CORRESPONDANCE - Année 1739 - Partie 10
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à M. le marquis d’Argenson
A Beringhen, ce 4 Juin.
Je reçois la lettre dont votre excellence m’honore, du 28 Mai. Je ne savais pas un mot de ce que vous avez vu dans la gazette d’Amsterdam. Nous sommes ici, monsieur, dans un pays barbare, ou, du moins, qui l’a toujours été jusqu’à ce qu’Emilie en soit devenue la souveraine. La gazette de Hollande n’y est pas même connue.
Si vous pouviez donc, monsieur, faire entendre à M. Hérault que je n’ai aucune part à la publication du désaveu (1), que je m’en suis toujours tenu à ses bontés, que j’ai supprimé même tout ce que j’avais fait en ma défense, et que j’espère encore plus que jamais qu’il forcera l’abbé Desfontaines à publier son désaveu dans ses Observations, vous achèveriez bien dignement cette négociation.
Il est vrai que Rousseau ayant fait, le 10 Mai, un voyage à Amsterdam, exprès pour y faire imprimer le libelle de Desfontaines, le gazetier de Hollande m’a rendu un très grand service en donnant ce contre-poison ; mais encore une fois je n’ai appris ce service que par vous.
Puisque vous aimez les odes,
O et præsidium, et dulce decus meum !
(Hor., lib. I, od. I.)
vous en aurez donc. Mandez-moi seulement si vous avez l’ode sur la Superstition, celle sur l’Ingratitude, celle sur le Voyage des académiciens. Mais, je vous en prie, n’allez pas préférer une déclamation vague, d’une centaine de vers, à une tragédie dans laquelle il faut créer, conduire, intriguer, et dénouer une action intéressante ; ouvrage d’autant plus difficile que les sujets sont plus rares, et qu’il demande une plus grande connaissance du cœur humain. Il est vrai que, puisque ce spectacle est représenté et vu par des hommes et par des femmes, il faut absolument de l’amour. On peut s’en sauver tristement une ou deux fois, mais
Naturam expellas furca, tamen ipsa dedibit.
(Hor., lib. I, od. I.)
Que diront de jeunes actrices ? Qu’entendront de jeunes femmes, s’il n’est pas question d’amour ? On joue souvent Zaïre parce qu’elle est tendre ; on ne joue point Brutus parce que cette pièce n’est que forte.
Ne croyez point que ce soit Racine qui ait introduit cette passion au théâtre : c’est lui qui l’a le mieux traitée, mais c’est Corneille qui en a toujours défiguré ses ouvrages. Il n’a presque jamais parlé d’amour qu’en déclamateur, et Racine en a parlé en homme.
Promettez-moi un secret de ministre, et j’aurai l’honneur d’envoyer à Lisbonne plus d’une tragédie, à condition que vous leur donnerez la préférence sur les odes.
Nous n’avons point encore reçu l’essai politique (2) dont vous nous favorisez. Il faut le faire adresser à Bruxelles, et il nous sera fidèlement rendu chez les Algonquins.
Vous avez grande raison, monsieur, sur notre récitatif. On peut faire de la symphonie italienne, on le doit même ; mais on ne doit déclamer à Paris qu’en français, et le récitatif est une déclamation. C’est presque toujours au reste, la faute du poète quand le récitatif ne vaut rien ; car peut-on bien déclamer de mauvaises paroles ?
J’avais fait, il y a quelques années, des paroles pour Rameau, qui probablement n’étaient pas bonnes, et qui d’ailleurs parurent à de grands ministres avoir le défaut de mêler le sacré avec le profane. J’ose croire encore que, malgré le faible des paroles, cet opéra était le chef-d’œuvre de Rameau. Il y avait surtout un certain contraste de guerriers, qui venaient présenter des armes à Samson, et de p….. qui le retenaient, lequel faisait un effet fort profane et fort agréable. Si vous voulez, je vous enverrai encore cette guenille. Quant aux autres misères que vous avez vues dans le portefeuille d’un de vos amis, je puis vous assurer qu’il n’y en a peut-être pas une qui soit de bon aloi ; et si vous voulez m’en envoyer copie, je les corrigerai, et j’y mettrai ce qui vous manque, afin que vous ayez mes impertinences complètes.
