CORRESPONDANCE - Année 1739 - Partie 1

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Au R.P. Tournemine

1739.

 

 

          Mon très cher et très révérend Père, est-il vrai que ma Mérope vous ait plu ? Y avez-vous reconnu quelques-uns de ces sentiments généreux que vous m’avez inspirés dans mon enfance ? Si placet, tuum est ; ce que je dis toujours en parlant de vous et du P. Porée. Je vous souhaite la bonne année et une vie aussi longue que vous la méritez. Aimez-moi toujours un peu, malgré mon goût pour Locke et pour Newton. Ce goût n’est point un enthousiasme qui s’opiniâtre contre des vérités.

 

 

Nullius addictus jurare in verba magistri.

 

 

          J’avoue que Locke m’avait bien séduit par cette idée que Dieu peut joindre quand il voudra le don le plus sublime de penser à la matière en apparence la plus informe. Il me semblait qu’on ne pouvait trop étendre la toute-puissance du Créateur. Qui sommes-nous, disais-je, pour la borner ? Ce qui me confirmait dans ce sentiment, c’est qu’il semblait s’accorder à merveille avec l’immortalité de nos âmes. Car la matière ne périssant pas, qui pourrait empêcher la toute-puissance divine de conserver le don éternel de la pensée à une portion de matière qu’il ferait subsister éternellement ? Je n’apercevais pas l’incompatibilité, et c’est en cela probablement que je me trompais. Les lectures assidues que j’ai faites de Platon, de Descartes, de Malebranche, de Leibnitz, de Wolff et du modeste Locke, n’ont servi toutes qu’à me faire voir combien la nature de mon âme m’était incompréhensible, combien nous devons admirer la sagesse de cet Etre suprême qui nous a fait tant de présents dont nous jouissons sans les connaître, et qui a daigné y ajouter encore la faculté d’oser parler de lui. Je me suis toujours tenu dans les bornes où Locke se renferme, n’assurant rien sur notre âme, mais croyant que Dieu peut tout. Si pourtant ce sentiment a des suites dangereuses, je l’abandonne à jamais de tout mon cœur.

 

          Vous savez si le poème de la Henriade, dont j’espère vous présenter bientôt une édition très corrigée, respire autre chose que l’amour des lois et l’obéissance au souverain. Ce poème enfin est la conversion d’un roi protestant à la religion catholique. Si dans quelques autres ouvrages qui sont échappés à ma jeunesse (ce temps de fautes) qui n’étaient pas faits pour être publics, que l’on a tronqués, que l’on a falsifiés, que je n’ai jamais approuvés, il se trouve des propositions dont on puisse se plaindre, ma réponse sera bien courte ; c’est que je suis prêt d’effacer sans miséricorde tout ce qui peut scandaliser, quelque innocent qu’il soit dans le fond. Il ne m’en coûte point de me corriger. Je réforme encore ma Henriade ; je retouche toutes mes tragédies ; je refonds l’Histoire de Charles XII. Pourquoi n’en prendrais-je pas pour corriger des choses essentielles, quand il suffit d’un trait de plume ?

 

          Ce que je n’aurai jamais à corriger, ce sont les sentiments de mon cœur pour vous et pour ceux qui m’ont élevé ; les mêmes amis que j’avais dans votre collège, je les ai conservés tous. Ma respectueuse tendresse pour mes maîtres est la même. Adieu, mon révérend Père ; je suis pour toute ma vie, etc.

 

 

 

 

à M. Thieriot

 Le 2 Janvier(1).

 

 

          Il y a vingt ans, mon cher ami, que je suis devenu homme public par mes ouvrages, et que, par une conséquence nécessaire, je dois repousser les calomnies publiques.

 

          Il y a vingt ans que je suis votre ami, et que tous les liens qui peuvent resserrer l’amitié nous unissent l’un à l’autre. Votre réputation m’intéresse, comme je suis persuadé que la mienne vous touche ; et mes lettres à son altesse royale font foi si j’ai bien rempli ce devoir sacré de l’amitié de donner de la considération à ses amis.

 

          Aujourd’hui, un homme détesté universellement par ses méchancetés, un homme à qui on a justement reproché son ingratitude envers moi, ose me traiter de menteur impudent, quand on lui dit que, pour prix de mes services, il a fait un libelle contre moi. Il cite votre témoignage, il imprime que vous désavouez votre ami, et que vous êtes honteux de l’être encore.

