CORRESPONDANCE - Année 1739 - Partie 4
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à M. Pageau (1)
A Cirey ce 5 Février.
Je reconnais, monsieur, l’ancien ami de mon père et de toute ma famille à la bonté avec laquelle vous vous intéressez en ma faveur, au sujet de cet infâme libelle de l’abbé Desfontaines. Je suis bien loin de demander ni acte par devant notaire, ni mention sur les registres des avocats, ni rien d’approchant. Mais il serait infiniment flatteur pour moi que je pusse obtenir seulement une lettre de votre bâtonnier et de quelques anciens, par laquelle on marquerait qu’après s’être informé à tous les avocats de Paris, ils avaient tous répondu qu’il n’y en avait aucun de capable de faire un si infâme libelle. Si on pouvait ajouter un mot en ma faveur, j’en serais plus honoré mille fois que je ne suis affligé des insultes d’un scélérat comme Desfontaines. Au reste, l’honneur qu’on daignerait me faire ne tomberait, monsieur, que sur un homme pénétré d’estime et de respect pour votre profession, et qui se repent tous les jours de ne l’avoir point embrassée. Mais, monsieur, dans cette profession, il n’y a personne que j’honore plus que vous, et dont j’ambitionne plus l’amitié et le suffrage. Je suis, monsieur, avec une estime infinie, votre très humble et très obéissant serviteur.
P.–S. Ne pourrais-je point, par le moyen de quelques conseillers au parlement de mes amis, demander qu’on fasse brûler le libelle ? Le bâtonnier ne pourrait-il pas le requérir lui-même ? Il me semble qu’il y en a des exemples, et qu’on pourrait, au nom du corps des avocats, en requérir le châtiment comme d’un libelle scandaleux, imputé aux avocats.
1 – C’est à tort que les éditeurs de cette lettre, MM. de Cayrol et A. François, la croient adressée à M. Denyau. Ils ont confondu ce bâtonnier de l’ordre des avocats avec l’avocat Pageau. (G.A.)
à M. le comte d’Argental
A Cirey, le 5 Février.
Mon respectable ami, je rougis, mais il faut que je vous importune. Les lettres se croisent, on prend des partis que l’évènement imprévu fait changer ; on donne un ordre à Paris, il est mal exécuté ; on ne s’entend point, tout se confond. Deux jours de ma présence mettraient tout en règle, mais enfin je suis à Cirey. Te rogamus, audi nos.
Premièrement, vous saurez que M. Deniau, bâtonnier des avocats, a fait courir des billets dans tous les bancs des avocats, et est prêt à donner une espèce de certificat par lettres, qu’aucun avocat n’est assez lâche et assez coquin pour avoir fait un tel libelle. Je vous prie de faire encourager ce M. Deniau.
2°/ J’insiste fortement sur le commencement d’un procès criminel, qu’on poursuivra si on a beau jeu. Qu’on n’intente d’abord que contre les distributeurs. J’ai des preuves assez fortes pour le commencer. Je ne crains rien d’aucune récrimination. On pourrait, sous main, réveiller l’affaire des Lettres philosophiques (1), mais il n’y a nulle preuve ; et, si Thiériot, qui connaît un substitut du procureur-général, veut faire une procédure en l’air par Ballot, le décret sera purgé en quinze jours.
3°/ Indépendamment de tout cela, j’ai donc envoyé mon Mémoire manuscrit à M. le chancelier ; je lui fais présenter, et le placet signé par cinq gens de lettres, et celui de mon neveu, et la lettre de madame de Bernières.
4°/ Comme il faut se servir de tous les moyens qui peuvent s’entr’aider sans pouvoir s’entre-nuire, si M. le premier président pouvait, sur la requête à lui présentée, et sur le certificat du bâtonnier, faire brûler le libelle, ce serait une chose bien favorable.
5°/ Je ne sais si je dois faire paraître mon Mémoire ou isolé ou accompagné de quelques ouvrages fugitifs ; mais je crois qu’il faut qu’il paraisse, car je ne peux sortir de ce principe que si l’on doit laisser tomber les injures, il faut relever les faits. Je voudrais le mettre à la suite de la préface et du premier chapitre de l’Histoire de Louis XIV, si cet ouvrage vous paraît sage. J’y ajouterais les Epîtres bien corrigées, une Lettre (2) à M. de Maupertuis, une dissertation (3) sur les journaux. Je tâcherais que le recueil se fît lire.
