CORRESPONDANCE - Année 1739 - Partie 2

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à M. Thieriot

A Cirey, le 9 Janvier.

 

 

          Mon cher ami, depuis ma dernière lettre écrite, vingt paquets arrivant à Cirey augmentent ma douleur et celle de madame du Châtelet. Encore une fois, n’écoutez point quiconque vous donnera pour conseil de boire votre vin de Champagne gaiement et d’oublier tout le reste. Buvez, mais remplissez les devoirs sacrés et intéressants de l’amitié. Il n’y a pas de milieu, je suis déshonoré si l’écrit de Desfontaines subsiste sans réponse, si l’infâme calomnie n’est pas confondue. Ouvrez les quarante tomes de Nicéron, la vie des gens de lettres est écrite sur de pareils mémoires. Je serais indigne de la vie présente, si je ne songeais à la vie à venir, c’est-à-dire au jugement que la postérité fera de moi. Faudra-t-il que la crainte que vous inspire un scélérat, vous force à un silence aussi cruel que son libelle ? Et n’aurez-vous pas le courage d’avouer publiquement ce que vous m’avez tant de fois écrit, tant de fois dit devant tant de témoins ? Songez que j’ai quatre lettres de vous dans lesquelles vous m’avouez que ce misérable Desfontaines avait fait un libelle sanglant, intitulé Apologie du sieur de Voltaire, l’avait imprimé à Rouen, vous l’avait montré à la Rivière-Bourdet ? Mon honneur, l’intérêt public, votre honneur enfin, vous pressent d’éclater. Que ne ferais-je point en votre place ! Quel zèle ne m’inspirerait pas l’amitié ! Quelle gloire j’acquerrais à défendre mon ami calomnié ! Que je serais loin d’écouter quiconque me donnerait l’abominable conseil de me taire ! Ah ! Mon ami, mon cher ami de vingt-cinq années, qu’avez-vous fait, quelle malheureuse lettre dictée par la politique avez-vous écrite à madame du Châtelet, à cette âme magnanime qui n’a pour politique que la vérité, l’amitié et le courage ? Réparez tout, il en est temps encore ; écrivez-lui ce que votre cœur et non d’indignes conseils vous auront dicté. Ne sacrifiez pas votre ami à un scélérat que vous abhorrez, et qui vous a outragé. Je n’écris point au prince royal. Je veux savoir auparavant si vous lui avez envoyé ce malheureux libelle ; c’est un point essentiel. Dites-nous franchement la vérité, et mettez le repos dans un cœur qui s’est donné à vous.

 

          Les larmes me coulent des yeux en vous écrivant. Au nom de Dieu, courez chez le P. Brumoi ; voyez quelques-uns de ces Pères, mes anciens maîtres, qui ne doivent jamais être mes ennemis. Parlez avec tendresse, avec force. P. Brumoi a lu Mérope. Il en est content ; P. Tournemine en est enthousiasmé. Plût à Dieu que je méritasse leurs éloges ! Assurez-les de mon attachement inviolable pour eux ; je le leur dois, ils m’ont élevé ; c’est un monstre que de ne pas aimer ceux qui ont cultivé notre âme.

 

          Parlez de Rousseau et de nos procédés avec la sagesse que vous mettez dans vos discours, et qui fera d’autant plus d’impression qu’elle sera appuyée par des faits incontestables. Ecrivez-moi, et comptez que notre cœur est encore plus rempli d’amitié pour vous que de douleur.

 

          Voici une lettre pour le protecteur véritable de plusieurs beaux-arts, pour M. de Caylus ; donnez-la-lui ; accompagnez-la de ce zèle tendre qui donne l’âme à tout, et qui répand dans les cœurs le plus divin des sentiments, l’envie de rendre service. Je vous embrasse.