 

          Je ne sais que de vous seul qu’en effet l’abbé Desfontaines, dans le temps de Bicêtre, fit contre moi un libelle ; je ne sais que de vous seul que ce libelle était une ironie sanglante, intitulée Apologie du sieur de Voltaire. Non seulement vous nous en avez parlé dans votre voyage à Cirey (2) en présence de madame la marquise du Châtelet, qui l’atteste ; mais, en rassemblant vos lettres, voici ce que je trouve dans celle du 16 Août 1726 :

 

          « Ce scélérat d’abbé Desfontaines veut toujours me brouiller avec vous ; il dit que vous ne lui avez jamais parlé de moi qu’en termes outrageants, etc.

 

          Il n’a que quatre cents livres de rente de chez lui ; et il gagne par an plus de mille écus par ses infidélités et par ses bassesses. Il avait fait contre vous un ouvrage satirique, dans le temps de Bicêtre, que je lui fis jeter dans le feu, et c’est lui qui a fait faire une édition du poème de la Ligue, dans lequel il a inséré des vers satiriques de sa façon, etc. »

 

          J’ai plusieurs lettres de vous, où vous me parlez de lui d’une manière aussi forte.

 

          Comment donc se peut-il faire qu’il ait l’impudence de dire que vous désavouez ce que vous m’avez dit, ce que vous m’avez écrit tant de fois ? Qu’il démente une perfidie qu’il m’a avouée lui-même, dont il m’a demandé pardon, et dans laquelle il est retombé ensuite, cela est dans son caractère ; mais qu’il atteste contre moi le témoignage authentique de mon ami, qu’il me fasse passer pour un calomniateur, qu’il me déshonore par votre bouche, le pouvez-vous souffrir ?

 

          Ceci est un procès où il s’agit de l’honneur : vous y intervenez comme témoin, comme partie, comme moitié de moi-même. Le public est juge, et il faut produire les pièces. Vous ne direz pas, sans doute : « Je n’ai que faire de cette querelle, je suis un particulier qui veut vivre paisiblement et dans des plaisirs tranquilles ; je ne me commettrai pas pour un ami. » Ceux qui vous donneraient de tels conseils voudraient vous faire commettre une action dont votre âme est incapable. Non, il ne sera pas dit que vous me trahirez, que vous désavouerez votre parole, votre seing, et la notoriété publique, que vous abandonnerez l’honneur d’un ami de vingt ans, lié si étroitement avec le vôtre ; et pour qui ? Pour un scélérat qui est chargé de l’horreur publique, pour votre ennemi même, pour celui qui vous a outragé cent fois, et dont les injures les plus avilissantes subsistent imprimées contre vous dans son Dictionnaire néologique. Quelles seraient la surprise et l’indignation du prince royal qui m’honore d’une bonté si excessive, et qui m’a lui-même daigné témoigner par écrit l’horreur que l’abbé Desfontaines lui inspire ? Quels seraient les sentiments de madame la marquise du Châtelet, de tous mes amis, j’ose dire de tout le monde ? Consultez M. d’Argental. Demandez enfin à votre siècle, et voyez, peut-être (si on le peut), dans la postérité, voyez, dis-je, s’il serait glorieux pour vous d’avoir abandonné votre ami intime et la vérité pour Desfontaines, et d’avoir plus craint de nouvelles injures de ce misérable, que la honte d’être publiquement infidèle à l’amitié, à la vérité, aux liens de la société les plus sacrés. Non, sans doute, vous n’aurez jamais ce reproche à vous faire. Vous montrerez la fermeté et la noblesse d’âme que je dois attendre de vous ; l’honneur même de prendre publiquement le parti de l’amitié n’entrera pas dans vos motifs. L’amitié seule vous fera agir, j’en suis sûr, et mon cœur me le dit ; il me répond du vôtre. L’amitié seule, sans d’autres considérations, l’emportera. Il faut que l’amitié et la vérité triomphent de la haine et de la perfidie. C’est dans ces sentiments et dans ces justes espérances que je vous embrasse avec plus de tendresse que jamais.

 

 

1 – « Si cette lettre, dit M. Beuchot, n’est pas de Décembre 1738, elle est, au plus tard, des premiers jours de 1739. » Il y a un grand désordre dans le classement des lettres à ce moment de crise. Plusieurs lettres même ont été fondues ensemble par les éditeurs. Nous tâcherons de débrouiller un peu ce chaos. Ici, par exemple, nous rejetons au 29 Janvier, la lettre à d’Olivet, rangée mal à propos en Décembre 1738. (G.A.)

2 – En Octobre 1739. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’abbé Moussinot

A Cirey, le 2 Janvier 1739.

 

 

          Une compote de marrons glacés, de cachou, de pastilles, et de louis d’or, est arrivée avec tant de mélange de bruit et de sassements continuels, que la boite a crevé. Tout ce qui n’est pas or est en cannelle, et cinq louis se sont échappés dans les batailles ; ils ont fui si loin qu’on ne sait où ils sont. Bon voyage à ces messieurs ! Quand vous m’enverrez les cinquantes suivants, mon cher ami, mettez-les à part bien cachetés, à l’abri des culbutes.