6°/ Ce que j’ai infiniment à cœur, c’est le désaveu le plus authentique et le plus favorable de la part de Saint-Hyacinthe ; je crois qu’il ne sera pas difficile à obtenir.
7°/ Madame du Châtelet vous prie très instamment de parler ferme à Thieriot. Votre douceur et votre bonté le gâtent. Il s’imagine que vous l’approuvez, et il a l’insolence d’écrire qu’il n’a rien fait que de votre aveu. Comptez que c’est une âme de boue, et que vous la tournerez en pressant fort. Madame du Châtelet ne lui pardonnera jamais d’avoir fait courir cette malheureuse lettre ostensible qu’elle n’avait jamais demandée, lettre ridicule en tout point, dans laquelle il dit qu’il ne se souvient pas du temps où l’abbé Desfontaines lui montra le libelle ancien intitulé, APOLOGIE. Il devait pourtant se souvenir que c’était en 1725, et qu’il me l’avait écrit vingt fois dans les termes les plus forts.
Ce n’est pas tout ; il fait entendre que j’ai part au Préservatif ; il fait le petit médiateur, le petit ministre, lui qui, m’ayant tant d’obligations, et attaché par mes bienfaits et par ses fautes, aurait dû s’élever contre Desfontaines avec plus de force que moi-même. Il garde avec moi le silence ; on lui écrit vingt lettres de Cirey, point de réponse ; on lui demande si, selon sa louable coutume d’envoyer au prince de Prusse tout ce qui se fait contre moi, il ne lui a point envoyé le Mémoire, il ne répond rien ; enfin il mande qu’il a envoyé au prince sa belle lettre à madame du Châtelet. Je vous avoue que ce procédé lâche m’est plus sensible que celui de Desfontaines. Encore une fois, madame du Châtelet vous demande en grâce de représenter à Thiériot ses torts ; car, après tout, il peut servir dans cette affaire. Nous le connaissons bien ; si on lui laisse entendre qu’il a raison, il demeurera dans son indolence ; si on le convainc de ses fautes, il les réparera, et sûrement il fera ce que vous voudrez ; mais, encore une fois, nous vous supplions de lui parler ferme.
Je suis bien assurément de cet avis ; nous n’avons de recours qu’en vous, mon cher ami ; donnez-nous vos conseils comme à Thieriot. J’espère que votre amitié m’épargnera une séparation qui me coûterait bien des larmes. Rangez Thieriot à son devoir, aimez-nous toujours, et épargnez-nous le chagrin de nous quitter ; votre amitié peut tout.
1 – C’est-à-dire que Desfontaines pourrait bien rappeler la condamnation de ces Lettres, 10 Juin 1734. (G.A.)
2 – Lettre d’octobre 1738. (G.A.)
3 – Sans doute les Conseils à un journaliste. (G.A.)
à M. l’abbé Moussinot
Cirey(1).
Vous êtes un ange de paix, mon cher abbé ; les nouvelles que vous me donnez sont excellentes.
…… Ecrivez vous-même à M. Begon, qu’il tienne toutes ses batteries prêtes pour entamer les procédures, et commençons, s’il est possible, par obtenir de faire brûler le Mémoire pour lequel Jore a donné son désistement. Ce Mémoire infâme était l’ouvrage de Desfontaines. Ne l’avais-je pas deviné ? Jore a tout avoué ; je lui en sais bon gré, et, dans peu, il en aura une preuve convaincante. Jore était un homme faible et non méchant. Plaignons et pardonnons au faible, mais poursuivons le méchant ; poursuivons donc ce Desfontaines. Si on en purge la société, on rendra un grand service aux hommes.
1 – Ce sont là des fragments de lettres. (G.A.)