 

 

 

 

à M. le comte de Caylus

 

 

          Vous me comblez de joie et de reconnaissance, monsieur ; je m’intéresse presque autant que vous aux progrès des arts, et particulièrement à la sculpture et à la peinture, dont je suis simple amateur. M. Bouchardon est notre Phidias. Il y a bien du génie dans son idée de l’Amour qui fait un arc de la massue d’Hercule ; mais alors cet Amour sera bien grand ; il sera nécessairement dans l’attitude d’un garçon charpentier ; il faudra que la massue et lui soient à peu près de même hauteur. Car Hercule avait, dit-on, neuf pieds de haut, et sa massue environ six. Si le sculpteur observe ces dimensions, comment reconnaîtrons-nous l’Amour enfant, tel qu’on doit toujours le figurer ? Pensez-vous que l’Amour faisant tomber des copeaux à ses pieds à coups de ciseau soit un objet bien agréable ? De plus, en voyant une partie de cet arc qui sort de la massue, devinera-t-on que c’est l’arc de l’Amour ? L’épée aux pieds dira-t-elle que c’est l’épée de Mars ? Et pourquoi de Mars plutôt que d’Hercule ? Il y a longtemps qu’on a peint l’Amour jouant avec les armes de Mars, et cela est en effet pittoresque ; mais j’ai peur que la pensée de Bouchardon ne soit qu’ingénieuse. Il en est, ce me semble, de la sculpture et de la peinture comme de la musique ; elles n’expriment point l’esprit. Un madrigal ingénieux ne peut être rendu par un musicien ; et une allégorie fine, et qui n’est que pour l’esprit, ne peut être exprimée ni par le sculpteur ni par le peintre. Il faut, je crois, pour rendre une pensée fine, que cette pensée soit animée de quelque passion ; qu’elle soit caractérisée d’une manière non équivoque, et, surtout, que l’expression de cette pensée soit aussi gracieuse à l’œil, que l’idée est riante pour l’esprit. Sans cela on dira : Un sculpteur a voulu caractériser l’Amour, et il a fait l’Amour sculpteur. Si un pâtissier devenait peintre, il peindrait l’Amour tirant de son four des petits pâtés. Ce serait à mes yeux un mérite, si cela était gracieux ; mais la seule idée des calus que l’exercice de la sculpture donne souvent aux mains peut défigurer l’amant de Psyché. Enfin ma grande objection est que, si M. Bouchardon peut faire de son marbre deux figures, il est fort triste qu’une grande vilaine massue ou une petite massue sans proportion gâte son ouvrage. J’ai peut-être tort ; je l’ai sûrement, si vous me condamnez ; mais je vous demande, monsieur, ce qui fera la beauté de son ouvrage ? C’est l’attitude de l’Amour, c’est la noblesse et le charme de sa figure ; le reste n’est pas fait pour les yeux. N’est-il pas vrai qu’une main bien faite, un œil animé vaut mieux que toutes les allégories ? Je voudrais que notre sculpteur fît quelque chose de passionné. Puget a si bien exprimé la douleur ! Un Apollon qui vient de tuer Hyacinthe ; un Amour qui voit Psyché évanouie ; une Vénus auprès d’Adonis expirant ; ce sont là, à mon gré, de ces sujets qui peuvent faire briller toutes les parties de la sculpture. Je suis bien hardi de parler ainsi devant vous ; je vous supplie, monsieur, d’excuser tant de témérité.

 

          Je n’ai rien à dire sur la belle fontaine (1) qui va embellir notre capitale, sinon qu’il faudrait que M. Turgot (2) fût notre édile et notre préteur perpétuel. Les Parisiens devraient contribuer davantage à embellir leur ville, à détruire les monuments de la barbarie gothique, et particulièrement ces ridicules fontaines de village qui défigurent notre ville. Je ne doute pas que Bouchardon ne fasse de cette fontaine un beau morceau d’architecture ; mais qu’est-ce qu’une fontaine adossée à un mur, dans une rue, et cachée à moitié par une maison ? Qu’est-ce qu’une fontaine qui n’aura que deux robinets, où les porteurs d’eau viendront remplir leurs seaux ? Ce n’est pas ainsi qu’on a construit les fontaines dont Rome est embellie. Nous avons bien de la peine à nous tirer du goût mesquin et grossier. Il faut que les fontaines soient élevées dans les places publiques, et que les beaux monuments soient vus de toutes les portes. Il n’y a pas une seule place publique dans le vaste faubourg Saint-Germain ; cela fait saigner le cœur. Paris est comme la statue de Nabuchodonor, en partie or et  en partie fange.

 

 

1 – Rue de Grenelle-Saint-Germain. (G.A.)

2 – Père du célèbre Turgot. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’abbé Moussinot

Janvier.

