - Partie 5

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à M. l’abbé Moussinot

Ce 18 Février 1739 (1).

 

 

          Mon cher abbé, je vous adresse cette lettre pour mon neveu ; je vous prie de la lui faire rendre sur-le-champ et de vous joindre à lui et à madame de Champbonin. Je vous fais à tous les mêmes prières. Ne parlez point de ce que j’écris à mon neveu sur madame de Champbonin, sur Thieriot, sur Mouhi. Mais agissez, ameutez les Procope, les Andry, rue de Seine, et même l’indolent Pitaval, rue d’Anjou, les abbés de Latour-Céran, les Castera-Duperron ; qu’ils voient M. Déon, M. Hérault ; qu’ils signent une nouvelle requête. Ne négligeons rien ; poussons le scélérat par tous les bouts.

 

          Je prie mon neveu d’ameuter quelques-uns de mes parents pour se joindre à lui, pour signer cette nouvelle requête à M. Hérault. Cela est important. Parlez-lui-en. Offrez-lui des carrosses, le paiement de tous ses frais, avec votre adresse ordinaire. J’ai fait tenir cent livres à M. Mouhi. Trôlez-le, mais point d’argent.

 

          Quelle personne pourrait servir auprès du curé de Saint-Nicolas-des-Champas, qui est ami de M. Hérault ? Je lui ai écrit, je vous l’ai mandé. J’agis aussi vivement que si j’étais à Paris. Et violenti rapiunt… Vale.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

à Mademoiselle Quinault.

18 Février 1739.

 

 

          [Il convient que le certificat qu’il lui a demandé pourra être considéré comme ridicule ; demande une lettre au lieu de certificat. Lui annonce qu’Alzire (sa chienne) est grosse de Zamore (son chien)]

 

 

 

 

à M. Helvétius

Ce 19 Février.

 

 

          Mon cher ami, si vous faites des lettres métaphysiques, vous faites aussi de belles actions de morale. Madame du Châtelet vous regarde comme quelqu’un qui fera bien de l’honneur à l’humanité, si vous allez de ce train-là. Je suis pénétré de reconnaissance et enchanté de vous. Il est bien triste que les misérables libelles viennent troubler le repos de ma vie et le cours de mes études. Je suis au désespoir, mais c’est de perdre trois ou quatre jours de ma vie ; je les aurais consacrés à apprendre et peut-être à faire des choses utiles.

 

          Si l’abbé Desfontaines savait que je ne suis pas plus l’auteur du Préservatif que vous, et s’il était capable de repentir, il devrait avoir bien des remords.

 

          Cependant la chose est très certaine, et j’en ai la preuve en main. L’auteur du Préservatif, piqué dès longtemps contre Desfontaines, a fait imprimer plusieurs choses que j’ai écrites il y a plus d’un an, à diverses personnes ; encore une fois, j’en ai la preuve démonstrative ; et, sur cela, ce monstre vomit ce que la calomnie a de plus noir ;

 

 

Et là-dessus on voit Oronte qui murmure,

Qui tâche sourdement d’appuyer cette injure,

Lui qui d’un honnête homme ose chercher le rang.

Tête-bleu ! Ce me sont de mortelles blessures

De voir qu’avec le vice on garde des mesures.

 

(Misanthrope.)

 

 

          Mais je ne veux pas me fâcher contre les hommes ; et, tant qu’il y aura des cœurs comme le vôtre, comme celui de M. d’Argental, de madame du Châtelet, j’imiterai le bon Dieu, qui allait pardonner à Sodome, en faveur de quelques justes. Je suis presque tenté de pardonner à un sodomite en votre faveur. A propos de cœurs justes et tendres, je me flatte que mon ancien ami Thieriot est du nombre ; il a un peu une âme de cire, mais le cachet de l’amitié y est si bien gravé, que je ne crains rien des autres impressions, et d’ailleurs vous le remouleriez.

 

          Adieu, je vous embrasse tendrement, et je vous quitte pour travailler.