à Mademoiselle Quinault
6 Février.
[Guyot de Merville s’est joint à Desfontaines pour écrire la Voltairomanie. Se plaint du libelle de Saint-Hyacinthe dans lequel il annonce que Voltaire a été insulté à la Comédie par un officier nommé Beauregard (1). Attestation des comédiens demandée par Voltaire à mademoiselle Quinault, pour démontrer l’évidence de cette calomnie.]
1 – En 1722. (G.A.)
à M. le comte d’Argental
6 Février.
Pardon de tant d’importunités. Je reçois votre lettre, mon respectable ami ; vous me liez les mains. Je suspends les procédures, je ne veux rien faire sans vos conseils ; mais souffrez au moins que je sois toujours à portée de suivre ce procès. En quoi peut me nuire une plainte contre les distributeurs du libelle, par laquelle on pourra, quand on voudra, remonter à la source ? Tout sera suspendu.
Mon généreux ami, il est certain qu’il me faut une réparation ou que je meure déshonoré. Il s’agit de faits, il s’agit des plus horribles impostures. Vous ne savez pas à quel point l’abbé Desfontaines est l’oracle des provinces.
On me crie à Paris que mon ennemi est méprisé, et moi je vois que ses Observations se vendent mieux qu’aucun livre. Mon silence le désespère, dites-vous ; ah ! Que vous êtes loin de le connaître ! Il prendra mon silence pour un aveu de sa supériorité, et, encore une fois, je resterai flétri par le plus méprisable des hommes, sans en pouvoir tirer la moindre vengeance, sans me justifier. Je suis bien loin de demander le certificat de madame de Bernières pour en faire usage en justice ; mais je voulais l’avoir par devers moi, comme j’en ai déjà sept ou huit autres, pour avoir en main de quoi opposer à tant de calomnies, un jour à venir.
J’espère surtout avoir un désaveu authentique au nom des avocats. Le bâtonnier l’a promis. La lettre de madame de Bernières me servira de certificat, et je la ferai lire à tous les honnêtes gens. A l’égard de mon Mémoire, je le refondrai encore, je le ferai imprimer dans un recueil intéressant de pièces de prose et de vers, dans lequel seront les Epîtres que je crois enfin corrigées selon votre goût.
De grâce, ne me citez point M. de Fontenelle ; il n’a jamais été attaqué comme moi, et il s’est assez bien vengé de Rousseau, en sollicitant plus que personne contre lui.
Encore une fois, j’arrête mon procès ; mais, en le poursuivant, qu’ai-je à craindre ? Quand il serait prouvé que j’ai reproché à l’abbé Desfontaines des crimes pour lesquels il a été repris de justice, n’est-il pas de droit que c’est une chose permise, surtout quand ce reproche est nécessaire à la réputation de l’offensé ? Je lui reproche, quoi ? Des libelles ; il a été condamné pour en avoir fait. Je lui reproche son ingratitude. Je ne l’ai point calomnié ; je prouve, papiers en mains, tout ce que j’avance. J’ai fait consulter des avocats ; ils sont de mon avis, mais enfin tout cède au vôtre. Je ne veux me conduire que par vos ordres.
A l’égard de Saint-Hyacinthe, je veux réparation ; je ne souffrirai pas tant d’outrages à la fois. Où est donc la difficulté qu’on exige un désaveu d’un coquin tel que lui ? Pourrait-on dire que cela n’est rien ? Je suis donc un homme bien méprisable ; je suis donc dans un état bien humiliant, s’il faut qu’il me considère que comme un bouffon du public, qui doit, déshonoré ou non, amuser le monde à bon compte, et se montrer sur le théâtre avec ses blessures ! La mort est préférable à un état si ignominieux. Voilà une récompense bien horrible de tant de travail ! Et cependant Desfontaines jouira tranquillement du privilège de médire ; et on insultera à ma douleur. Au nom de Dieu, que j’obtienne quelque satisfaction ! Ne pourrais-je pas présenter ma requête contre Chaubert, et obtenir qu’en attendant des preuves, justice soit faite de ce libelle infâme, sans nom d’auteur ?
Je vous réitère mes instantes prières sur Saint-Hyacinthe, si vous voulez que je reste en France.
Je suis honteux de vous faire voir tant de douleur, et désespéré de vous donner tant de soins ; mais vous me tenez lieu de tout à Paris.