 

 

          Mettons à quartier, mon cher ami, toute affaire d’intérêt ; ne songeons qu’au libelle diffamatoire. L’honneur va avant tout ; sans lui, l’homme en société est dans un état de mort. Agissez donc, sans perdre un moment, pour venger votre ami à qui un scélérat a voulu ravir l’honneur. M. Helvétius, fils du fermier-général, vous enverra un Mémoire au sujet de ce libelle. Remerciez bien ce généreux défenseur de mon innocence et de la vérité mais ne faites aucun usage de ce Mémoire ; j’en fais un meilleur.

 

          Lisez l’ouvrage (1) que j’envoie au chevalier de Mouhi ; qu’il l’imprime, et qu’il n’y ait aucun retardement dans l’impression. On en peut tirer au moins cinq cents exemplaires. Qu’on n’épargne rien, que l’impression soit belle, que le papier soit beau. Donnez-lui d’avance cinquante francs. Qu’il m’écrive régulièrement, amplement, et qu’il m’envoie les feuilles à corriger.

 

 

1 – Cet alinéa doit appartenir à une lettre postérieure, car c’est assurément du Mémoire corrigé que Voltaire parle ici. (G.A)

 

 

 

 

à M. Thieriot

A Cirey, le 10 janvier.

 

 

          Je suis bien étonné, mon cher ami, de ne point recevoir de vos nouvelles. Je voulais aller à Paris ; monsieur et madame du Châtelet m’en empêchent. Ecrivez donc ; mandez-moi tout naturellement si vous avez envoyé au prince cet infâme libelle. Je ne peux le croire ; mais enfin si cela était, il faut le dire, afin que nous lui écrivions en conséquence, et sans commettre personne.

 

          Le libelle de ce monstre est une affaire du ressort du lieutenant-criminel, plutôt que des gens de lettres, et on prend toutes les mesures nécessaires pour avoir justice. Vingt personnes me mandent que ce scélérat et son libelle sont en exécration ; je n’en suis point surpris, je ne le suis que de votre silence ; mais je ne doute pas que vous ne remplissiez tous les devoirs de l’amitié. Mon cœur ne peut jamais être mécontent du vôtre. Je ne me persuaderai jamais que vous craigniez plus de déplaire à un coquin qui vous a tant outragé, qu’à votre ami, qui vous a toujours été si tendrement et si essentiellement uni. Aucune suite de cette affaire ne m’embarrasse. La vérité, l’innocence, la générosité, sont de mon côté ; la calomnie, le crime, et l’ingratitude, sont de l’autre. Si je ne songe qu’à mes amis, je suis le plus heureux des hommes ; si je jette les yeux sur le public et sur la postérité, l’honneur, qui est dans mon cœur, et qui préside à mes écrits, m’assure que le public de tous les temps sera pour moi, si pouvant mes ouvrages, que je travaille nuit et jour, peuvent jamais me survivre.

 

          M. le marquis du Châtelet, justement indigné, et qui prend en main ma cause avec les sentiments dignes de sa naissance et de son cœur, vous écrit (1), et à M. de la Popelinière. Il ne faut pas qu’il soit dit que vous m’ayez démenti pour un scélérat, et que les souscriptions de la Henriade, dont vous savez que je n’ai jamais reçu l’argent, n’aient pas été remboursées de mon argent. S’il restait une seule souscription dans Paris, s’il y avait un homme qui, ayant eu la négligence de ne pas envoyer sa souscription en Angleterre, ait encore eu celle de ne pas envoyez chez moi ou chez les libraires préposés, je vous prie instamment de le rembourser de mon argent, quoique, par toutes les règles, souscription non réclamée à temps ne soit jamais payable. Ces règles ne sont point faites pour moi, et voilà le seul cas où je suis au-dessus des règles.

 

          Madame du Châtelet, par parenthèse, a eu très grand tort de m’avoir caché tout cela pendant huit jours. C’est retarder de huit jours mon triomphe, quoique ce soit un triomphe bien triste qu’une victoire remportée sur le plus méprisable ennemi. La justification la plus ample est d’une nécessité indispensable, et je peux vous répondre que vous approuverez la modération extrême et la vérité de mon Mémoire. Il doit toucher et convaincre. Encore une fois, et encore mille fois, vous vous imaginez que je dois penser comme M. de La Popelinière, qui, étant à la tête d’une famille, d’une grande maison, ayant un emploi sérieux, et pouvant prétendre à des places, ne doit répondre que par le silence à un libelle intitulé le Mentor cavalier (2), ou aux vers impertinents de ce malheureux Rousseau, qui outrage tous les hommes en demandant pardon à Dieu, et qui s’avise d’offenser en lui un homme estimable qu’il n’a jamais connu. Ce silence convient très bien à Pollion, mais il me déshonorerait. Je suis un homme de lettres, et l’envie a les yeux continuellement ouverts sur moi ; je dois compte de tout au public éclairé ; et me taire, c’est trahir ma cause. J’ai tout lieu d’espérer que ce sera pour la dernière fois, et que le reste de mes jours ne sera consacré qu’aux douceurs de l’amitié.