 

          Non, je ne vous quitte pas ; madame du Châtelet reçoit votre charmante lettre. Pour réponse, je vous envoie le Mémoire corrigé ; il est indispensablement nécessaire, la calomnie laisse toujours des cicatrices quand on n’écrase pas le scorpion sur la plaie. Laissez-moi la lettre (1) au P. de Tournemine. Il la faut plus courte, mais il faut qu’elle paraisse ; vous ne savez pas l’état où je suis. Il n’est pas question ici d’une intrépidité anglaise ; je suis Français, et Français persécuté. Je veux vivre et mourir dans ma patrie avec mes amis, et je jetterais plutôt dans le feu les Lettres philosophiques que de faire encore un voyage à Amsterdam, au mois de janvier (2), avec un flux de sang, dans l’incertitude de retourner auprès de mes amis. Il faut, une bonne fois pour toutes, me procurer du repos ; et mes amis devraient me forcer à tenir cette conduite, si je m’en écartais : primum vivere.

 

          Comptez, belle âme, esprit charmant, comptez que c’est en partie pour vivre avec vous que je sacrifie à la bienséance. Je vous embrasse avec transport, et suis à vous pour jamais. Envoyez-sur-le-champ, je vous en prie, Mémoire et lettre à M. d’Argental ; ranimez le tiède Thieriot du beau feu que vous avez ; qu’il soit ferme, ardent, imperturbable dans l’amitié, et qu’il ne se mêle jamais de faire le politique, et de négocier quand il faut combattre. Adieu, encore une fois.

 

1 – Voyez plus haut. (G.A.)

2 – Lisez février, a dit M. Clogenson. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

Ce 20 Février.

 

 

          Cher ange, voici une troisième fournée ; j’ai presque prévenu ou suivi tous vos avis ; je vous demande en grâce de souffrir le Mémoire à peu près tel qu’il est ; je n’ai plus de temps ; je suis au désespoir de le consumer à ces horreurs nécessaires. Au nom de Dieu, présentez-le bien transcrit à M. l’avocat-général (1) ; je vais en envoyer un double à M. de Fresne, un à M. d’Argenson (2), un à M. de Maurepas, un à Thieriot, même à M. Hérault. S’il y a quelque chose à corriger pour l’impression, je le corrigerai.

 

          La lettre au P. Tournemine est essentielle. Helvétius raisonne en jeune philosophe hardi qui n’a point tâté du malheur, et moi en homme qui ai tout à craindre. Les esprits forts me protégeront à souper, mais les dévots me feront brûler.

 

          Mon cher et respectable ami, faites faire des copies du Mémoire. Je vous en conjure, n’épargnez aucuns frais ; l’abbé Moussinot a l’argent tout prêt, mon neveu est à vos ordres. Trouvez-vous des longueurs ? Elaguez, disposez ; mais présenter le Mémoire est une chose indispensable.

 

          Que j’ai d’envie de me mettre tout de bon à ma tragédie, et de noyer dans les larmes du parterre le souvenir des crimes de Desfontaines ! Faites un peu sentir à M. l’avocat-général l’Allégorie de Pluton (3), et du juge Sizame, et du procureur-général des enfers.

 

 

Adieu ; je baise vos deux ailes,

Et me mets à l’ombre d’icelles.

 

 

 

1 – Fils du chancelier d’Aguesseau, ainsi que M. de Fresnes. (G.A.)

2 – Le marquis. (G.A.)

3 – Jugement de Pluton, par J.-B. Rousseau. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’abbé Moussinot

Cirey, 20.

 

 

          On me berce, mon cher ami, et je ne veux pas être bercé plus longtemps. J’exige plus que jamais la requête de mon neveu. Il doit faire pour son oncle, pour son grand-père, pour toute sa famille, ce qu’a fait un étranger. Si j’avais poursuivi l’affaire criminellement moi-même, j’aurais eu raison de Desfontaines ; de Chaubert, je remontais aisément à ce scélérat. Je n’ai rien à craindre de ses récriminations vagues, ni sur le Préservatif, qui est prouvé n’être pas de moi, ni sur tout ce qu’il m’impute sans preuves. Il aurait succombé comme calomniateur et comme auteur de libelles diffamatoires ; mais il fallait aller à Paris, et je n’ai pu faire ce voyage.