 

          Je vous recommande toujours les Lézeau, les d’Auneuil, Villars, d’Estaing, Clément, Arouet, et autres ; il est bon de les accoutumer à un paiement exact, et de ne pas leur laisser contracter de mauvaises habitudes. – Je vous demande pardon, mon cher ami ; mais ma délégation est un droit, et ce serait l’infirmer que de la soumettre au prince de Guise. Point de politesses dangereuses, même envers les altesses.

 

          Au chevalier de Mouhi, encore cent francs et mille excuses ; encore deux cents et deux mille excuses à Prault fils. Un louis d’or à d’Arnaud sur-le-champ.

 

          J’ai pardonné à Demoulin, je pardonne encore à Jore ; le premier est repentant, le second a donné son désistement à M. Hérault ; il a avoué (1) ce que j’avais deviné. Il est pauvre, je ferai quelque chose pour lui. Je suis un peu malade, mais je vous aime comme si je me portais bien.

 

 

1 – Jore déclara qu’il avait été poussé par les ennemis de Voltaire à publier son factum qu’il qualifia d’odieux. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le marquis d’Argens

Le 2 Janvier.

 

 

          Je reçois votre paquet, mon cher ami, et je vous félicite de deux choses qui me paraissent importantes au bonheur de votre vie ; de votre raccommodement avec votre famille, et de votre ardeur pour l’étude. Mais songez à votre santé, modérez-vous, et n’étudiez dorénavant que pour votre plaisir. Tout ce qui sort de votre plume me fait grand plaisir ; mais je fais plus de cas encore d’une bonne santé que d’une grande réputation.

 

          Je ne désespère pas que vous ne reveniez un jour en France. Vous verrez qu’à la fin on aime à revoir sa patrie, ses proches, ses amis. Votre séjour dans les pays étrangers aura servi à vous orner l’esprit. Vous auriez peut-être été, en France, un officier débauché ; vous serez un savant, et il ne tiendra qu’à vous d’être un savant respecté. Le temps fait oublier les fautes de jeunesse, et le mérite demeure.

 

          Ecrivez-moi, je vous en prie, ce que vous savez des Ledet. Son excellence M. Van-Hoey, ambassadeur des états, leur a écrit vivement. Si vous avez quelques lumières à me donner, je n’en abuserai pas.

 

          L’abbé Desfontaines, votre ennemi, le mien, et celui de tout le monde, vient de faire contre moi un libelle diffamatoire si horrible, qu’il a excité l’indignation publique contre l’auteur, et la bienveillance pour l’offensé, peine ordinaire de la calomnie.

 

          Rousseau est à Paris (1), sous le nom de Richer, caché chez le comte du Luc. Le dévot Rousseau a débuté à Paris par des épigrammes qui sentent le vieillard apoplectique, mais non le dévot. Il a fait une Ode à la Postérité, mais la postérité n’en saura rien ; le siècle présent l’a déjà oubliée. Il n’en sera pas de même de vos Lettres (2)

 

          Je vous embrasse ; je suis à vous pour jamais.

 

 

1 – Il y était depuis la fin de Novembre. Sa présence dans cette ville coïncidait avec l’apparition de la Voltairomanie. (G.A.)

2 – Les Lettres juives. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’abbé Moussinot (1)

 

 

          Je vous parlerai, mon cher ami, une autre fois d’affaires temporelles ; il est question aujourd’hui d’affaires d’honneur. Mérigot et Chaubert vendent un libelle infernal contre moi. Desfontaines, le scélérat Desfontaines, passe pour en être l’auteur, et la voix publique ne se trompe pas. Ce libelle est sous le nom d’un avocat. On ne veut pas que j’aille à Paris demander vengeance et justice ; c’est à votre amitié à la demander pour moi. C’est un service essentiel que vous rendrez à moi et à tous les gens de bien. Mandez-moi que ma présence est absolument nécessaire à Paris ; abouchez-vous avec le chevalier de Mouhi, et qu’il m’en écrive autant.

 

          En attendant, faites publier un monitoire pour connaître l’imprimeur et l’auteur de la Voltairomanie. Chargez de cette besogne un huissier adroit, actif, et intelligent. Faites acheter ce libelle atroce chez Chaubert, en présence de deux témoins. Vous en ferez faire secrètement chez un commissaire un petit procès-verbal recordé de ces deux témoins, et nous poursuivrons en temps et lieu. Voilà l’essentiel pour le moment. Surtout, mon cher ami, n’épargnez pas l’argent ; s’il doit être prodigué, c’est quand il s’agit de son honneur.