J’ai encore assez de liberté dans l’esprit pour corriger Zulime, puisqu’elle vous plaît. J’attends vos ordres. J’ai quelque chose de beau dans la tête, mais j’ai besoin de tranquillité, et mes ennemis me l’ôtent.
Au chancelier d’Aguesseau
Cirey, ce 11 Février.
Monseigneur, je commence par vous demander très humblement pardon de vous avoir envoyé un si gros mémoire ; mais je crois avoir rempli le devoir d’un citoyen, en m’adressant au chef de la justice et des belles-lettres, pour obtenir réparation des calomnies de l’abbé Desfontaines. Je ne dois parler ici que de celles dont j’ose vous présenter les réfutations authentiques que voici.
Madame de Champbonin, ma cousine, a les originaux entre les mains ; elle aura l’honneur de les présenter à monseigneur.
1°/ La copie d’une partie de la lettre de l’abbé Desfontaines, signée de lui, par laquelle il convient de mes services, et par laquelle il est démontré que M. le lieutenant de police, loin de lui demander pardon de l’avoir enfermé à Bicêtre, exécuta l’ordre mitigé du roi, par lequel il fut exilé, etc ;
2°/ La lettre de madame de Bernières, qui prouve que tout ce que Desfontaines avance sur feu M. de Bernières et sur mes services est calomnieux ;
3°/ Extraits des lettres du sieur Thieriot, qui confirment que l’abbé Desfontaines fit, au sortir de Bicêtre, un libelle intitulé Apologie de V. ;
4°/ Une lettre (1) de Prault fils, libraire, qui prouve que, loin d’être coupable des rapines dont l’abbé Desfontaines m’accuse, j’ai toujours eu une conduite opposée ;
5°/ L’arrestation du sieur Demoulin, négociant, dont les registres prouvent que, loin de mériter les reproches de Desfontaines, j’ait fait au moins le bien qui a dépendu de moi.
6°/ L’attestation d’un jeune homme de lettres, qui, ayant été du nombre de ceux que ma petite fortune m’a permis d’aider, s’est empressé de donner ce témoignage public, que jamais je ne produirais si je n’y étais forcé.
Enfin, monseigneur, je suis traité, dans le libelle de Desfontaines, d’athée, de voleur, de calomniateur. Tout ce que je demande, c’est un désaveu authentique de sa part, désaveu qu’il ne peut refuser aux preuves ci-jointes.
(2) Je n’implore point vos bontés, monseigneur, pour son châtiment, mais pour ma justification.
Je vous supplie, monseigneur, de considérer que je ne suis point l’auteur du Préservatif, qu’il a été fait en partie sur une de mes lettres qui courut manuscrite en 1736, et que l’abbé d’Olivet montra même à Desfontaines pour l’engager à être sage. Je n’ai jamais fait de libelle ; je cultive les lettres sans autre vue que celle de mériter votre suffrage et votre protection.
Pour l’abbé Desfontaines, il n’est connu que par le service que je lui rendis et par ses satires. M. d’Argental a encore entre les mains l’original d’une lettre qui prouve que l’abbé Desfontaines fit un libelle contre moi, dans le temps même qu’il était condamné à la chambre de l’Arsenal, pour la distribution d’une feuille scandaleuse, en 1736.
Vous savez, monseigneur, qu’il s’est joint en dernier lieu au sieur Rousseau, et qu’il a rempli son libelle de nouveaux vers satiriques de cet homme ; vous savez à quel point ces vers sont méprisables de toutes façons.
Il ne m’appartient pas de vous en dire davantage ; je soumets mes ressentiments à votre équité et à vos ordres.
Je suis avec un profond respect, monseigneur, etc.
1 – Adressée à madame de Champbonin en date du 24 Janvier. (G.A.)
2 – Toute cette fin a été publiée par MM. de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Thieriot
A Cirey, le 12 Février.
