CORRESPONDANCE - Année 1738 - Partie 8
Photo de PAPAPOUSS
à M. Thieriot
Le 7 Août.
Je reçois, mon cher ami, votre lettre du 1er, celle du 3, la lettre de son altesse royale, l’extrait du P. Castel, les vers attribués à Bernard. Grand merci de tout cela, et surtout de vos lettres.
Je vous ai mandé avant-hier (1) que j’écrivais au prince par la même voie par laquelle j’avais reçu son paquet.
Le P. Castel a peu de méthode dans l’esprit ; c’est le rebours de l’esprit de ce siècle. On ne peut guère faire un extrait plus confus et moins instructif.
Les vers de Bernard, ou de qui il vous plaira, sont plus remplis de mollesse et de grâces que piquants de nouveauté. Je pourrais répondre à ceux qui pensent comme lui :
Le bonheur de jouir, moins rare que charmant,
Est-il donc l’ennemi du bonheur de connaître ?
Ne peut-on rapprocher le sage de l’amant :
N’est-ce que chez les sots que l’amour pourra naître ?
Vos vers et votre esprit nous font assez connaître
Qu’on peut penser beaucoup, et sentir tendrement ;
L’amour est des humains le plus cher avantage,
C’est le premier des biens, c’est donc celui du sage.
Que Vénus sache aimer, je n’en suis pas surpris ;
Trop de dieux ont goûté les faveurs de Cypris.
Mais au cœur de Pallas inspirer la tendresse,
Couronner la Raison des mains de la Mollesse,
Enchaîner la Vertu de guirlandes de fleurs,
C’est la première des douceurs,
Et le comble de la sagesse.
Voilà des vers qui échappent à ma philosophie. On pourrait les réciter s’ils étaient limés, mais non les donner. Oh quanti e quanti ne vedrete, when you are at Cirey !
Ceux qui reprochent à M. Algarotti le ton affirmatif ne l’ont pas lu. On n’aurait à lui reprocher que de n’avoir pas assez affirmé. Je veux dire de n’avoir pas assez dit de choses, et d’avoir trop parlé. D’ailleurs, si le livre est traduit comme il le mérite, il doit réussir. A l’égard du mien, il est jusqu’à présent le premier en Europe qui ait appelé parvulos ad regnum cœlorum, car regnum cœlorum, c’est Newton. Les Français, en général, sont assez parvuli. Il n’y a point, comme vous dites, d’opinions nouvelles dans Newton, il y a des expériences et des calculs, et, avec le temps, il faudra que tout le monde se soumette. Les Regnault et les Castel n’empêcheront pas, à la longue, le triomphe de la raison. Adieu, père Mersenne ; vous vous apercevrez bientôt des sentiments du prince royal pour vous.
1 – On n’a pas cette lettre à Thieriot. (G.A.)
à M. Helvétius
Le 10 Aout.
Je reçois dans ce moment, mon aimable petit-fils d’Apollon, une lettre de monsieur votre père (1), et une de vous ; le père ne veut que me guérir, mais le fils veut faire mes plaisirs. Je suis pour le fils ; que je languisse, que je souffre, j’y consens, pourvu que vos vers soient beaux. Cultivez votre génie, mon cher enfant. Je vous y exhorte hardiment, parce que je sais que jamais vos goûts ne vous feront oublier vos devoirs, et que chez vous l’homme, le poète et le philosophe, seront également estimables. Je vous aime trop pour vous tromper.
Macte animo, generose puer ; sic itur ad astra. ( Æneid., IX.)
En allant ad astra, n’oubliez pas Cirey. Grâce au génie de madame du Châtelet, Cirey est sur la route ; elle fait grand cas de vous, et en conçoit beaucoup d’espérances. Elle vous fait ses compliments ; et moi je vous assure, sans compliments et sans formule, de l’amitié la plus tendre et de la plus sincère estime. Ces sentiments si vrais ne souffrent point du très humble et très, etc.
1 – Célèbre médecin. (G.A.)
à M. Thieriot
A Cirey, le 11 Août.
Nous savons très bien actuellement où est située la terre de Ham et de Beringhiem ; ainsi, mon cher ami, épargnez-vous sur cela vos enquêtes. Voici, pour vous consoler de cette commission sèche et désagréable, la petite odelette que je vous avais promise. Si vous la trouvez passable, régalez-en le Pour et Contre, sans dire d’où cette bonne ou mauvaise fortune lui vint. J’ai peur que l’air newtonien qui règne dans cet ouvrage ne me fasse reconnaître ; le cœur me dit d’en faire un où l’on me reconnaisse à mes sentiments pour vous.
M. D’Argenson me renvoie à vous pour me rendre compte de sa conversation ; elle n’y perdra pas. Je vous embrasse tendrement.
Savez-vous des nouvelles de M. Tronchin ?
à Mademoiselle Quinault
Cirey, ce 16 Août 1738 (1).
Vous voulez, charmante Thalie,
Ressusciter et rendre au jour
Ma Melpomène ensevelie
Dans le sombre et profond séjour
De l’obscure philosophie.