 

          J’aurais souhaité que vous n’eussiez point envoyé tous ces libelles au prince royal, et, surtout, que vous eussiez écrit une autre lettre à madame du Châtelet. C’est une âme si intrépide et si grande, qu’elle prend pour le plus cruel de tous les affronts ce que mon cœur pardonne aisément. Comptez que mon intérêt a moins de part à tout ce que j’écris que mon amitié pour vous.

 

 

1 – Sa lettre, datée du 10 Janvier, se trouve dans les Mémoires de Longchamp. (G.A.)

2 – Par le marquis d’Argens. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le duc de Richelieu

A Cirey, le 12 Janvier.

 

 

Il a mille vertus, et n’a point eu de vices ;

Il était sous Louis de toutes ses délices ;

Et la Septimanie a vu ce même Othon

Gouverner en César et juger en Caton.

Courtisan dans Versailles, et monarque en province ;

De parfait courtisan il s’est montré grand prince,

Et goûtant le présent, prévoyant l’avenir,

Sut faire également sa cour, et la tenir (1)

 

 

          Il y a peu de choses, monsieur le duc à changer dans les vers de Corneille pour faire votre caractère ; et c’était à son pinceau qu’il appartenait de vous peindre ; j’entends pour l’élévation de votre âme ; car, pour tout le reste, prenez, s’il vous plaît, La Fontaine, et quelquefois même l’Arétin. Pour moi, chétif, je prends la liberté de vous envoyer pour vos étrennes un petit catéchisme qui convient fort à votre façon de penser. La Dévotion aisée du P. Lemoine m’a donné le sujet, et toute votre vie en fait l’application. L’ouvrage a été fait pour un grand prince qui pense comme vous sur tout, et qui régnera un jour, comme vous régneriez si la fortune avait été pour vous aussi loin que la nature. La seule différence présente entre ce prince et vous, c’est qu’il m’écrit souvent, et cette différence est accablante ; mais point de reproches ; ne pensez pas, monsieur le duc, que je me plaigne, ni même que je veuille que, dans la rapidité des affa   ires, des devoirs et des plaisirs, vous perdiez du temps à m’écrire. Dites-moi une fois par an : Je vous aime et je vous aimerai ; cela suffira. Un mot de vous me reste dans un cœur une année pour le moins.

 

          Non, encore une fois, ne m’écrivez point, mais continuez à être Othon. Votre gloire m’enchante, et mon cœur se joint à tous ceux que vous charmez.

 

          Je vous en dis autant, princesse (2) adorable, née pour plaire aux grands comme aux petits, vous dont la passion dominante, après l’amour de votre mari, est celle de faire du bien.

 

          Il y a dans le paradis terrestre de Cirey une personne qui est un grand exemple des malheurs de ce monde et de la générosité de votre âme ; c’est madame de Graffigni (3). Son sort me ferait verser des larmes si elle n’était pas aimée de vous. Mais, avec cela, qu’a-t-elle désormais à craindre ? Elle ira, dit-on, à Paris ; elle sera à portée de vous faire sa cour ; et, après Cirey, il n’y a que ce bonheur-là. Régnez en Languedoc, régnez partout, madame, et daignez dire, en lisant cette lettre : J’ai, outre mes sujets, un esclave idolâtre qui s’appelle Voltaire.

 

 

1 – Voyez Othon de Corneille, acte II, sc. IV. (G.A.)

2 – Madame de Richelieu, princesse de Guise. (G.A.)

3 – Elle était au château depuis le 4 Décembre 1738. Voyez ses Six mois de séjour à Cirey. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

A Cirey, 12 Janvier 1739 (1).