Il y a trois mois que l’auteur de Mahomet II m’envoya son manuscrit. Je trouve qu’il faut beaucoup de génie pour faire porter une tragédie à un terrain si aride et si ingrat. La prétendue barbarie de Mahomet II, accusé d’avoir tué sa maîtresse pour plaire à ses janissaires, est un conte des plus absurdes et des plus ridicules que les chrétiens aient inventés. Cette sottise, et toutes celles qu’on a débitées sur Mahomet II sont le fruit de la cervelle d’un moine nommé Bandelli. Ces gens-là ne sont bons qu’à tout gâter.
Adieu, monsieur, bon voyage. Puis-je avoir l’honneur de vous faire ma cour à votre retour ? N’allez pas vieillir en Portugal. Madame du Châtelet, entouré de barbares, va bientôt avoir la consolation de vous écrire, et moi je ne cesserai en aucun instant de ma vie de vous être attaché avec la plus tendre et la plus respectueuse reconnaissance.
1 – Le désaveu de l’abbé Desfontaines. (K.)
2 – Essai de l’exercice du tribunal européen pour la France seule. (G.A.)
à M. Berger
Bruxelles, le 17 Juin.
J’ai fait mille tours ; je suis à présent fixé à Bruxelles, et réformé à la suite d’un procès.
Rien ne peut mieux, mon cher monsieur, égayer l’ennui de la chicane que vos agréables lettres. Les nouvelles de Paris en deviennent plus intéressantes quand elles passent par vos mains. Ma vie est ici aussi uniforme et aussi tranquille qu’elle l’était à Cirey, à cela près qu’on y parle beaucoup moins de Rousseau qui ne se montre nulle part, et dont on ne m’a pas prononcé le nom. M. Pallu m’a écrit, en dernier lieu, qu’il était très disposé à faire à M. de Billi tous les plaisirs qui dépendront de lui, et cela est, je vous assure, très indépendant de ma chétive recommandation. Adieu, mon cher ami.
Mes lettres sont aussi stériles que les nouvelles de ce pays-ci. Je vous embrasse de tout mon cœur, et j’attends de vous des lettres aussi longues que la mienne est courte, car qui écrit bien doit écrire beaucoup.
à M. le marquis d’Argens
A Bruxelles, 21 Juin.
Je reçois, mon cher ami, dans une ville voisine de votre habitation (1), une de vos très aimables et très rares lettres, adressée à Cirey. J’espère que je converserai avec vous incessamment autrement que par lettres.
En attendant, voici, mon cher ami, de quoi vous confirmer dans la bonne opinion que vous avez de madame du Châtelet. Vous pouvez insérer sous mon nom ce petit Mémoire (2) que je vous envoie ; je n’y parle que de sa dissertation. Il faut que ma petite planète disparaisse entièrement devant son soleil.
Nous avions travaillé tous deux pour les prix de l’Académie des sciences ; les juges nous ont fait l’honneur au moins d’imprimer nos pièces ; celle de madame du Châtelet est le n° 6, et la mienne était le n° 7. M. de Maupertuis, si fameux par sa mesure de la terre, et par son voyage au cercle polaire, était un des juges. Il adjugea le prix au n° 7 ; mais les autres académiciens qui malheureusement ne sont pas du sentiment de s’Gravesande et de Boerhaave, ne furent pas de son avis. Au reste on ne soupçonna jamais que le n° 6 fut d’une dame. Sans l’opinion trop hardie que le feu n’est point matière, cette dame méritait le prix. Mais le prix véritable, qui est l’estime de l’Europe savante, est bien dû à une personne de son sexe, de son âge et de son rang, qui a le courage, et la force, et le temps de faire de si bons et de si pénibles ouvrages, au milieu des plaisirs et des affaires.
Savez-vous bien que, pendant quelques jours, nous avons séjourné dans une terre qui n’est qu’à huit lieues de Maëstricht ? Mais la multitude prodigieuse des affaires qui accablaient notre héroïne nous a empêchés de profiter du voisinage. Son intention était bien de vous prier de la venir voir ; mais ce qui est différé est-il perdu ?