 

 

1 – Cette lettre, classée jusqu’ici en Décembre, ne peut être que de janvier. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

Cirey, le 7 Janvier.

 

 

          Mon cher ange gardien, faites tout ce qu’il vous plaira pour l’Envieux ; mais tâchez que Prault présente à l’examen avec adresse l’Epître sur l’Homme. Pourquoi ne sera-t-il pas permis à un Français de dire d’une manière gaie, et sous l’enveloppe d’une fable, ce qu’un Anglais a dit tristement et sèchement dans des vers métaphysiques traduits lâchement (1).

 

          Je ne suis point fâché que feu Rousseau soit à Paris, mais il est un peu étrange qu’il ose y être après ce qu’il a fait contre le parlement. Il n’y a qu’heur et malheur en ce monde.

 

          Enfin vous l’avez emporté ; je fais une tragédie (2), et il n’y a que vous qui le sachiez. C’est un père trahi par une fille dont il est l’idole, et qui en est idolâtrée. C’est une fille malheureuse, sacrifiant tout à un amour effréné, sauvant la vie à son amant, quittant tout pour lui, et abandonnée par lui ; c’est un combat perpétuel de passions ; c’est un père massacré par l’amant, qui abandonne cette fille infortunée ; ce sont des crimes presque involontaires, et des passions insurmontables. Figurez-vous un peu de Chimène, de Roxane, et d’Ariane ; ces trois situations s’y trouvent ; le même personnage les éprouve. Il y a de l’action théâtrale, et nul embarras. Je ne réponds pas du reste, mais j’ai une envie démesurée de vous faire pleurer. Je fais les vers. Adieu pour trois mois, Euclide, adieu physique. Revenez, sentiments tendres, vers harmonieux ; revenez faire ma cour à monsieur et madame d’Argental, à qui je suis dévoué pour toute ma vie avec la tendresse la plus respectueuse.

 

          Madame du Châtelet reçoit dans le moment une nouvelle lettre de vous. Je suis touché aux larmes de vos bontés. Vous êtes le plus respectable, le plus charmant ami que j’aie jamais connu.

 

          Soit, plus d’Envieux. Pour la tragédie, je veux la travailler si bien que vous ne l’aurez de longtemps ; mais je vous en tracerai, si vous l’ordonnez, un petit plan. On dit qu’on va donner Médus (3) ; je souhaite qu’il ait du succès, et que ma pièce en ait aussi.

 

          Il est certain que c’est une chose bien cruelle qu’après vingt-cinq ans d’amitié, Thieriot désavoue ce qu’il m’a dit cent fois en présence de témoins, et, en dernier lieu, en présence de madame du Châtelet. Je vous jure que je n’ai jamais su que de lui que l’abbé Desfontaines, pour prix de mes services, avait fait un libelle ironique et sanglant, intitulé Apologie de Voltaire. Tout ce que je crains, c’est que Thieriot n’ait envoyé le nouveau libelle (4) au prince royal pour se donner de la considération. Si cela est vrai (comme on me le mande), il hasarde plus qu’il ne pense. Madame du Châtelet peut vous dire que l’amitié dont ce prince honore Cirey est quelque chose de si vif et de si singulier, que Thieriot serait à jamais perdu dans son esprit. Au reste, je crois encore que l’amitié et l’humanité l’ont empêché de faire à son altesse royale un présent si infâme.

 

          En souhaitant la bonne année à M. de Maurepas, je lui demande, en passant, justice contre l’abbé Desfontaines, qui après avoir avoué pendant trois ans la traduction de mon Essai (5) anglais, que j’ai eu la bonté de lui corriger, ose la mettre aujourd’hui sur le compte de feu M. de Plelo.

 

          Il sera nécessaire de faire une espèce de réponse au libelle diffamatoire ; il le faut pour les pays étrangers, et même pour beaucoup de Français. Je vous réponds que la réponse sera sage, attendrissante, appuyée sur des faits, sans autre injure que celle qui résulte de la conviction de la calomnie ; je vous la soumettrai. Je suis trop heureux qu’enfin tout ayant été vomi, il puisse s’ensuivre une guérison parfaite.

 

 

1 – L’Essai sur l’Homme de Pope avait été traduit par du Resnel. (G.A.)

2 – Zulime. (G.A.)

3 – Tragédie de Deschamps. (G.A.)

4 – Il l’avait effectivement envoyé. (G.A.)

5 – L’Essai sur la Poésie épique. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Thieriot

7 Janvier.

 

 

          Pourquoi avez-vous écrit une lettre (1) sèche et peu convenable à madame du Châtelet, dans les circonstances présentes ? Au nom de notre amitié, écrivez-lui quelque chose de plus fait pour son cœur. Vous connaissez la fermeté et la hauteur de son caractère ; elle regarde l’amitié comme un nœud si sacré, que la moindre ombre de politique en amitié lui paraît un crime.