M. de Maupertuis m’envoie aujourd’hui de Bâle votre lettre, que vous lui aviez donnée. Apparemment que, voyant à Cirey la douleur excessive et l’indignation de madame du Châtelet, jointe à l’effet que faisait la lettre de madame de Bernières, il n’osa donner la vôtre ; cependant elle m’aurait fait grand plaisir, et, sachant alors de quoi il était question (1), je vous aurais empêché de faire la malheureuse démarche de rendre publique et d’envoyer au prince royal cette lettre dont madame du Châtelet est si cruellement outrée.
Ce qui lui a fait plus de peine, c’est que vous avez cherché à faire valoir cette lettre, qui la compromet. Vous avez voulu vous vanter auprès d’elle des suffrages de personnes qui, n’étant point au fait, ne pouvaient savoir si cette lettre était convenable.
Ne sentiez-vous pas qu’elle n’était qu’une espèce de factum contre madame du Châtelet ; que vous essayiez de persuader que l’abbé Desfontaines ne vous avait point outragé ; que j’étais auteur du Préservatif ; que vous ne vous ressouveniez pas d’un fait important ? Enfin vous démentiez par ce malheureux écrit vos anciennes lettres ; et certainement ceux que vous prétendez qui approuvaient cette lettre politique n’avaient pas vu ces anciennes lettres sincères où vous parliez si différemment. Que diraient-ils, s’ils les avaient vues ? Et pourquoi mettre madame du Châtelet dans la nécessité douloureuse de montrer, papier sur table, que vous vous démentez vous-même pour l’outrager ? A quoi bon vous faire de gaieté de cœur une ennemie respectable ? Pourquoi me forcer à me jeter à ses pieds pour l’apaiser ? Et comment l’apaiser, quand elle apprend que vous vous vantez d’avoir écrit à madame la marquise du Châtelet avec dignité, et qu’enfin vous envoyez un factum contre elle au prince ? A quoi me réduisez-vous ? Pourquoi me mettre ainsi en presse entre elle et vous ? Je me soucie bien de l’abbé Desfontaines ; voilà un plaisant scélérat pour troubler mon repos ? Si vous saviez à quel point les hommes de Paris les plus respectables pressent la vengeance publique contre ce monstre, vous seriez bien honteux d’avoir balancé, d’avoir cru des personnes qui vous ont inspiré la neutralité et la décence. Non, l’abbé Desfontaines n’est rien pour moi ; mais j’avais le cœur percé que mon ami de vingt-cinq ans, mon ami outragé par ce monstre, ne fît pas aux moins ce qu’a fait madame de Bernières.
Il ne s’agit entre nous que de faits, et le fait est que vous avez alarmé tous mes amis. Madame de Champbonin, qui a beaucoup d’esprit, qui écrit mieux que moi, et que vous connaissez bien peu, madame de Champbonin vous écrivit avec effusion de cœur, et sans me consulter. M. du Châtelet vous écrivit à ma prière, au sujet des souscriptions, non pas des souscriptions dont vous dissipâtes l’argent, chose que je n’ai jamais dite à personne, et que madame du Châtelet a avouée à un seul homme (2) dans sa douleur, mais au sujet de quelques souscriptions à rembourser ; je vous ai parlé sur cela assez à cœur ouvert. Jamais en ma vie, encore une fois, je n’ai parlé à qui que ce soit des souscriptions mangées. Il ne s’agissait que de rembourser une ou deux personnes que vous pourriez rencontrer. Voyez que de malentendus ! Et tout cela pour avoir été un mois sans m’écrire, quand tout le monde m’écrivait ; tout cela pour avoir fait le politique, quand il fallait être ami ; pour avoir mis un art, qui vous est étranger, où il ne fallait mettre que votre naturel, qui est bon et vrai. Ne laissez point ainsi frelater votre cœur, et donnez-le moi tel qu’il est.
Vous me parlez d’une disgrâce auprès du prince, que vous craignez que je ne vous attire. Eh ! Morbleu, ne voyez-vous pas que je ne lui écris point sur tout cela, parce que je ne sais que lui mander après votre malheureuse lettre ? Encore une fois, et cent fois, vous me mettez entre madame du Châtelet et vous. Si vous me disiez : Voici ce que j’ai écrit au prince, je saurais alors que lui mandez ; mais vous me liez les mains.