Parmi les fausses nouvelles dont on est inondé, il faut ranger la prétendue impression de ma prétendue histoire littéraire du siècle de Louis XIV. La vérité est que j’ai commencé, il y a plusieurs années, une histoire de ce siècle qui doit être le modèle des âges suivants ; mais mon projet embrasse tout ce qui s’est fait de grand et d’utile ; c’est un tableau de tout le siècle, et non pas d’une partie.
Je vous enverrai le commencement, et vous jugerez du plan de mon ouvrage ; mais il faut des années pour qu’il soit en état de paraître. Ne croyez pas que dans cette histoire, ni dans aucun autre ouvrage, je marque du mépris pour Bayle et Descartes ; je serais trop méprisable.
J’avoue, à la vérité, avec tous les vrais physiciens, sans exception, avec les Newton, les Halley, les Keill, les s’Gravesande, les Musschenbroeck, les Boerhaave, etc. ; que la véritable philosophie expérimentale et celle du calcul ont absolument manqué à Descartes. Lisez sur cela une petite Lettre que j’ai écrite à M. de Maupertuis, et que du Sauzet a imprimée. Il y a une grande différence entre le mérite d’un homme et celui de ses ouvrages. Descartes était infiniment supérieur à son siècle, j’entends au siècle de France ; car il n’était pas supérieur aux Galilée, aux Kepler. Ce siècle-ci, enrichi des plus belles découvertes inconnues à Descartes, laisse la faible aurore de ce grand homme absorbée dans le jour que les Newton et d’autres ont faire luire. En un mot, estimons la personne de Descartes, cela est juste, mais ne le lisons point ; il nous égarerait en tout. Tous ses calculs sont faux, tout est faux chez lui, hors la sublime application qu’il a faite le premier de l’algèbre à la géométrie.
A l’égard de Bayle, ce serait une grande erreur de penser que je voulusse le rabaisser. On sait assez en France comment je pense sur ce génie facile, sur ce savant universel, sur ce dialecticien aussi profond qu’ingénieux.
Par le fougueux Jurieu Bayle persécuté
Sera des bons esprits à jamais respecté ;
Et le nom de Jurieu, son rival fanatique,
N’est aujourd’hui connu que par l’horreur publique.
Voilà ce que j’en ai dit dans une Epître sur l’Envie, que je vous enverrai, si vous voulez.
Quel a donc été mon but en réduisant en un seul tome le bel esprit de Bayle ? De faire sentir ce qu’il pensait lui-même, ce qu’il a dit et écrit à M. Desmaiseaux, ce que j’ai vu de sa main ; qu’il aurait écrit moins s’il eût été le maître de son temps. En effet, quand il s’agit simplement de goût, il faut écarter tout ce qui est inutile, écrit lâchement d’une manière vague.
Il ne s’agit pas d’examiner si les articles de deux cents professeurs plaisent aux gens du monde ou non, mais de voir que Bayle, écrivant si rapidement sur tant d’objets différents, n’a jamais châtié son style. Il faut qu’un écrivain tel que lui se garde du style étudié et trop peigné ; mais une négligence continuelle n’est pas tolérable dans des ouvrages sérieux. Il faut écrire dans le goût de Cicéron, qui n’aurait jamais dit qu’Abélard s’amusait à tâlonner Héloïse, en lui apprenant le latin. De pareilles choses sont du ressort du goût, et Bayle est trop souvent répréhensible en cela, quoique admirable d’ailleurs. Nul homme n’est sans défaut ; le dieu du goût remarque jusqu’aux petites fautes échappées à Racine, et c’est cette attention même à les remarquer qui fait le plus d’honneur à ces grands hommes. Ce ne sont pas les grandes fautes des Boyer, des Danchet, des Pellegrin, ces fautes ignorées qu’il faut relever, mais les petites fautes des grands écrivains ; car ils sont nos modèles, et il faut craindre de ne leur ressembler que par leur mauvais côté.
Je vais chercher ici vos Mémoires de la république des lettres, et tous vos ouvrages. Les cérémonies par lesquelles on passe en France, avant de pouvoir avoir dans sa bibliothèque un livre de Hollande, sont terribles. Il est aussi difficile de faire venir certains bons livres que d’arrêter l’inondation des mauvais qu’on imprime à Paris, avec approbation et privilège.