 

          Comment lui dites-vous que vous haïssez les libelles autant que vous aimez la critique, après lui avoir envoyé la lettre manuscrite contre Moncrif, les vers contre Bernard, contre mademoiselle Sallé ? Que voulez-vous qu’elle pense ?

 

          Encore une fois, mandez-lui que vous ne balancez pas un moment entre Desfontaines et votre ami ; rendez gloire à la vérité. Non, vous n’avez point oublié le titre du libelle de Desfontaines ; il était intitulé Apologie du sieur de Voltaire. Elle en a ici la preuve dans deux de vos lettres ; nous en avons parlé dans votre dernier voyage. Paraître reculer, paraître se rétracter avec elle, c’est un outrage. Hélas ! C’en serait un de ne pas engager le combat pour son ami. Que sera-ce de fuir dans la bataille !

 

          Des amis de deux jours brûlent de prendre ma défense, et vous m’abandonnerez, tendre ami de vingt-cinq ans ! Vous donnerez à M. de Richelieu le sujet de dire encore que je suis décrié par vous-même ? Que dira le prince royal ? Que diront ceux qui savent aimer ?

 

          Peut-être qu’à souper, chez Laïs ou Catulle,

          Cet examen profond passe pour ridicule. (VIe Discours sur l’Homme.)

 

          Mais, mon ami, n’est-on fait que pour souper ? Ne vit-on que pour soi ? N’est-il pas beau de justifier son goût et son cœur, en justifiant son ami ?

 

          Dites-moi tout naturellement si vous avez envoyé le libelle au prince royal. Cela est d’une importance extrême. Parlez à M. d’Argenson, dites-lui les choses les plus tendres pour moi. Voyez M. d’Argental. Ecrivez au prince que je suis malade, et comptez sur votre ami pour jamais.

 

 

1 – La lettre de Thieriot était du 31 Décembre 1738. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Berger

A Cirey, le 9 Janvier.

 

 

          Mon cher ami, une nièce (1) que j’ai marié, a passé sept mois sans m’écrire, et, au bout de ce temps, elle me demande pardon. Je lui réponds en termes honnêtes, en l’envoyant faire… avec ses pardons ; car je ne suis point tyran, et, si je suis aimé, je crois tous les devoirs remplis. Venons à l’application : il est vrai que vous ne m’avez point marié, mais il y a longtemps que je ne vous ai écrit. Envoyez-moi faire…, et aimez-moi.

 

          Grand merci de vos anecdotes. Rassemblez tout ce que vous pourrez, et si vous voulez un jour conduire l’impression du beau Siècle de Louis XIV, ce sera pour vous fortune et gloire.

 

          Je remercie l’abbé Desfontaines de s’être si bien démasqué et d’avoir aussi démasqué Rousseau. Quand je l’aurais payé pour me servir, il n’aurait pu mieux faire.

 

          Mais il y a un trait qui demande une très grande attention, et qui me ferait un tort irréparable si je laissais sur cela le moindre doute ; car le doute, en ce cas, est une honte certaine. Il ose avancer que mon ami Thieriot me désavoue sur l’article du libelle fait contre moi dans le temps de Bicêtre. M. Thieriot est, je ne dis pas trop mon ami, je dis trop homme de bien, pour désavouer ses paroles et sa signature, pour démentir ce qu’il m’a écrit vingt fois, ce que j’ai entre les mains, et que je suis forcé de produire. La crainte que lui peut inspirer l’abbé Desfontaines ne sera pas assez forte pour qu’il abandonne la vérité et l’amitié, pour qu’il se déshonore, et pour qui ? Pour un scélérat qui a fait à M. Thieriot même les plus sanglants outrages dans son Dictionnaire néologique.

 

          Je vous prie d’aller voir les jésuites, le P. Brumoi surtout. Il vous recevra bien, et comme vous le méritez ; qu’il vous montre Mérope. Assurez-le de mon estime, de mon amitié, et de ma reconnaissance ; dites-lui que je lui écrirai incessamment. Il aime Rousseau, mais il aime encore plus la vérité et la paix. Il me paraît un homme d’un grand mérite. Mettez au net, en sa présence, les procédés de Rousseau et les miens ; faites-lui sentir que, depuis cinquante ans, Rousseau a déchiré maîtres, bienfaiteurs, amis, tous les gens de lettres, et que je suis le dernier à qui il a fait la guerre. Je sais me venger, mais je sais pardonner. J’ai eu des occasions d’exercer ma juste vengeance ; qu’on m’en donne de montrer que je peux oublier l’injure. Assurez surtout les jésuites d’une vérité qu’ils doivent savoir, c’est qu’il n’est pas dans ma manière d’être d’oublier mes maîtres et ceux qui m’ont élevé.