 

 

          Cher ange gardien, les mortels de Cirey ne feront rien sans vos inspirations. Mon neveu doit venir vous prier de souffler votre esprit sur lui ; vous lui direz s’il est convenable qu’il présente un placet à M. le chancelier.

 

          Le jeune Helvétius, qui paraît avoir bien de l’esprit et un cœur excellent, vous enverra un petit mémoire qui me paraît absolument nécessaire pour ce pays-ci, pour les étrangers et pour la postérité, si j’ose porter mes vues jusqu’à elle.

 

          Croyez-vous que mes gens d’affaires fissent mal de rechercher l’auteur et l’imprimeur du libelle, et de faire secrètement, chez un commissaire, un procès-verbal qui servira en temps et lieu ? Tout cela est éloigné d’une tragédie ; mais, grâce à vous, nous y reviendrons. N’espérez-vous pas de celle de Linant ?

 

          Adieu. Malgré tous ces orages, j’aime les beaux-arts plus que jamais. Les serpents que je rencontre aux bords de l’Hipocrène ne m’empêchent point de boire. Rien ne me décourage, car Emilie et vous, vous m’aimez. Mille tendres respects à l’autre ange, madame d’Argental.

 

          Comment vont vos affaires cette année ?

 

 

1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

à Mademoiselle Quinault

14 Janvier 1739.

 

 

[Voltaire lui recommande Linant, qui ne pourra rien faire de mieux, pour sa tragédie, que de suivre les conseils qu’elle voudra bien lui donner.]

 

 

 

 

à M. de Mairan (1)

Cirey.

 

 

          Notre très aimable philosophe, tout Cirey vous fait les plus tendres compliments. Nous ne vous avons point écrit, parce que beaucoup d’occupations nouvelles nous ont extrêmement dérangés ; mais nous vous étudions, sans vous le dire. M. de Maupertuis est ici (1). Il fait de vous le cas qu’un grand génie doit faire de son confrère. Les matières que nous traitons ici ne font que redoubler notre estime pour vous. Il y a surtout une certaine impulsion, un choc des corps qui pourrait bien être de première nécessité. Il y a longtemps qu’un mot que vous m’en avez dit dans votre dernière lettre m’a bien donné à penser. C’est un germe qui produit une moisson de physique et de métaphysique ; mais je ne ferai jamais la moisson sans vous. Il me semble que l’éclaircissement d’une telle question est bien digne d’un esprit tel que le vôtre. Si jamais vous y travaillez, n’oubliez pas Cirey. Croyez qu’il n’y a aucun lieu sur la terre où l’on fasse plus de cas de vous, où la vérité soit plus chère, et où l’on aime mieux à la recevoir de votre plume. Plût à Dieu qu’on pût l’entendre de votre bouche !

 

          Adieu, monsieur ; tout Cirey est à vous plus que jamais, et je suis particulièrement, avec l’estime la plus tendre, votre admirateur, votre ami, votre très humble et très obéissant serviteur. – V.

 

          Cirey écrit peu aujourd’hui, parce qu’on n’a pas un moment à soi. Cela est étrange, à la campagne ; mais cela est vrai.

 

 

1 –  Editeurs de Cayrol et A. François. Mairan avait assisté à une lecture de la Voltairomanie faite par Desfontaines chez le marquis de Locmaria. (G.A.)

2 – Il était arrivé le 12 à Cirey, se rendant à Bâle auprès de Bernouilli. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Thieriot (1)

 

 

          Ce scélérat d’abbé Desfontaines a donc enfin obtenu ce qu’il désirait ! Il m’a ôté votre amitié. Voilà la seule chose que je lui reproche. Je ne m’attendais pas que depuis le 14 décembre que son libelle a paru, je ne recevrais qu’une lettre de vous (2). Si vous m’aviez écrit avec amitié, et tout uniment comme à l’ordinaire, je n’aurais point eu à me plaindre. Personne ne vous a jamais demandé de lettre ostensible (3) ; mais, moi, je demandais à votre cœur des marques de votre amitié, et j’ai eu la mortification de n’en recevoir aucune, pendant que les plus indifférents m’écrivaient les choses les plus fortes et les plus touchantes, et m’offraient les plus grands services. Madame et M. du Châtelet, madame de Champbonin, tout ce qui est ici, effrayés de votre silence, ne savent à quoi l’attribuer. Pour moi, qui ne pense pas seulement à Desfontaines, et qui ne pensais qu’à l’amitié, je ne me crois outragé que par l’inquiétude où vous me laissez.