On m’a mandé qu’un jésuite, nommé Brumoi, a fait imprimer un certain Tamerlan (1) d’un certain jésuite nommé Margat. L’auteur est mort, et l’éditeur exilé, à ce qu’on dit parce que ce Tamerlan est, dit-on, plein des plus horribles calomnies qu’on ait jamais vomies contre feu M. le duc d’Orléans, régent du royaume.
Je connais l’ouvrage fanatique du petit jésuite (3) contre Bayle. Vous faites très bien de le réfuter et de confondre les bavards syllogismes d’un autre vieux pédant. Il est bon de faire voir que les honnêtes gens ne sont pas gouvernés par ces pédagogues raisonneurs, éternels ennemis de la raison. Mais je vous prie de bien distinguer entre les disciples d’un grand homme qui trouvent des fautes dans celui qu’ils aiment, et des ennemis jurés qui voudraient ruiner à la fois la réputation du philosophe et la bonne philosophie. Ne confondez donc pas celui qui trouve que Raphaël manque de coloris, et celui qui brûle ses tableaux.
Ce mot brûler me rappelle toujours Desfontaines. Vous savez peut-être que, par surcroît de reconnaissance, il avait fait contre moi, ou plutôt contre lui, un libelle affreux, il y a quelques mois. Il niait dans ce libelle jusqu’à l’obligation qu’il m’a de n’avoir pas été brûlé vif, et il ajoutait les plus infâmes calomnies. Tout le public, révolté contre ce misérable, voulait que je le poursuivisse en justice ; mais je n’ai pas voulu perdre mon repos, et quitter mes amis pour faire punir un coquin. M. Hérault a pris ma défense, que j’abandonnais, l’a fait comparaître à la police, et, après l’avoir menacé du cachot, lui a fait signer la rétractation que vous avez pu voir dans les papiers publics.
Adieu, mon cher ami ; je vous embrasse avec le plaisir d’un homme qui voit d’aussi beaux talents que les vôtres consacrés aux belles-lettres, et avec l’espérance que les petites fautes de la jeunesse ne vous empêcheront point de jouir du sort heureux que vous méritez.
1 – D’Argens était à Maëstricht. (G.A.)
2 – Mémoire sur un ouvrage de physique. (G.A.)
3 – Histoire de Tamerlan, empereur des Mogols, par le P. de Margat. (G.A.)
4 – Bayle en petit, ou Anatomie de ses ouvrages, par Lefebvre. (G.A.)
à M. le marquis d’Argenson
A Bruxelles, ce 21 Juin.
Je viens, monsieur, de lire un ouvrage (1) qui m’a consolé de la foule des mauvais dont on nous inonde. Vous m’avez fait bien des plaisirs ; mais voici le plus grand de vos bienfaits. Il ne s’agit pas ici de vous louer ; je suis trop pénétré pour y songer. Je ne crains que d’être trop prévenu en faveur d’un ouvrage où je retrouve la plupart de mes idées. Vous m’avez défendu de vous donner des louanges, mais vous ne m’avez pas défendu de m’en donner. Je vais donc me donner, à moi, de grands coups d’encensoir ; je vais me féliciter d’avoir toujours pensé que le gouvernement féodal était un gouvernement de barbares et de sauvages un peu à leur aise ; encore les sauvages aiment-ils l’égalité.
Il ne faut que des yeux pour voir que les villes gouvernées municipalement sont riches, et que la Pologne n’a que des bourgade pauvres. Je suis fâché de ne pouvoir me louer sur les pensionnaires perpétuels ; mais, en vérité, cette idée m’a charmé, comme si elle était de moi. Il me semble que vous avez éclairci, dans un système très bien suivi, les idées confuses et les souhaits sincères de tout bon citoyen. En mon particulier, je vous remercie des belles choses que vous dites sur la vénalité des charges ; malheureuse invention qui a ôté l’émulation aux citoyens, et qui a privé les rois de la plus belle prérogative du trône.
Comme j’avais peu de bien quand j’entrai dans le monde, j’eus l’insolence de penser que j’aurais une charge comme un autre, s’il avait fallu l’acquérir par le travail et par la bonne volonté. Je me jetai du côté des beaux-arts, qui portent toujours avec eux un certain air d’avilissement, attendu qu’ils ne donnent point d’exemptions, et qu’ils ne font point un homme conseiller du roi en ses conseils. On est maître des requêtes avec de l’argent ; mais avec de l’argent on ne fait pas un poème épique, et j’en fis un.