 

          Dites, je vous prie, à M. Ortoloni (2) qu’il passe par Bar-sur-Aube, en allant à Turin ; nous l’enverrons chercher. Il faut qu’il ait vu madame la marquise du Châtelet ; il faut qu’il puisse dire qu’il a vu à Cirey l’honneur de son sexe et l’admiration du nôtre. Ecrivez-moi tout ce que vous savez, tout ce que je dois savoir, et comptez sur une discrétion égale à mon amitié et à ma paresse. Adieu.

 

 

1 – Madame de Fontaine. (G.A.)

2 – Traducteur de quelques chants de la Henriade (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

9 Janvier.

 

 

          Mon cher et respectable ami, je demanderais pardon à un autre cœur que le vôtre de mes importunités.

 

          Madame du Châtelet reçoit votre lettre du 28 ; vous n’aviez point reçu la pièce (1), cependant elle était partie le 23 à minuit. Apparemment que messieurs des postes ont voulu se donner le plaisir de la lecture.

 

          L’effort singulier et peut-être malheureux que j’ai fait de la composer en huit jours n’est dû qu’aux conseils que vous me donniez de confondre tant de calomnies par quelque ouvrage intéressant. Je suis très aise d’avoir du temps jusqu’à Pâques. Dites-moi vos avis, et je corrigerai en huit semaines les fautes de huit jours.

 

          Il y a une ressemblance avec Bajazet, je le sais bien ; mais sans cela point de pièce. Je n’ai rien pris. J’ai trouvé ma situation dans mon sujet, j’ai été inspiré, je ne suis point plagiaire.

 

          Je conçois bien que le libelle n’excite que le mépris et l’indignation des honnêtes gens, et surtout de ceux qui sont au fait de ces calomnies ; mais il y a mille gens de lettres, il y a des étrangers sur qui ce libelle fait impression. Il est plein de faits, et ces faits seront crus s’ils ne sont pas réfutés. Je suppose que je voulusse être d’une académie, fût-ce de celle de Pétersbourg, il est sûr que ce libelle, laissé sans réponse, m’en fermerait l’entrée (2). Il est clair que le sieur Guyot de Merville et les autres partisans de Rousseau font et feront valoir ces impostures. On imprime actuellement en Hollande le libelle de ce misérable ; il s’en est vendu deux mille exemplaires en quinze jours. Encore un coup, il ne me déshonorera pas dans votre esprit ; mais, joint à vingt autres libelles de cette espèce, il me flétrira dans la postérité, et fera une tache dans ma famille.

 

          J’ai appris, par un ami que j’ai en Hollande, que Desfontaines et Jore sont ceux qui suscitent mes libraires contre moi. Il arrivera que mes libraires mêmes imprimeront ce libelle à la tête de mes œuvres, pour se venger de ce que je leur ai retiré mes bienfaits ; ainsi, tandis que je resterai tranquille, mes ennemis me diffameront dans l’Europe. N’est-ce donc pas pour moi le devoir le plus sacré de repousser et de confondre, quand je le peux, des calomnies si flétrissantes, et qui seraient accréditées par mon silence ?

 

          Non seulement j’ai besoin d’un mémoire sage, démonstratif et touchant, auprès des trois quarts des gens de lettres, mais il me faut, outre cela, un nombre considérable d’attestations par écrit qui démentent toutes ces impostures. Je les tiendrai prêtes comme une défense sûre, en cas d’attaque, et même comme des pièces qui peuvent servir au procès.

 

          Le procès criminel, indépendant de ce mémoire et de ces attestations, qui peuvent y servir et ne peuvent y nuire, m’est d’une nécessité absolue, et je veux et je dois m’y prendre par tous les sens pour atterrer cette hydre une bonne fois pour toutes. En un mot, il est toujours bon de commencer par mettre en cause ceux qui ont vendu le libelle, et c’est ce qu’on va faire.

 

          J’apprends que MM. André, Procope, Pitaval (3), etc., présentent requête au chancelier. Il ne faut pas que ma famille se taise quand les indifférents éclatent. Il faut, je crois, que mon neveu (4) envoie ou donne son placet, qui ne peut que disposer favorablement, et qui n’empêche point les procédures juridiques que je vous supplie de lui conseiller fortement car c’est un crime qui intéresse la société. « Poneinimicos meos scabellum pedum tuorum, donec faciam tragœdiam. »

 

          Madame du Châtelet se moque de moi avec ses générosités d’âme et ses bienfaits cachés. Elle m’a enfin avoué et lu ce qu’elle vous avait envoyé (5). Plût à Dieu que cela fût aussi montrable qu’admirable !