Vous m’écrivez mille choses vagues ; il faut des faits. Vous avez fait une faute presque irréparable dans tout ceci. Vous auriez tout prévenu d’un seul mot. Vous vous seriez fait un honneur infini, en vous joignant à mes amis, en parlant vous-même à M. le chancelier, en confirmant vos lettres, qui déposent le fait de l’Apologie de Voltaire, en 1725, en ne craignant point un coquin qui vous a insulté publiquement ; voilà ce qu’il fallait faire. Il est temps encore ; M. le chancelier décidera seul de tout cela. Mais que faut-il faire à présent ? Ce que M. d’Argenson, l’aîné ou le cadet, ce que madame de Champbonin, ce que M. d’Argental vous diront, ou plutôt ce que votre cœur dira. En un mot, il ne faut pas réduire votre ami à la nécessité de vous dire : Rendez-moi le service que des indifférents me rendent. Tout va très bien, malgré les dénonciations contre les Lettres philosophiques et contre l’Epître à Uranie, par lesquelles Desfontaines a consommé ses crimes. J’aurai, je crois, justice par M. le chancelier ; je l’ai déjà par le public. J’eusse été heureux si vous aviez paru le premier ; mais je suis consolé, si vous revenez de bonne foi, et si vous reprenez votre véritable caractère.
Mon Mémoire est infiniment approuvé ; mais je ne veux point qu’il paraisse sitôt. Je ne ferai rien sans l’aveu de M. le chancelier, et sans les ordres secrets de M. d’Argenson.
1 – Thieriot avait peur qu’en se mêlant à l’affaire le vol des souscriptions ne fût ébruité. (G.A.)
2 – D’Argental. (G.A.)
à M. le comte d’Argental
12 Février.
Au nom de Dieu, mon respectable, mon cher ami, rendez-moi à mes études, à Emilie et à Zulime. J’ai le cœur pénétré de douleur. Desfontaines m’a prévenu, et a obtenu du lieutenant-criminel permission d’informer contre moi ; il m’a dénoncé comme auteur de l’Epître à Uranie et des Lettres philosophiques ; il a écrit au cardinal (1) ; il remue ciel et terre ; et moi, je n’ai pas seulement la lettre de madame de Bernières ni celle de M. Dulion, qui prouveraient au moins son ingratitude, et qui disposeraient le public et les magistrats en ma faveur ; et j’apprends, pour comble de malheur et d’humiliation, que le procureur du roi, auquel il s’est adressé, est mon ennemi déclaré, et cherche partout de quoi me perdre. Quelle protection puis-je avoir auprès de lui ? Hélas ! Faudrait-il de la protection contre un Desfontaines ?
J’ai suspendu mes procédures puisque vous me l’avez ordonné ; mais j’ai bien peur d’être obligé de me voir mis en justice par le scélérat même qui me persécute et que j’épargne.
Saint-Hyacinthe m’a donné un désaveu dont je ne suis pas encore content. Engagez, je vous en conjure, par un mot de lettre, le chevalier d’Aidie à arracher de lui le désaveu le plus authentique. Je demande aussi à mademoiselle Quinault un certificat des comédiens qui détruise la calomnie de Saint-Hyacinthe, rapportée dans le libelle de Desfontaines. Tout cela est important à mon honneur.
Je songe que l’abbé Desfontaines, qui a toute l’activité des scélérats et toute la chicane des Normands, a fait entendre à M. Hérault que ma lettre rapportée dans le Préservatif est un libelle. M. Hérault ne songera peut-être pas que c’est au contraire une très juste plainte contre un libelle.
Je n’ai point le temps de vous parler de Zulime ; je suis tout entier à mon affaire ; j’ai le cœur percé. Quelle récompense ! Quoi ! Ne pouvoir obtenir justice d’un Desfontaines : Regnum meum non est hine.
Enfin je n’ai d’espérance qu’en vous, mon cher ange gardien ; sub umbra alarum tuarum.
1 – Fleury (G.A.)
à M. l’abbé Moussinot
Cirey.
J’ai reçu aujourd’hui de M. Hérault une lettre très polie et très encourageante ; elle ferait entreprendre vingt procès. Une lettre de son juge est une grande tentation, à laquelle il faut de la force pour résister. Cependant je veux encore, puisqu’on le désire, me tenir sur la réserve.