Grand merci encore de ce que l’indigne éloge donné à cette vénalité, dans le Testament politique attribué au cardinal de Richelieu, vous a fait penser que ce testament n’était point de ce ministre. Je crois, en dépit de tout l’Académie française, que cet ouvrage fut fait par l’abbé de Bourzeis, dont j’ai cru reconnaître le style.
Il y a de plus des contradictions évidentes dans ce livre, lesquelles ne peuvent être attribuées au cardinal de Richelieu ; des idées, des projets, des expressions indignes, ce me semble, d’un ministre. Croira-t-on que le cardinal de Richelieu ait appelé la dame d’honneur de la reine la Dufardis, en parlant au roi ? Qu’il ait appelé le duc de Savoie ce pauvre prince ? Qu’il ait, dans un tel ouvrage, parlé à un roi de quarante-deux ans, comme on apprend le catéchisme à un enfant ? Qu’un ministre ait nommé les rentes à sept pour cent les rentes au denier sept ?
Tout l’écrit fourmille de ces manques de bienséance, ou de fautes grossières. On trouve, dans un chapitre, que le roi n’avait que trente-trois millions de revenu ; on trouve tout autre chose dans un autre. Je devais remarquer d’abord qu’il est question, dès le commencement, d’une paix générale qui n’a jamais été faite, et que le cardinal n’avait nulle envie ni nul intérêt de faire. C’est une preuve assez forte, à mon sens, que tout cela fut écrit par un homme savant et oisif, qui comptait qu’on allait faire la paix. Songeons encore que ce Testament, autant qu’il m’en souvient, commence par faire ressouvenir le roi que le cardinal, en entrant au conseil, promit à Louis XIII d’abaisser les grands, les huguenots, et la maison d’Autriche. Je soutiens, moi, qu’un tel projet, en entrant au conseil, est d’un fanfaron peu fait pour l’exécuter, et j’ajoute qu’en 1624, quand Richelieu entra au conseil, par la faveur de la reine-mère, il était fort loin encore d’être premier ministre.
Je me suis un peu étendu sur cet article ; le temps qui presse m’empêche de suivre en détail votre ouvrage d’Aristide ; madame du Châtelet le lit à présent. Nous vous en parlerons plus au long, si vous le permettez ; mais tout se réduira à regarder l’auteur comme un excellent serviteur du roi, et comme l’ami de tous les citoyens.
Comment avez-vous eu le courage, vous qui êtes d’une aussi ancienne maison que M. de Bougainvilliers, de vous déclarer si généreusement contre lui et contre ses fiefs ? J’en reviens toujours la ; vous vous êtes dépouillé du préjugé le plus cher aux hommes en faveur du public.
Nous résistons à l’envie la plus forte de faire une copie de ce bel ouvrage ; nous sommes aussi honnêtes gens que vous, dignes de votre confiance, et nous ne ferons pas transcrire un mot sans votre permission. Nous vous demanderions celle d’envoyer l’ouvrage au prince royal de Prusse, si vous étiez disposé à l’accorder. Faire connaître cet ouvrage au prince, ce serait lui rendre un très grand service. Je m’imagine que je contribuerais par là au bonheur de tout un peuple.
On m’annonce une nouvelle qui ne contribuera pas à mon bonheur particulier. On m’écrit que l’Abbé Desfontaines a eu la permission de désavouer son désaveu même ; qu’il a assuré, dans une de ses feuilles, que ce prétendu désaveu était une pièce supposée. Cette nouvelle, qui me vient de la Hollande, m’a l’air d’être très fausse (2) ; du moins je le souhaite.
Comment Desfontaines aurait-il eu l’insolence de nier un désaveu minuté de votre main, écrit et signé de la sienne, et déposé au greffe de la police ? Comment oserait-il s’avouer, dans ses feuilles, auteur d’un libelle infâme ? Et si, en effet, il est capable d’une pareille turpitude, comment pourrait-il désobéir aux ordres de M. Hérault, et nier dans ses feuilles un désaveu que M. Hérault lui ordonnait d’y insérer ?
Si vous êtes encore à Paris, monsieur, j’ose vous supplier d’en dire un mot.