 

          Quand je vous envoyai copie d’une de mes lettres à Thieriot, l’original était parti. Lavez la tête à Thieriot ; faites-lui présent, pour ses étrennes, du livre De Officiis et De Amicitia.  Respects à l’autre ange (6).

 

          Adieu ; je baise vos ailes, et me mets dessous.

 

 

1 – Zulime. (G.A.)

2 – Ce que craignait le plus Voltaire était, en effet, de ne pouvoir être reçu de l’Académie française. (G.A.)

3 – Tous avocats. (G.A.)

4 – Mignot, conseiller-correcteur à la chambre des comptes. (G.A.)

5 – Elle avait composé, à l’insu de Voltaire, un mémoire justificatif qu’on trouve dans les Mémoires de Longchamp. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Thieriot

A Cirey, le 9 Janvier.

 

 

          Mon cher ami, depuis ma dernière lettre écrite, vingt paquets arrivant à Cirey augmentent ma douleur et celle de madame du Châtelet. Encore une fois, n’écoutez point quiconque vous donnera pour conseil de boire votre vin de Champagne gaiement et d’oublier tout le reste. Buvez, mais remplissez les devoirs sacrés et intéressants de l’amitié. Il n’y a pas de milieu, je suis déshonoré si l’écrit de Desfontaines subsiste sans réponse, si l’infâme calomnie n’est pas confondue. Ouvrez les quarante tomes de Nicéron, la vie des gens de lettres est écrite sur de pareils mémoires. Je serais indigne de la vie présente, si je ne songeais à la vie à venir, c’est-à-dire au jugement que la postérité fera de moi. Faudra-t-il que la crainte que vous inspire un scélérat, vous force à un silence aussi cruel que son libelle ? Et n’aurez-vous pas le courage d’avouer publiquement ce que vous m’avez tant de fois écrit, tant de fois dit devant tant de témoins ? Songez que j’ai quatre lettres de vous dans lesquelles vous m’avouez que ce misérable Desfontaines avait fait un libelle sanglant, intitulé Apologie du sieur de Voltaire, l’avait imprimé à Rouen, vous l’avait montré à la Rivière-Bourdet ? Mon honneur, l’intérêt public, votre honneur enfin, vous pressent d’éclater. Que ne ferais-je point en votre place ! Quel zèle ne m’inspirerait pas l’amitié ! Quelle gloire j’acquerrais à défendre mon ami calomnié ! Que je serais loin d’écouter quiconque me donnerait l’abominable conseil de me taire ! Ah ! Mon ami, mon cher ami de vingt-cinq années, qu’avez-vous fait, quelle malheureuse lettre dictée par la politique avez-vous écrite à madame du Châtelet, à cette âme magnanime qui n’a pour politique que la vérité, l’amitié et le courage ? Réparez tout, il en est temps encore ; écrivez-lui ce que votre cœur et non d’indignes conseils vous auront dicté. Ne sacrifiez pas votre ami à un scélérat que vous abhorrez, et qui vous a outragé. Je n’écris point au prince royal. Je veux savoir auparavant si vous lui avez envoyé ce malheureux libelle ; c’est un point essentiel. Dites-nous franchement la vérité, et mettez le repos dans un cœur qui s’est donné à vous.

 

          Les larmes me coulent des yeux en vous écrivant. Au nom de Dieu, courez chez le P. Brumoi ; voyez quelques-uns de ces Pères, mes anciens maîtres, qui ne doivent jamais être mes ennemis. Parlez avec tendresse, avec force. P. Brumoi a lu Mérope. Il en est content ; P. Tournemine en est enthousiasmé. Plût à Dieu que je méritasse leurs éloges ! Assurez-les de mon attachement inviolable pour eux ; je le leur dois, ils m’ont élevé ; c’est un monstre que de ne pas aimer ceux qui ont cultivé notre âme.

 

          Parlez de Rousseau et de nos procédés avec la sagesse que vous mettez dans vos discours, et qui fera d’autant plus d’impression qu’elle sera appuyée par des faits incontestables. Ecrivez-moi, et comptez que notre cœur est encore plus rempli d’amitié pour vous que de douleur.

 

          Voici une lettre pour le protecteur véritable de plusieurs beaux-arts, pour M. de Caylus ; donnez-la-lui ; accompagnez-la de ce zèle tendre qui donne l’âme à tout, et qui répand dans les cœurs le plus divin des sentiments, l’envie de rendre service. Je vous embrasse.