C’est, je vous jure, un grand effort ;
Car je sens que je suis bien mort,
Et je regrette peu la vie.
Vous êtes toute propre à faire des miracles ; j’en ai grand besoin. Je ne sais si je n’ai pas renoncé entièrement à l’envie dangereuse de me faire juger par le public. Il vient un temps, aimable Thalie, où le goût du repos et les charmes d’une vie retirée l’emportent sur tout le reste. Heureux qui sait se dérober de bonne heure aux séductions de la renommée, aux fureurs de l’envie, aux jugements inconsidérés des hommes ! Je n’ai que trop à me repentir d’avoir travaillé à autre chose qu’à mon repos. Qu’ai-je gagné par vingt ans de travail ? Rien que des ennemis. C’est là presque tout le prix qu’il faut attendre de la culture des belles-lettres ; beaucoup de mépris, quand on ne réussit pas, et beaucoup de haine, quand on réussit. Le succès même a toujours quelque chose d’avilissant par le soin qu’on a d’encourager je ne sais quels bateleurs d’Italie à tourner le sérieux en ridicule et à gâter le goût dans le comique (2).
Personne n’était plus capable que vous de donner quelque considération à l’état charmant que vous ennoblissez tous les jours. Mais ce bel état en est-il moins décrié par les bigots, moins indifférent aux personnes de la cour ? Et répand-on moins d’opprobe sur un état qui demande des lumières, de l’éducation, des talents, sur une étude et sur un art qui n’enseigne que la morale, les bienséances et les vertus ?
J’ai toujours été indigné, pour vous et pour moi, que des travaux si difficiles et si utiles fussent payés de tant d’ingratitude ; mais à présent mon indignation est changée en découragement. Je ne réformerai point les abus du monde ; il vaut mieux y renoncer. Le public est une bête féroce ; il faut l’enchaîner ou la fuir. Je n’ai point de chaînes pour elle ; mais j’ai le secret de la retraite. J’ai trouvé la douceur du repos, le vrai bonheur. Irai-je quitter tout cela pour être déchiré par l’abbé Desfontaines, et pour être immolé sur le théâtre des farceurs italiens à la malignité du public et aux rires de la canaille ? Je devrais plutôt vous exhorter à quitter une profession ingrate, que vous ne devriez m’encourager à m’exposer encore sur la scène. J’ajouterai à tout ce que je viens de vous dire qu’il est impossible de bien travailler dans le découragement où je suis. Il faut une ivresse d’amour-propre et d’enthousiasme : c’est un vin que j’ai cuvé, et que je n’ai plus envie de boire. Vous seule seriez capable de m’enivrer encore ; mais si vous avez toujours le saint zèle de faire des prosélytes, vous trouverez dans Paris des esprits plus propres que moi à cette vocation, plus jeunes, plus hardis et qui auront plus de talent. Séduisante Thalie, laissez-moi ma tranquillité : Je vous serai toujours aussi attaché que si je devais à vos soins, le succès de deux pièces par an. Ne me tentez point, ne rallumez point un feu que je veux éteindre ; n’abusez point de votre pouvoir. Votre lettre m’a presque fait imaginer un plan de tragédie ; une seconde lettre m’en ferait faire les vers. Laissez-moi ma raison, je vous en prie. Hélas ! J’en ai si peu ! Adieu ; les petits chiens noirs (3) vous font mille tendres compliments ; l’un s’appelle Zamore, l’autre Alzire. Quels noms ! Tout parle ici de tragédie.
On ne peut vous être plus tendrement dévoué que je le suis. − V.
Madame la marquise du Châtelet vous fait mille compliments. Comptez encore une fois, mademoiselle, sur mon tendre dévouement et sur ma reconnaissance.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Allusion aux parodies de ses pièces, qu’on jouait alors aux Italiens et au théâtre de la Foire. (A. François.)
3 – C’était un présent de mademoiselle Quinault. (A.François)
à M. Thieriot
A Cirey, ce 20 Août (1).
Mon cher ami, je reçois votre lettre du 15 avec celle du prince. Souvenez-vous qu’il y a longtemps que je vous dis que vous recevrez des marques plus solides que vous ne pensez de la bienveillance d’un homme qui est au-dessus des autres par son cœur comme par son rang.
J’ai des choses à vous dire de plus d’une espèce, et j’espère que vous ne vous repentirez pas de votre voyage. Je suis bien malade ; Newton, Mérope, etc., m’ont tué. Si vous voyez le très aimable philosophe Mairan, dites-lui qu’il m’a écrit sur mon livre une lettre qui vaut mieux que mon livre ; mais, pour lui répondre, il faut se bien porter. M. Cousin ou Prault doivent vous fournir les livres. Recommandez-vous à M. Horner pour les observations récentes sur les marées. Vale, veni : le amo, te desidero ; madame du Châtelet en dit autant.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
Au rédacteur de la Bibliothèque Française (1)
A Cirey en Champagne, le 30 Août.