 

          Soit que M. le marquis du Châtelet accommode cette affaire d’une manière honorable pour moi, soit qu’il la laisse à la justice, je prie toujours mon neveu de signer la requête. Faites-lui part secreto de ma petite intelligence avec M. Hérault ; montrez-lui la lettre qu’il m’a écrite, celle que je lui ai écrite, et allons en avant. Sera-ce à la police ou à la chambre de l’Arsenal que Desfontaines sera poursuivi et condamné ? Il n’est pas, je crois, nécessaire du ministère des avocats. Consultez, répondez, et vale.

 

 

 

 

à M. Hérault

 CONSEILLER D’ÉTAT, LIEUTENANT GÉNÉRAL DE POLICE (1)

Ce 21 Février 1739.

 

 

          Je suis assurément bien plus touché, bien plus consolé de vos bontés que je ne suis sensible aux impostures abominables d’un homme dont les iniquités de toute espèce sont si bien connues de vous.

 

          Je vous parle, monsieur, et comme au juge qui peut le punir selon les lois, et comme au protecteur des lettres, au pacificateur des citoyens, au père de la ville de Paris. Comme à mon juge, je ne balancerai pas à vous présenter requête, et c’est à votre tribunal seul que j’ai souhaité de recourir, parce que j’en connais la prompte justice, que vous êtes instruit du procès, et que vous avez déjà condamné cet homme en pareil cas.

 

          Mais, monsieur, daignez considérer, comme juge, que si l’abbé Desfontaines défend ses calomnies par de nouvelles impostures, il faut que je vienne à Paris pour me défendre. Il y a plus de trois mois que je suis hors d’état d’être transporté ; vous connaissez ma santé languissante. Si je pouvais me flatter que vous pussiez nommer un juge du voisinage pour recevoir et pour renvoyer juridiquement mes défenses, et pour se transporter à cet effet au château de Cirey, je suis prêt à former la plainte en mon nom. Cependant c’est une grâce que je n’ose pas demander, car je sens très bien, malgré toute l’indulgence qu’on peut avoir pour ma mauvaise santé, quel respect on doit aux lois et aux formes.

 

          On m’a mandé que la plupart de ceux qui sont outragés dans ce libelle ont rendu plainte, et je ne sais si cela est suffisant.

 

          Pour moi, monsieur, qui ne demande ni la punition de personne, ni dommages, ni intérêts, et qui n’ai pour but que la réparation de mon honneur, ce que j’ose vous demander ici avec plus d’instances, c’est que vous daigniez interposer votre autorité de magistrat de la police et de père des citoyens, sans forme judiciaire à mon égard, et sans employer contre l’abbé Desfontaines l’usage de la puissance du roi. Je vous conjure donc, monsieur, d’envoyer chercher l’abbé Desfontaines (si vous trouvez la chose convenable), et de lui faire signer un désaveu des calomnies horribles dont son libelle est plein.

 

          Ne peut-il pas déclarer qu’il se repent de s’être porté à cet excès, et que lui-même, après avoir revu sa propre lettre au sortir de Bicêtre (que j’ai fait présenter à M. le chancelier, et dont vous, monsieur, avec copie), après avoir vu le témoignage de tant d’honnêtes gens qui déposent contre ses calomnies, ne peut-il pas reconnaître qu’il m’a injustement outragé, et promettre de ne plus tomber à l’avenir dans de semblables crimes ?

 

          Voilà, monsieur, tout mon but. Ce que je demande est-il juste, est-il raisonnable ? Je m’en remets à vous. Un procès criminel peut achever de ruiner ma santé et troubler tout le cours de mes études, qui sont mon unique consolation.

 

          Je sens, monsieur, toute la hardiesse de mes prières, et combien il est singulier de prendre mon juge pour mon conseil ; mais enfin, je ne peux en avoir d’autre. Je me mets entre vos bras ; je vous regarde comme mon protecteur ; je ne ferai que ce que vous me prescrirez. Je ne veux pas abuser de vos moments ; mais si vous voulez me faire savoir vos ordres par M. Déon, dont je connais la probité, je m’y conformerai. Je lui renverrai sa lettre.

 

          Je serai toute ma vie, monsieur, votre, etc., etc.