 

 

1 – Cette lettre, que l’on date dans toutes les éditions du 24 Décembre, ne peut être aussi que de janvier. (G.A.)

2 – Plus loin, Voltaire dit que cette lettre de Thieriot fut écrite seize jours après le 14. (G.A.)

3 – Allusion à la lettre écrite le 31 Décembre par Thieriot à madame du Châtelet. (G.A.)

 

 

 

 

à M. de Cideville

A Cirey, ce 14 Janvier.

 

 

          La Mérope est partie par le coche, mon charmant ami, je n’ai que le temps de vous le dire. Qui croirait qu’à la campagne on n’a pas un quart d’heure à soi ? mais cette campagne est Cirey. Lisez, amusez-vous avec le tendre philosophe Formont. S’il est à Rouen, qu’il vous montre mon Epître sur l’Homme ; montrez-lui la vôtre. Puissent mes écrits servir au moins à vos amusements ! Tout cela n’est point fait pour être public ; eh ! qu’importe ce malheureux public ? les amis sont tout, il faudrait n’écrire que pour eux. Vous avez perdu un ami bien aimable ; que ne puis-je vivre avec vous, et adoucir par mes soins les regrets de sa perte ! Faut-il que nous soyons destinés à vivre loin l’un de l’autre ! Il me semble que j’en vaudrais mille fois mieux si je vivais avec vous. J’ai peur d’avoir embrassé trop d’étude ; ma santé succombe, mes pas bronchent dans la carrière ; soutenez-moi par vos avis, et par les marques d’une amitié qui fera toujours ma consolation la plus chère. Madame du Châtelet vous fait bien des compliments. Je vous embrasse, mon cher ami.

 

 

 

 

Au P. Porée

A Cirey, ce 15 Janvier

 

 

          Mon très cher et très révérend Père, je n’avais pas besoin de tant de bontés, et j’avais prévenu par mes lettres l’ample justification que vous faites, je ne dis pas de vous, mais de moi ; car si vous aviez pu dire un mot qui n’eût pas été en ma faveur, je l’aurais mérité. J’ai toujours tâché de me rendre digne de votre amitié, et je n’ai jamais douté de vos bontés.

 

          Le morceau que vous voulez bien m’envoyer me donne bien de l’envie de voir le reste. Le non plane cœcus est, à la vérité, un bien mince salaire pour un homme qui a créé une nouvelle optique, toute fondée sur l’expérience et sur le calcul, et qui seule suffirait pour mettre Newton à la tête des physiciens.

 

          Je vous supplie de vouloir bien présenter mes hommages sincères à votre courageux confrère, qui a fait soutenir les rayons colorés. Il est bien étrange qu’il  y ait quelqu’un qui soutienne autre chose.

 

          Je vous devais Mérope, mon très cher Père, comme un hommage à votre amour pour l’antiquité et pour la pureté du théâtre. Il s’en faut bien que l’ouvrage soit d’ailleurs digne de vous être présenté ; je ne vous l’ai fait lire que pour le corriger.

 

          Messène n’est point une faute de copiste. Vous savez bien que le Péloponèse, aujourd’hui la Morée, se divisait en plusieurs provinces, l’Achaïe ou Argolide, où était Mycènes (1) ; la Messénie, dont la capitale était Messène ; la Laconie, etc.

 

          Il faudra sans difficulté retrancher tout ce qui vous choque dans le suicide ; mais songez au quatrième livre de Virgile, et à tous les poètes de l’antiquité.

 

          Je ne peux m’empêcher de vous dire ici ce que je pense sur ces scènes d’attendrissement réciproque que vous demandez entre Mérope et son fils. C’est précisément ces sortes de scènes qu’il faut éviter avec un soin extrême ; car, comme vous savez mieux que moi, jamais une passion réciproque n’émeut le spectateur ; il n’y a que les passions contredites qui plaisent. Ce qu’on s’imagine dans son cabinet devoir toucher entre une mère et un fils devient de la plus grande insipidité aux spectacles. Toute scène doit être un combat ; une scène où deux personnages craignent, désirent, aiment la même chose, serait la dernière période de l’affadissement ; le grand art doit être d’éviter ces lieux communs, et il n’y a que l’usage du monde et du théâtre qui puisse rendre sensible cette vérité.