Je me sers de l’adresse que vous m’avez donnée, dans l’incertitude où je suis de votre départ. Madame du Châtelet, entourée de devoirs, de procès et de tout ce qui accompagne un établissement, a bien du regret de ne pouvoir vous écrire aujourd’hui, et vous marquer elle-même ce qu’elle pense de l’ouvrage et de l’auteur.
Adieu, monsieur, allez faire aimer les Français en Portugal, et laissez-moi l’espérance de revoir un homme qui fait tant d’honneur à la France. Un anglais fit mettre sur son tombeau : CI-GÎT L’AMI DE PHILIPPE SIDNEY (3) ; permettez-moi que mon épitaphe soit : CI-GÎT L’AMI DU MARQUIS D’ARGENSON.
Voilà une charge qu’on n’a point avec de la finance, et que je mérite par le plus respectueux attachement et la plus haute estime.
1 – Les Considérations sur le gouvernement. (G.A.)
2 – Cette nouvelle était fausse en effet ; son désaveu existe, et nous l’avons en original. (K.)
3 – Voltaire a souvent appliqué à ses amis cette épitaphe. (G.A.)
à M. le marquis d’Argens
Bruxelles, ce 27 Juin. (1)
Si mes sentiments décidaient de mes marches, je serais allé à Maëstricht à la réception de votre lettre, mon cher ami ; je vous aurais embrassé tous deux (2) ; j’aurais été témoin de votre nouvel établissement ; j’aurais raisonné avec vous sur vos nouvelles vues. J’ai fait ce que j’ai pu pour partir ; mes amis me retiennent ; on ne veut plus me laisser aller. Nous avons perdu une belle occasion dans la ville de Beringhen : nous n’étions qu’à huit lieues. Réparons donc ce contre-temps, et que j’aie la consolation de vous voir. Vous allez, dites-vous, dans les pays chauds ; mais qui sont-ils ces pays ? Est-ce la Provence, l’Italie, ou l’Asie, ou l’Afrique ? Partout où vous serez, vous ferez honneur à l’esprit humain. Avant votre départ, ne pourrions-nous pas nous voir à Saint-Tron ? C’est la moitié du chemin ; pouvez-vous vous arranger pour y être dans huit ou dix jours (3) ?
… Je ne puis concevoir ce qui leur a donné la rage de se servir contre moi de mes bienfaits ; leur imbécillité a été dirigée par quelqu’un de bien méchant. Vous me feriez un grand plaisir d’écrire sur cela fortement à vos correspondants.
Si vous avez besoin de quelques pièces fugitives pour vos journaux, je suis à votre service.
Ce malheureux Rousseau est ici, mais il est toujours chassé de chez M. le duc d’Aremberg, en punition de ses calomnies. Je donne demain un grand souper à M. le duc d’Aremberg : Rousseau n’y sera pas ; mais je voudrais bien que vous y fussiez. Adieu. Faites toujours honneur aux belles-lettres, et ayez autant d’envie de me voir que j’en ai de vous embrasser.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A)
2 – C’est-à-dire d’Argens et mademoiselle Cochois. (G.A.)
3 – Deux lignes manquent. (G.A.)
à M. le comte d’Argental
Bruxelles, 28 Juin.(1)
Quand je serais en Laponie, vous seriez toujours mon ange gardien. Envoyez-moi donc, à Bruxelles, vos derniers ordres pour Zulime. Que dites-vous de Rousseau, qui est allé en Hollande faire imprimer le libelle de Desfontaines ? On en a fait une édition dont toute l’Allemagne est inondée. Ce dernier trait ne doit-il pas indigner ceux qui sont à portée de rendre justice, et peut-on différer d’obliger Desfontaines à publier le désaveu nécessaire de calomnies si horribles ?
Je vous prie de me faire savoir à quoi on se détermine. Il y a six mois qu’on me lie les mains et qu’on m’empêche de publier la réponse la plus modérée et la plus décisive, dans l’espérance d’un équivalent qui n’est pas encore venu. Je vous avoue que, sans votre amitié, je n’aurais pas la force de résister à tant d’amertumes. Mettez-moi donc un peu au fait de cette affaire, mon respectable ami ; mais n’oubliez pas la tendre Zulime ; elle m’est chère depuis que vous vous y intéressez. Je la recoiffais un peu à la hâte dernièrement ; mais j’étais pressé, il fallait partir. A présent que je me sens un peu plus de loisir, je la remettrai à sa toilette ; mais c’est le miroir de la vérité qu’il me faut, et c’est vous qui l’avez.