 

 

1 – Cette lettre, qui paraît authentique, a été publiée par M. Léauzon Leduc, dans ses Etudes sur la Russie. (A. François)

 

 

 

 

à M. L’abbé Moussinot

Cirey, 21 (1).

 

 

          Le billet qu’on vous a présenté, monsieur le trésorier, est une simple prière ; il n’y a ni valeur reçue, ni rien d’équivalent : refusez donc le paiement de cette prétendue lettre de change. On ne peut vous assigner ; vous n’êtes pour rien dans cette affaire, et, si l’on vous assignait, ce serait un coup d’épée dans l’eau. Qu’on m’assigne à Cirey, et je répondrai.

 

          Voulez-vous bien, mon cher ami, m’envoyer un bâton d’ébène pour servir de manche à une bassinoire d’argent ? Je suis un philosophe un peu voluptueux. A propos de Desfontaines, est-il bien vrai qu’on instrumente sans moi contre cet insigne scélérat ? On me mande que le procureur du roi du Châtelet informe. Cela est-il bien vrai ? Envoyez-lui le nom de ceux qui ont acheté le livre, et dont le témoignage peut précipiter la condamnation du livre et de l’auteur. Nous voilà tous heureux ; dans peu nous goûterons le repos.

 

          P.S. – On me donne avis que le procureur du roi poursuit Desfontaines. Tout est en branle ; Dieu soit loué et vous aussi, mon cher ami ; nous n’avons plus de corvée à faire ni de procès à essuyer. Nous tenons enfin le repos. Je vais me remettre à faire des vers, de la prose, et à suivre nos affaires temporelles.

 

 

1 – Cette lettre ne nous paraît pas ici à sa place. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’abbé Moussinot

Ce 22 Février 1739 (1).

 

 

          Je ne perds point de vue du tout la juste réparation que je suis en droit d’exiger de ce malheureux abbé Desfontaines.

 

          M. le chancelier, M. d’Argenson, M. Hérault, ont conclu qu’il fallait l’assigner au tribunal de la commission de M. Hérault.

 

          M. de Maurepas et M. Hérault m’ont fait l’honneur sur cela de m’écrire.

 

          J’ai eu l’honneur de leur répondre que je ne souhaitais, en mon particulier, qu’un désaveu des calomnies aussi authentique que les calomnies mêmes ;

 

          Que d’ailleurs je n’empêchais point qu’une requête signée de plusieurs gens de lettres, et avec la signature d’un procureur, fût présentée juridiquement ; que sur cette requête M. Hérault pouvait agir et déployer sa justice ; qu’ensuite mes parents interviendraient ;

 

          Que s’il était nécessaire, je ferais présenter la requête en mon nom ; mais qu’alors M. Hérault serait peut-être obligé de m’assigner pour être ouï ; qu’en ce cas, ma santé ne me permettant pas d’aller à Paris, ni de me transporter, il faudrait qu’un juge voisin vînt recevoir mes dépositions à Cirey ; ce qui peut être est difficile à obtenir ;

 

          Qu’enfin je m’en rapportais uniquement à M. Hérault.

 

          Voilà où en est l’affaire. Si MM. Andry et Procope, etc., qui ont déjà signé une requête inutile, en veulent signer aujourd’hui une nécessaire, c’est un point capital, et que je supplie M. Moussinot et M. Begon de presser et de faire réussir.

 

          Le tribunal de M. Hérault m’est plus avantageux que celui du Châtelet :

 

          1°/ Parce qu’il n’y a point d’appel ;

 

          2°/ Parce qu’il est plus expéditif ;

 

          3°/ Qu’il n’y aura point de factum ;

 

          4°/ Que je n’ai point à y craindre de dénonciations étrangères au sujet ;

 

          5°/ Que M. d’Aguesseau, M. de Maurepas, M. d’Argenson, M. de Manières, beau-frère de M. Hérault, me protègent ouvertement. M. le cardinal désirant surtout la punition de Desfontaines, et en ayant parlé à M. Hérault, ce serait me manquer à moi-même de ne pas profiter de tant de circonstances heureuses ;

 

          6°/ Parce qu’il n’y a aucune preuve contre moi, et que les preuves fourmillent contre l’abbé Desfontaines, appuyées de l’horreur publique.