 

          Le marquis Maffei en est si pénétré, qu’il a poussé l’art jusqu’à ne jamais produire sur la scène la mère avec le fils que quand elle le veut tuer, ou pour le reconnaître à la dernière scène du cinquième acte ; et je l’aurais imité, si je n’avais trouvé la ressource de faire reconnaître le fils par la mère en présence du tyran même, ressource qui ne serait qu’un défaut si elle ne produisait un nouveau danger.

 

          En un mot, le plus grand écueil des arts dans le monde, c’est ce qu’on appelle les lieux communs. Je n’entre pas dans un plus long détail. Songez seulement, mon cher Père, que ce n’est pas un lieu commun que la tendre vénération que j’aurai pour vous toute ma vie. Je vous supplie de conserver votre santé, d’être longtemps utile au monde, de former longtemps des esprits justes et des cœurs vertueux.

 

          Je vous conjure de dire à vos amis combien je suis attaché à votre société. Personne ne me la rend plus chère que vous. Je suis, avec la plus tendre estime et avec une éternelle reconnaissance, mon très cher et révérend Père, votre, etc.

 

 

1 – L’Argolide où était Mycènes, n’est pas la même chose que l’Achaïe, qu’elle avait au nord, fait remarquer M. Beuchot. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Thieriot

15 Janvier. (1)

 

 

          Je fais un effort et je dérobe un instant aux douleurs d’une espèce de néphrétique dont je suis encore tourmenté, pour vous dire que ma plus grande douleur est de ne point recevoir de vos nouvelles. Plusieurs de mes amis parlent à M. le chancelier. Tout le monde me sert, hors vous ; j’ignore même si vous avez ou non envoyé cet exécrable libelle, plus fait contre vous que contre moi, au prince royal. Je calme autant que je peux le ressentiment inexprimable de madame du Châtelet ; M. de Maupertuis se joint à moi, mais nous ne gagnons rien ; je vous demande en grâce de réparer votre faute.

 

          Je ne sais pourquoi M. le marquis du Châtelet a voulu absolument vous écrire, et à M. de La Popelinière ; il n’en était pas besoin ; mais M. et madame du Châtelet sont des amis si vifs et si respectables, qu’ils aiment mieux faire trop que trop peu. La lettre de madame de Bernières est ce qu’on pouvait de plus fort (2). En un mot, tout le monde a fait son devoir. Mon amitié m’assure que personne ne le fera mieux que vous ; cependant nous sommes au 15 janvier, et je n’entends point parler de vous.

 

          Je reçois une lettre du père Porée ; en voici les premières lignes :

 

A Paris, ce 4 Janvier 1739

 

 

« Monsieur, je ne me pardonnerais pas si j’avais été assez lâche et perfide pour trahir jamais, en public ou en particulier, les sentiments de respect, d’estime et d’amitié que j’ai pour vous… Je vous envoie l’endroit de mon discours qu’on a pu si injustement soupçonner. »

 

          Et il me l’envoie ; voilà comme des amis en usent. Votre cœur n’aura pas besoin d’exemple ; mais j’attends de vos nouvelles.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Desfontaines accusait Voltaire d’avoir vécu aux crochets de cette dame. Une lettre de madame de Bernières qui démentait les calomnies de l’abbé venait d’arriver à Cirey. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte d’argental

Ce 16 Janvier. (1)

 

 

          Mon cher ange, envoyez chercher Berger ou le chevalier de Mouhi. Dites-leur ce qu’il faut que je sache ; je crains les fausses démarches ; ne vous donnez pas la peine d’écrire, mais faites-moi écrire. Vous recevrez par Thieriot vers et prose pour votre amusement.

 

          Cirey baise vos ailes. Envoyez, je vous prie, à M. Herault la lettre du sieur Dulion, et faites-m’en tenir une copie. Mandez-nous comment vous aurez trouvé le cachet du paquet qui vous parviendra par Thieriot. Je vous demande en grâce de lui faire sentir combien sa conduite a été irrégulière, combien madame du Châtelet a dû être outrée de sa lettre ostensible, dans laquelle il démentait ses anciennes lettres sur Desfontaines, et faisait le petit ministre, là où il ne devait être qu’ami, combien il est mal d’avoir envoyé sa lettre au prince. Vous pouvez le gronder et lui plaire, car je vous connais. Je vous embrasse avec la plus vive tendresse.