Si vous voulez m’écrire sous le couvert de madame la marquise du Châtelet, à Bruxelles, à l’Impératrice, vous êtes le maître ; sinon, vous pouvez vous servir de l’adresse du chevalier de M… ; il vous la donnera.
Madame du Châtelet vous fait les plus tendres compliments. Mille respects, je vous prie, à madame d’Argental, à M. votre frère et à MM. d’Ussé : c’est presque tout ce que je regrette à Paris, et je n’y reviendrai jamais que pour vous. Adieu, mon respectable ami.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Berger
A Bruxelles.
Je reçois vos lettres du 25 ; vous ne pouvez ajouter, monsieur, au plaisir que me font vos lettres, qu’en détruisant le bruit qui se répand que j’ai envoyé mon Siècle de Louis XIV à Prault. Je sais qu’on n’en a que des copies très infidèles, et je serais fâché que les copies ou l’original fussent imprimés.
Je n’aurai jamais d’aussi brillantes nouvelles à vous apprendre que celles que vous nous envoyez ; c’est ici le pays de l’uniformité. Bruxelles est si peu bruyant que la plus grande nouvelle d’aujourd’hui est une très petite fête que je donne à madame du Châtelet, à madame la princesse de Chimai (1), et à M. le duc d’Aremberg. Rousseau, je crois, n’en sera pas. C’est sûrement la première fête qu’un poète ait donnée à ses dépens, et où il n’y ait point de poésie. J’avais promis une devise fort galante pour le feu d’artifice, mais j’ai fait faire de grandes lettres bien lumineuses qui disent : Je suis du jeu, va tout ; cela ne corrigera pas nos dames, qui aiment un peu trop le brelan ; je n’ai pourtant fait cela que pour les corriger.
Si vous voyez M. Bouchardon, qui élève des monuments (2) un peu plus durables pour sa gloire et pour celle de sa nation, je vous prie de lui faire mes sincères compliments ; vous savez que les Phidias me sont aussi chers que les Homères.
Continuez, mon cher ami, à m’écrire de très longues lettres qui me dédommagent de tout ce que je ne vois pas à Paris. Mille compliments à M. de Crébillon (3), à M. de La Bruère. N’oubliez pas de dire à l’abbé Dubos combien je l’estime et je l’aime. Adieu.
1 – Fille du duc de Saint-Simon. (G.A.)
2 – La fontaine de la rue de Grenelle. (G.A.)
3 – Crébillon fils. (G.A.)
à M. Thieriot
Enghien (1), le 30 Juin.
Vous devriez bien me mandez des nouvelles de votre santé et de la république des lettres. Avez-vous encore un Smith (2) ?
Il y a un Gordien d’Afrique dans les médailles dont je vous ai parlé ; informez-en l’abbé de Rothelin (3), je vous en prie.
Je vous écris d’une maison dont Rousseau a été chassé pour jamais, en juste punition de ses calomnies. Je vous dirais bien des choses, mais je suis encore tout malade d’un saisissement qui me fit presque évanouir, en voyant tomber à mes pieds, du haut d’un troisième étage, deux charpentiers que je faisais travailler. Je m’avisai avant-hier, à Bruxelles, de donner une fête à madame du Châtelet, à madame la princesse de Chimai, et à M. le duc d’Arembert. Figurez-vous ce que c’est que de voir choir deux pauvres artisans, et d’être tout couvert de leur sang. Je vois bien que ce n’est pas à moi de donner des fêtes. Ce triste spectacle corrompit tout le plaisir de la plus agréable journée du monde. Je regrette beaucoup celles que je passais avec vous à Cirey, et je compte vous revoir à Paris, l’hiver prochain.
Mes compliments, je vous prie, aux êtres pensants qui pensent à moi, surtout à sir Isaac. (4)
1 - Six lieux de Mons. (G.A.)
2 – Système complet d’optique, par Smith, physicien anglais. (G.A.)
3 – Son cabinet de médailles était fort beau. (G.A.)
4 – Maupertuis.