 

          Donc, il faut presser l’affaire auprès de M. Hérault, faire présenter une requête signée par deux personnes, le chevalier de Mouhi en fût-il une, et sur-le-champ une requête signée par M. Mignot, M. de Montigny et madame de Champbonin, mes parents.

 

          Je vous dis, je vous certifie que, sur ces requêtes préliminaires, M. Hérault est obligé d’agir d’office ; qu’alors il doit procéder contre Desfontaines, Chaubert, etc., non seulement pour avoir débité des calomnies, mais pour avoir imprimé sans permission. C’est là une matière très criminelle, dont M. Hérault connaît expressément.

 

          Je vous réponds en ce cas de la punition de Desfontaines.

 

          Présentez donc sur-le-champ une requête au nom de de Mouhi, Procope, Latour-Céran, etc.

 

          Que M. Mignot et M. Montignuy et madame Champbonin en signent une aussi. Encore une fois, le moindre ressort mettra en mouvement cette machine. Ne perdez pas un moment ; il y a un mois que cela devrait être fait.

 

          Surtout ne laissez pas dépérir les preuves ; que les noms de ceux qui ont acheté le livre chez Chaubert et Mérigot soient présentés à M. Hérault. Comptez que cela sera très sommaire, et qu’on aura bonne justice. Mais, je vous en supplie, agissez sans perdre un instant.

 

          Il faut savoir surtout si c’est comme lieutenant de police ou comme commissaire du conseil que M. Hérault agit.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Helvétius

A Cirey, le 25 Février.

 

 

          Mon cher ami, l’ami des Muses et de la vérité, votre Epître (1) est pleine d’une hardiesse de raison bien au-dessus de votre âge, et plus encore de nos lâches et timides écrivains, qui riment pour leurs libraires, qui se resserrent sous le compas d’un censeur royal, envieux ou plus timide qu’eux. Misérables oiseaux à qui on rogne les ailes, qui veulent s’élever, et qui retombent en se cassant les jambes ! Vous avez un génie mâle, et votre ouvrage étincelle d’imagination. J’aime mieux quelques-unes de vos sublimes fautes que les médiocres beautés dont on nous veut affadir. Si vous me permettez de vous dire, en général, ce que je pense pour les progrès qu’un si bel art peut faire entre vos mains, je vous dirai : Craignez, en atteignant le grand, de sauter au gigantesque ; n’offrez que des images vraies, et servez-vous toujours du mot propre. Voulez-vous une petite règle infaillible pour les vers ? La voici. Quand une pensée est juste et noble, il n’y a encore rien de fait ; il faut voir si la manière dont vous l’exprimez en vers serait belle en prose ; et, si votre vers, dépouillé de la rime et de la césure, vous paraît alors chargé d’un mot superflu ; s’il y a dans la construction le moindre défaut, si une conjonction est oubliée ; enfin, si le mot le plus propre n’est pas employé, ou s’il n’est pas à sa place, concluez alors que l’or de cette pensée n’est pas bien enchâssée. Soyez sûr que des vers qui auront l’un de ces défauts ne se retiendront jamais par cœur, ne se feront point relire ; et il n’y a de bons vers que ceux qu’on relit et qu’on retient malgré soi. Il y en a beaucoup de cette espèce dans votre Epître, tels que personne n’en peut faire à votre âge, et tels qu’on en faisait il y a cinquante ans. Ne craignez donc point d’honorer le Parnasse de vos talents ; ils vous honoreront sans doute, parce que vous ne négligerez jamais vos devoirs ; et puis voilà de plaisants devoirs ! Les fonctions de votre état ne sont-elles pas quelque chose de bien difficile pour une âme comme la vôtre ? Cette besogne se fait comme on règle la dépense de sa maison et le livre de son maître d’hôtel. Quoi ! Pour être fermier-général on n’aurait pas la liberté de penser ! Eh, morbleu ! Atticus était fermier-général, les chevaliers romains étaient fermiers-généraux, et pensaient en Romains. Continuez donc, Atticus.