 

 

 

 

à M. le comte de Caylus

 

 

 

          Vous me comblez de joie et de reconnaissance, monsieur ; je m’intéresse presque autant que vous aux progrès des arts, et particulièrement à la sculpture et à la peinture, dont je suis simple amateur. M. Bouchardon est notre Phidias. Il y a bien du génie dans son idée de l’Amour qui fait un arc de la massue d’Hercule ; mais alors cet Amour sera bien grand ; il sera nécessairement dans l’attitude d’un garçon charpentier ; il faudra que la massue et lui soient à peu près de même hauteur. Car Hercule avait, dit-on, neuf pieds de haut, et sa massue environ six. Si le sculpteur observe ces dimensions, comment reconnaîtrons-nous l’Amour enfant, tel qu’on doit toujours le figurer ? Pensez-vous que l’Amour faisant tomber des copeaux à ses pieds à coups de ciseau soit un objet bien agréable ? De plus, en voyant une partie de cet arc qui sort de la massue, devinera-t-on que c’est l’arc de l’Amour ? L’épée aux pieds dira-t-elle que c’est l’épée de Mars ? Et pourquoi de Mars plutôt que d’Hercule ? Il y a longtemps qu’on a peint l’Amour jouant avec les armes de Mars, et cela est en effet pittoresque ; mais j’ai peur que la pensée de Bouchardon ne soit qu’ingénieuse. Il en est, ce me semble, de la sculpture et de la peinture comme de la musique ; elles n’expriment point l’esprit. Un madrigal ingénieux ne peut être rendu par un musicien ; et une allégorie fine, et qui n’est que pour l’esprit, ne peut être exprimée ni par le sculpteur ni par le peintre. Il faut, je crois, pour rendre une pensée fine, que cette pensée soit animée de quelque passion ; qu’elle soit caractérisée d’une manière non équivoque, et, surtout, que l’expression de cette pensée soit aussi gracieuse à l’œil, que l’idée est riante pour l’esprit. Sans cela on dira : Un sculpteur a voulu caractériser l’Amour, et il a fait l’Amour sculpteur. Si un pâtissier devenait peintre, il peindrait l’Amour tirant de son four des petits pâtés. Ce serait à mes yeux un mérite, si cela était gracieux ; mais la seule idée des calus que l’exercice de la sculpture donne souvent aux mains peut défigurer l’amant de Psyché. Enfin ma grande objection est que, si M. Bouchardon peut faire de son marbre deux figures, il est fort triste qu’une grande vilaine massue ou une petite massue sans proportion gâte son ouvrage. J’ai peut-être tort ; je l’ai sûrement, si vous me condamnez ; mais je vous demande, monsieur, ce qui fera la beauté de son ouvrage ? C’est l’attitude de l’Amour, c’est la noblesse et le charme de sa figure ; le reste n’est pas fait pour les yeux. N’est-il pas vrai qu’une main bien faite, un œil animé vaut mieux que toutes les allégories ? Je voudrais que notre sculpteur fît quelque chose de passionné. Puget a si bien exprimé la douleur ! Un Apollon qui vient de tuer Hyacinthe ; un Amour qui voit Psyché évanouie ; une Vénus auprès d’Adonis expirant ; ce sont là, à mon gré, de ces sujets qui peuvent faire briller toutes les parties de la sculpture. Je suis bien hardi de parler ainsi devant vous ; je vous supplie, monsieur, d’excuser tant de témérité.

 

          Je n’ai rien à dire sur la belle fontaine (1) qui va embellir notre capitale, sinon qu’il faudrait que M. Turgot (2) fût notre édile et notre préteur perpétuel. Les Parisiens devraient contribuer davantage à embellir leur ville, à détruire les monuments de la barbarie gothique, et particulièrement ces ridicules fontaines de village qui défigurent notre ville. Je ne doute pas que Bouchardon ne fasse de cette fontaine un beau morceau d’architecture ; mais qu’est-ce qu’une fontaine adossée à un mur, dans une rue, et cachée à moitié par une maison ? Qu’est-ce qu’une fontaine qui n’aura que deux robinets, où les porteurs d’eau viendront remplir leurs seaux ? Ce n’est pas ainsi qu’on a construit les fontaines dont Rome est embellie. Nous avons bien de la peine à nous tirer du goût mesquin et grossier. Il faut que les fontaines soient élevées dans les places publiques, et que les beaux monuments soient vus de toutes les portes. Il n’y a pas une seule place publique dans le vaste faubourg Saint-Germain ; cela fait saigner le cœur. Paris est comme la statue de Nabuchodonor, en partie or et  en partie fange.

 

 

1 – Rue de Grenelle-Saint-Germain. (G.A.)

2 – Père du célèbre Turgot. (G.A.)

 

1739-1

 

 

 

 

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