à M. le comte d’Argental
Ce 14 Février (1).
Il faut me les pardonner toutes ces importunités ; c’est un des fardeaux attachés à la charge d’ange gardien.
Vous avez dû, mon respectable ami, recevoir un paquet, par Thieriot, contenant des remerciements, des prières et une lettre de M. d’Argenson. M. de Caylus m’écrit que M. de Maurepas croit l’affaire portée au Châtelet, et qu’ainsi il a les mains liées ; et moi je mande aujourd’hui sur-le-champ qu’il n’en est rien, et j’ai obéi entièrement à vos sages conseils, et que, si M. Hérault est chargé de l’affaire, j’implore les bontés de M. de Maurepas et la sollicitation de M. de Caylus. J’écris en conformité à M. de Maurepas, et je compte bien que mon ange gardien ou son frère dira quelque chose à M. de Maurepas.
Mais aussi ne me trompé-je point ? L’affaire est-elle renvoyée à M. Hérault ? Je suis à cinquante lieues ; les lettres se croisent ; les nouvelles se détruisent l’une l’autre ; je passe les jours et les nuits à prendre des partis hasardés, à faire, à défaire, et mon ennemi est victorieux dans Paris.
Mon cher ange gardien, ne puis-je espérer qu’il soit forcé à donner un désaveu de ses calomnies qui sont prouvées ? Ne pourriez-vous pas faire condamner au moins le libelle comme scandaleux, sans nommer l’auteur ? M. l’avocat général pourrait-il s’en charger ? La lettre de M. Denyau (2), que j’attends, et qui servira de désaveu de la part des avocats, ne pourrait-elle pas servir à faire condamner le libelle ? Je n’ai que des doutes à proposer ; c’est à vous à décider. Tout ce que je sais, c’est que mon honneur m’engage à avoir raison de Desfontaines et de Saint-Hyacinthe.
Zulime se plaint bien plus que moi de tout ce malheureux procès ; elle dit que si son auteur reste dans cette affliction, elle est découragée. Ranimez la fille et le père, mon cher ami ; rendez le repos à Cirey. Madame du Châtelet vous dit qu’elle vous aime de tout son cœur.
Mille respects à madame d’Argental.
Songez, je vous prie, que j’ai envoyé mon mémoire à M. le chancelier, mais uniquement comme une espèce de requête ; je ne le ferai imprimer que quand il le trouvera bon, et que vous le jugerez à propos. Le chevalier de Mouhi, qui est un homme d’un zèle un peu ardent, s’empressait de l’imprimer ; je lui ai écrit fortement de n’en rien faire. Je voudrais que mon mémoire pût paraître avec la satisfaction qui me serait procurée, et qui en paraîtrait la suite ; mais cela se peut-il ?
Voulez-vous permettre que je vous envoie Berger, les jours de poste ? Il vous soulagera du fardeau d’écrire trop souvent ; il m’instruira de vos ordres ; il fera ce que vous ordonnerez ; il est très sage.
Madame de Champbonin doit vous instruire de mes démarches ; elle doit, comme ma parente, se trouver à l’audience de M. le chancelier, avec Mignot et même Thieriot. Dites à ce Thieriot, je vous prie, qu’il fasse tout ce que madame de Champbonin lui dira, comme je fais tout ce que vous me dites.
Adieu. J’ai le cœur percé de tout cela ; mais aussi il est pénétré de tendresse et de reconnaissance pour vous. – V.
P.S. L’abbé d’Olivet doit vous avoir envoyé le commencement de l’Essai sur Louis XIV. Ne vous effrayez point de l’article de Rome : on le corrigera ; il sera très décent, sans rien perdre de la vérité.
Donnez vos ordres à Zulime. A propos, l’abbé d’Olivet, qui a vu mon mémoire, me dit : « Il est écrit avec une simplicité meilleure en pareil cas que de l’oratoire. »
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Bâtonnier de l’ordre des avocats. (G.A.)