 

          Je vous remercie tendrement de ce que vous avez fait pour d’Arnaud. J’ose vous recommander ce jeune homme comme mon fils ; il a du mérite, il est pauvre et vertueux, il sent tout ce que vous valez, il vous sera attaché toute sa vie. Le plus beau partage de l’humanité, c’est de pouvoir faire du bien ; c’est ce que vous savez et ce que vous pratiquez mieux que moi. Madame du Châtelet vous remerciera des éloges qu’elle mérite, et moi je passerai ma vie à me rendre moins indigne de ceux que vous m’adressez. Pardon de vous écrire en vile prose, mais je n’ai pas un instant à moi. Les jours sont trop courts. Adieu ; quand pourrai-je en passer quelques-uns avec vous ? Buvez à ma santé avec x x Montigny (2). Est-il vrai que la Philosophie de Newton gagne un peu ?

 

 

 

1 – L’Epître sur l’amour de l’étude. (G.A.)

2 – Mignot de Montigny, membre de l’Académie des sciences. (G.A.)

 

 

 

 

à M. de Cideville

Ce 25 Février.

 

 

          Mon cher ami, eh quoi ! Malgré votre sagesse, vous tâtez aussi de l’amertume de cette vie ! Ne pourrais-je verser une goutte de miel dans ce calice ? Nous sommes bien éloignés, mais l’amitié rapproche tout. M. de Lezeau me doit environ mille écus, accommodez-vous en sans façon ; je vous ferai le transport, envoyez-moi le modèle. Si j’avais plus, je vous offrirais plus.

 

          Mérope est trop heureuse. Puisse-t-elle vous amuser ! J’aime mieux qu’un ami en ait les prémices que de les donner au parterre.

 

          Je suis accablé de maladies, de calomnies, de chagrins ; mais enfin je vis dans le sein de l’amitié, loin des hommes cruels, envieux et trompeurs. Cideville, mon cher Cideville m’aime toujours ; je suis consolé.

 

          Pardon de vous dire si peu de choses ; mon cœur est plein, et je voudrais le répandre avec vous ; je voudrais passer un jour entier à vous écrire ; mais les affaires, les travaux, m’emportent ; je n’ai pas un moment et l’homme du monde qui vous aime le mieux est celui qui vous écrit le moins. L’adorable Emilie vous fait mille compliments.

 

 

 

 

à M. Devaux

 

 

 

          Je vous ai aimé depuis que je vous ai connu, monsieur, et vos mœurs aimables m’ont charmé pour le moins autant que vos talents. Je reconnais les bontés pleines d’attention de madame de Graffigni au soin qu’elle a eu de vous envoyer une lettre que je reçus de madame de Bernières il y a quelque temps. Cette lettre détruisait, en effet, les calomnies infâmes que le malheureux abbé Desfontaines avait vomies contre moi. La justice s’est mêlée du soin de le punir, et le lieutenant de police procède actuellement contre lui. Je crois bien qu’il sera difficile de le convaincre, et qu’il échappera à la rigueur des lois ; mais il essuiera le châtiment que le public prononce toujours contre les ingrats et contre les calomniateurs ; ce châtiment, c’est l’exécration où il est ; et, quelque abîmé qu’on soit dans le crime, on est toujours sensible à cette punition. Pour moi, je suis plus flatté de votre suffrage qu’il ne peut être accablé par la haine publique.

 

          Madame de Graffigny est actuellement dans une ville (1) qui est le rendez-vous des talents, et où vous devriez être. Dès que j’aurai mis au net quelques-uns des ouvrages dont vous me parlez, je ne manquerai pas de vous en faire part. J’ambitionne votre suffrage et votre amitié, et c’est dans ces sentiments, monsieur, que je serai toujours bien véritablement votre très humble et très obéissant serviteur, etc.

 

 

1 – A Paris. Elle avait quitté Cirey vers le milieu de février. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’abbé Moussinot (1)

 

 

          Rassurez, je vous prie, M. d’Argental sur cette récrimination dont il a peur, et que je ne crains pas ; représentez-lui aussi bien fortement qu’on ne peut ni qu’on ne doit agir par lettre de cachet, voie toujours infiniment odieuse, et que moi-même je déteste. Je sortirai certainement victorieux de cet odieux combat, mais, pour cela, j’ai besoin de votre zèle et de celui de tous mes amis.