 

P.-S. Faites rage auprès de M. Hérault. Sans doute vous avez donné ma lettre à M. Defresne.

 

          Je rouvre ma lettre, mon cher ange gardien, pour vous dire qu’en pareille affaire rien n’est à négliger ; qu’il faut absolument que ce Thieriot respecte au moins d’anciens bienfaits et une vieille amitié ; qu’il aille chez M. Hérault, qu’il y soutienne sa lettre du 16 Août 1726, où il accuse Desfontaines du libelle intitulé Apologie ; qu’il voie d’Eon ; en un mot, qu’il me serve. Il le doit, et vous pouvez lui faire entendre que c’est le seul moyen de plaire au prince, dont il attend sa fortune. Tournez cette âme de boue du bon côté.

 

          Je me flatte que M. de Pont de Veyle a bien voulu parler fortement à M. de Maurepas. J’ai écrit à Barjac (2), mon ami ; au curé de Saint-Nicolas, ami de M. Hérault ; à M. Dufay, qui le voit souvent ; à madame la princesse de Conti, accusée de protéger Desfontaines ; à M. de Locmaria, soupçonné de pareille horreur ; à Silva, à M. de Lezeau et à M. d’Argenson. Je mourrai, ou j’aurai justice. Ora pro nobis.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Premier valet de chambre du cardinal Fleury. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Thieriot

16 ou 17 Janvier 1739 (1).

 

 

          Madame de Champbonin partait ; mais elle tombe malade. On ne veut pas que je parte, et d’ailleurs j’aime mieux hasarder mille fausses démarches que d’en faire une contre l’amitié, et que mon cœur me reprocherait. Je reste donc, et le procès criminel que je veux absolument qu’on intente ira comme il pourra. Je n’ai ni à rougir ni à craindre.

 

          Je n’abandonnerai de ma vie aucune branche de cette affaire ; elle me coûtera quelques quarts d’heure les jours de poste, mais ne prendra rien sur le repos de mon cœur ; il n’y a que l’amitié à quoi il soit sensible.

 

          Imitez madame de Bernières, qui doit m’être moins attachée que vous ; elle m’écrit la lettre la plus terrible contre Desfontaines, mais si terrible que je n’ose la montrer, et que je demande quelque chose de plus modéré. C’est quatre lignes seulement d’elle et de vous, pour mettre dans mon portefeuille, pour servir de réponse à force misérables qui abusent toujours de la calomnie, et qui prennent pour vraies les impostures auxquelles on n’a pas répondu.

 

          Cela fait une fois, cela est fait pour jamais, et je jouis paisiblement de votre amitié.

 

          Mais je vous conseille de ne pas aigrir M. et madame du Châtelet, en tergiversant sur la lettre qu’ils demandent, inutile d’accord, mais ils la demandent.

 

          Je vous embrasse. V.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

Cirey, ce 18 Janvier.

 

 

          Mon cher ange gardien, pourquoi faut-il que le chevalier de Mouhi, qui ne me connaît pas, agisse comme mon frère, et que Thieriot, qui me doit tout, se tienne les bras croisés dans sa lâche ingratitude ? Quoi ! Mouhi court déposer chez M. Hérault, et Thieriot se tait ! Lui qui a été traité avec tant de mépris par Desfontaines, lui qui m’a écrit cette lettre de 1726, et tant d’autres, où il avoue que Desfontaines fit un libelle contre moi au sortir de Bicêtre. Il a aujourd’hui l’insolence et la bassesse d’écrire, de publier une lettre à madame du Châtelet, dans laquelle il désavoue ses anciennes lettres ; il l’envoie au prince royal ; et, pour se justifier, il dit tranquillement que les Lettres philosophiques ne lui ont valu que cinquante guinées, et qu’il ne m’a mangé que quatre-vingts souscriptions (1). Y-a-t-il une âme de boue aussi lâche, aussi méprisable ? Ce malheureux dit froidement qu’il ne fera rien que vous ne le lui ordonniez. Eh bien ! Ordonnez-lui donc sur-le-champ de courir chez M. Hérault, et de confirmer sa lettre du 16 Août 1726, et les autres, dont voici copie. Cela m’est de la dernière importance, mon cher ami ; il y va du repos de ma vie.

 

 

1 – A la Henriade. (G.A.)

 

 

 

1739-2

 

 

 

 

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