à M. l’abbé Moussinot
16 Février 1739 (1).
Il faut donc, mon cher ami, solliciter puissamment M. Hérault ; il faut y aller comme mon parent, avec Mignot, Montigny, madame de Champbonin. Il faut tous aller en corps, et chez lui et chez M. Déon. N’épargnez point les frais. Faites parler, si vous pouvez, cet homme qui est chez lui, et avec qui j’ai eu affaire pour M. d’Estaing. Je n’ai que le temps de vous dire cela à la hâte. Il faut aller prendre Procope, Andry, Castera, l’abbé de Latour-Céran, les mener tous chez ce magistrat, ne point démordre, ne pas perdre un instant. J’ai cette affaire en tête : je veux en devoir le succès à vos soins et à votre tendre amitié.
En vain l’abbé Desfontaines se plaindrait-il de ma lettre qu’on a imprimée dans le Préservatif ; c’est comme si Cartouche se plaignait qu’on l’eût accusé d’avoir volé. Voilà ce qu’il faut que mon neveu représente fortement avec vous. Dites, redites-lui. Allez, courez, écrasez un monstre. Servez votre intime ami (2).
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
2 – On lit encore dans un fragment de billet écrit à cette époque : « Si madame de Champbonin a besoin d’argent, dites-lui que nous en avons à son service, tout pauvres que nous sommes. Je compte toujours, mon cher abbé, sur l’activité de votre zèle : allez donc, courez, écrasez un monstre, servez votre ami. » (G.A.)
à M. Berger
A Cirey, ce 16 Février.
Je vous supplie, monsieur, sitôt la présente reçue, d’aller chez M. d’Argental. C’est l’ami le plus respectable et le plus tendre que j’aie jamais eu. Il fait toute ma consolation et toute mon espérance dans cette affaire, et sa vertu prend le parti de l’innocence contre l’homme le plus scélérat, le plus décrié, mais le plus dangereux qui soit dans Paris. Comme il n’a pas toujours le temps de m’écrire, et que j’ai un besoin pressant d’être instruit à temps, de peur de faire de fausses démarches, et que, d’ailleurs, il demeure trop loin de la grande poste, il pourra vous instruire des choses qu’il faudra que je sache. Il connaît votre probité ; parlez-lui, écrivez-moi, et tout ira bien.
Il s’en faut bien que je sois content de Saint-Hyacinthe. Il n’a pas plus réparé l’infâme outrage qu’il m’a fait, qu’il n’est l’auteur du Mathanasius. N’avez-vous pas vu l’un et l’autre ouvrage ? N’y reconnaissez-vous pas la différence des styles ? C’est Sallengre et s’Gravesande qui ont fait le Mathanasius ; Saint-Hyacinthe n’y a fourni que la chanson. Il est bien loin, ce misérable, de faire de bonnes plaisanteries. Il a escroqué la réputation d’auteur de ce petit livre, comme il a volé madame Lambert. Infâme escroc et sot plagiaire, voilà l’histoire de ses mœurs et de son esprit. Il a été moine, soldat, libraire, marchand de café, et il vit aujourd’hui du profit du biribi. Il y a vingt ans qu’il écrit contre moi des libelles ; et, depuis Œdipe, il m’a toujours suivi comme un roquet qui aboie après un homme qui passe sans le regarder. Je ne lui ai jamais donné le moindre coup de fouet ; mais enfin je suis las de tant d’horreurs, et je me ferai justice d’une façon qui le mettra hors d’état d’écrire.
Si vous voulez prévenir les suites funestes d’une affaire très sérieuse, parlez-lui de façon à obtenir qu’il signe au moins un désaveu par lequel il proteste qu’il ne m’a jamais eu en vue, et que ce qui est rapporté dans l’abbé Desfontaines est une calomnie horrible ; je ne l’ai jamais offensé, je le défie de citer un mot que j’aie jamais dit de lui. Faites-lui parler par M. Rémond de Saint-Mard. Il y a à Paris une madame de Champbonin qui demeure à l’hôtel de Modène ; c’est une femme serviable, active, capable de tout faire réussir ; voulez-vous l’aller trouver, et agir de concert ? Comptez sur moi, mon cher Berger, comme sur votre meilleur ami.