 

 

1 – Ceci n’est qu’un fragment de billet. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Lévesque de Pouilli

A Cirey, le 27 Février.

 

 

          Mon cher Pouilli, je n’ai aucun droit sur M. votre frère (1) que celui de l’estime que je ne puis lui refuser ; mais j’en ai peut-être sur vous, parce que je vous aime tendrement depuis vingt années.

 

          Les affaires deviennent quelquefois plus sérieuses et plus cruelles qu’on ne pense. M. de Saint-Hyacinthe m’outrage depuis vingt ans, sans que jamais je lui en aie donné le moindre sujet, ni même que j’aie proféré la moindre plainte. Depuis la satire qu’il fit contre moi, au sujet d’Œdipe, il n’a cessé de m’accabler d’injures dans le Journal littéraire et dans tous ceux où il a eu part. Etant à Londres, il publia une brochure contre moi. Je sais que tout cela est ignoré du public ; mais un outrage sanglant, imprimé à la suite de la plaisanterie de Mathanasius (que s’Gravesande, Sallengre, et autres, ont fait de concert avec tant de succès) ; un outrage, dis-je, de cette nature, attribué au sieur de Saint-Hyacinthe, est une injure d’autant plus cruelle qu’elle est plus durable.

 

          Encore une fois, je défie M. de Saint-Hyacinthe de citer un mot que j’aie jamais prononcé contre lui. On m’a envoyé de Hollande et d’Angleterre des mémoires aussi terribles qu’authentiques dont je n’ai fait ni ne ferai aucun usage. Pour peu que vous soyez instruit de ses procédés publics dans ces pays, vous sentirez que j’ai en main ma vengeance. Les héritiers de madame Lambert ne se sont pas tus, et j’ai des lettres des personnes les plus respectables et de la plus haute considération qui, après avoir assisté souvent M. de Saint-Hyacinthe, l’ont reconnu, et ont fait succéder la plus violente indignation à leurs bontés. J’oppose donc, monsieur, la plus longue et la plus discrète patience aux affronts les plus répétés et les plus impardonnables. Malheureusement j’ai des parents qui prennent cette affaire à cœur, et je ne cherche qu’à prévenir un éclat ; c’est dans ce principe que je vous ai déjà écrit, et à M. votre frère, et même à M. de Saint-Hyacinthe. Je n’ai point obtenu, il s’en faut beaucoup, la satisfaction nécessaire à un honnête homme. Il est bien étrange et bien cruel que M. de Saint-Hyacinthe veuille partager l’opprobre et les fureurs de l’abbé Desfontaines, contre lequel la justice procède actuellement. Que lui coûterait-il de réparer tant d’injustices par un mot ? Je ne lui demande qu’un désaveu. Je suis content s’il dit seulement qu’il ne m’a point eu en vue ; que tout ce qu’avance l’abbé Desfontaines est calomnieux ; qu’il pense de moi tout le contraire de ce qui est avancé dans le libelle en question ; en un mot, je me tiens outragé de la manière la plus cruelle par Saint-Hyacinthe, que je n’ai jamais offensé, et je demande une juste réparation. Je vous conjure, monsieur, de lui procurer comme à moi un repos dont nous avons besoin l’un et l’autre. Je vous supplie instamment d’envoyer ma lettre à M. votre frère ; j’en vais faire une copie que j’enverrai à plusieurs personnes, afin que, s’il arrivait un malheur que je veux prévenir, on rende justice à ma conduite, et que rien ne puisse m’être imputé.

 

          Je connais trop, mon cher ami, la bonté et la générosité de votre cœur pour ne pas compter que vous ferez finir une affaire qui peut-être perdra deux hommes dont l’un a subsisté quelque temps de vos bienfaits, et dont l’autre vous est attaché par tant d’amitié.

 

 

1 – Les trois frères, Lévesque de Pouilly, Lévesque de Burigny, et Lévesque de Champeaux, avaient collaboré avec Saint-Hyacinthe à un journal de Hollande en 1718. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

27 Février (1).

 

 

          Je vous envoie, mon cher ange gardien, qui liberas nos a malo, la correction pour l’Epître sur l’Envie. Je vous sacrifie le plus plaisant de tous mes vers :

 

 

                        Tout fuit, jusqu’aux enfants, et l’on sait trop pourquoi.

 

 

           Je ne suis pas né fort plaisant, et ce vers me faisait rire quelquefois ; mais qu’il périsse, puisque vous ne croyez pas que je puisse rendre, comme dit Rabelais :

 

 

                            Fèves pour pois, et pain blanc pour fouace.

 

 

          L’endroit du charlatan est un peu lourd chez notre cher d’Olivet, et son petit Scazon est horridus. Figurez-vous ce que c’est qu’une indigestion de Cerbère ; et c’est du résultat de cette indigestion qu’on a formé le cœur de Desfontaines.

 

          On me mande que ce monstre est partout en exécration, et cependant, quoi qu’en dise d’Olivet, le traître a des amis. M. de Lezonnet m’écrit qu’il veut faire un accommodement entre Desfontaines et moi, et les jésuites aussi. Hélas ! Qu’ai-je fait à M. de Lezonnet pour me proposer quelque chose de si infâme ? Il a lu, je le sais, sa Voltairomanie chez M. de Locmaria, en présence de MM. de La Chevaleraie, Algarotti, l’abbé Prévost. J’ai écrit à M. de Locmaria, et je n’ai point eu de réponse. Il y a encore un avocat du conseil qui est son confident ; mais j’ai oublié son nom.

 

          Ce que je n’oublie pas, c’est vos bontés. Cet ardent chevalier de Mouhi a vite imprimé mon Mémoire, quitte à le supprimer ; il faudra que j’en paie les frais. Je me console si on me fait quelque réparation.

 

          Je voulais faire imprimer ce Mémoire, avec les Epîtres, au commencement de l’Histoire du Siècle de Louis XIV. Il y a près d’un mois que Thieriot, ou l’abbé d’Olivet, avaient dû vous remettre ce commencement d’histoire ; mais Thieriot ne se presse pas de remplir ses devoirs. Je suis, je vous l’avoue, très affligé de sa conduite. Il devait assurément prendre l’occasion du libelle de Desfontaines pour réparer, par les démonstrations d’amitié les plus courageuses, tous les tours qu’il m’a joués, et que je lui ai pardonnés avec une bonté que vous pouvez appeler faiblesse. Non seulement il avait mangé tout l’argent des souscriptions (2) qu’il avait en dépôt, non seulement j’avais payé du mien et remboursé tous les souscripteurs petit à petit, mais il me laissait tranquillement accuser d’infidélité sur cet article, et il jouissait du fruit de sa lâcheté et de mon silence. Le comble à cette infâme conduite est d’avoir ménagé Desfontaines, dont il avait été outragé, et qu’il craignait, afin de me laisser accabler, moi, qu’il ne craignait pas. Ce que j’ai éprouvé des hommes me met au désespoir, et j’en ai pleuré vingt fois, même en présence de celle qui doit arrêter toutes mes larmes. Mais enfin, mon respectable ami, vous qui me raccommodez avec la nature humaine, je cède au conseil que vous me donnez sur Thieriot. Il faut ne me plaindre qu’à vous, lui retirer insensiblement ma confiance, et ne jamais rompre avec éclat.

 

          Mais, mon cher ami, qu’y a-t-il donc encore dans ce morceau de Rome (3) et dans le commencement de cet Essai, qui ne soit pas plus mesuré mille fois que Fra-Paolo, que le Traité du Droit ecclésiastique, que Mézerai, que tant d’autres écrits ?

 

          Je ne perds pas Zulime de vue, et mon respectable et judicieux conseil aura bientôt les écrits de son client.

 

          Emilie vous regarde toujours comme notre sauveur (4).

 

 

1 – C’est à tort que cette lettre a toujours été datée jusqu’ici du 27 Janvier. (G.A.)

2 – Celles de la Henriade.

3 – Voyez le passage intitulé, De Rome, dans le chapitre II du Siècle de Louis XIV. (G.A.)

4 – A propos de l’affaire Desfontaines. (G.A.)

 

 

 

1739-5

 

 

 

 

 

 

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