J’ai reçu, monsieur, le petit écrit que l’éditeur des Eléments de Newton a fait imprimer contre moi. Je suis beaucoup plus reconnaissant des deux beaux chapitres qu’il a bien voulu ajouter à la fin de mon ouvrage, que je ne suis fâché des choses désobligeantes qu’il peut me dire. Il est vrai que je ne suis pas de son avis sur quelques points de physique qu’il avance dans ces deux chapitres ; je prends la liberté d’embrasser contre lui l’opinion des Newton, des Grégory, des Pemberton et des s’Gravesande, sur les marées et sur la précession des équinoxes, qui me paraissent une suite évidente de la gravitation. Je suis encore très loin de croire avec lui que la lumière zodiacale soit composée de petites planètes, et que l’anneau de Saturne soit un assemblage de plusieurs lunes. Je ne connais surtout d’autre explication physique de l’anneau de Saturne que celle que M. de Maupertuis en a donnée dans son livre De la figure des astres. Cette belle idée de M. de Maupertuis est toute fondée sur la physique newtonienne, et j’en aurais sûrement enrichi mes Eléments, si les libraires m’en avaient donné le temps, et s’ils n’avaient pas fait finir mon livre par une autre main, pendant la longue maladie qui m’a empêché d’y travailler. Mais, quoique je diffère sur tant de points avec le continuateur, je ne lui en ai pas témoigné moins d’estime dans mes nouveaux Eclaircissements sur ce livre, persuadé que, pour être philosophe, on ne doit point être impoli, et qu’il n’est permis de parler durement qu’à un malhonnête homme. Je le remercie donc de la peine qu’il a bien voulu prendre de corriger des fautes de copiste, d’imprimeur et de graveurs, et surtout les miennes, qui, comme on le dit très bien, sont des excès d’inadvertance ou d’ignorance.
Je ne sais comment il est arrivé qu’aucune de ces fautes ne se trouve dans le manuscrit de ma main, que j’ai eu l’honneur de faire remettre à monseigneur le chancelier de France, qu’il a examiné lui-même avec attention, et dont toutes les pages ont été lues, signées, et approuvées, avec des éloges trop flatteurs, par M. Pitot de l’Académie des sciences, et par M. de Moncarville, examinateurs des livres ; mais comme j’ai beaucoup plus d’envie de voir le public bien servi que de soutenir ici une querelle personnelle, à mon gré fort inutile, je supplie le continuateur de vouloir bien ajouter à tous les soins qu’il a pris celui de faire corriger encore quelques fautes qui restent dans l’édition des sieurs Ledet.
Dès que l’édition des sieurs Ledet parut à Paris, les libraires de Paris en firent une autre qui lui était entièrement conforme ; elle est intitulée de Londres, parce qu’ils n’ont eu qu’une permission tacite. J’ai obtenu qu’ils corrigeassent toutes les fautes de leur édition, et qu’ils imprimassent des feuilles nouvelles. J’ai envoyé les mêmes additions et les mêmes changements aux libraires de Hollande, à qui j’avais fait présent de cet ouvrage ; ils doivent avoir la même attention que ceux de Paris ; ils doivent corriger les fautes d’impression qui sont dans leur livre et celles des éditeurs de Paris, et rendre par là leur édition complète. Elle sera alors infiniment au-dessus des autres éditions, tant par cette correction nécessaire qui s’y trouvera que par la beauté du papier, et pour les ornements. Je n’exige point ce nouveau travail de la part des sieurs Ledet, comme le prix du présent que je leur ai fait de tous mes ouvrages ; je ne l’exige que pour leur propre bien, et je paierai même très volontiers les frais des cartons qu’il faudra faire.
Qu’il me soit permis de proposer ici à tous les éditeurs de livres une idée qui me paraît assez utile au bien de la littérature ; c’est que, dans les livres d’instructions, quand il se trouve des fautes soit de copiste, soit d’imprimeur, qui peuvent aisément induire en erreur des lecteurs peu au fait, on ne doit point se contenter d’indiquer les fautes dans un errata ; mais alors il faut absolument un carton. La raison en est bien simple ; c’est que le lecteur n’ira point certainement consulter un errata pour une faute qu’il n’aura point aperçue. Toutes les fois encore qu’une faute n’ôte rien au sens et à la construction d’une phrase, mais forme un sens contraire à l’intention de l’auteur, ce qui arrive très souvent, un carton est indispensable.
Il est rapporté qu’un célèbre avocat fut mis en prison pour avoir imprimé dans un factum cette phrase : Le roi n’avait pas été sensible à la justice… L’imprimeur avait mis sensible pour insensible ; et cette syllabe de moins fut la cause des malheurs d’un honnête homme. Un errata, dans ce cas, eût été une faute presque aussi grande.
Je crois même que les livres en vaudraient beaucoup mieux, si les libraires qui se chargent de les imprimer en pays étrangers envoyaient le premier exemplaire de leur édition aux auteurs avant de mettre le livre en vente, et s’ils leur donnaient par là le temps de les corriger. Car il est certain que, quand on voit son ouvrage imprimé et dans la forme dans laquelle le public doit le juger, on le voit avec des yeux plus éclairés ; on y aperçoit des fautes qu’on n’avait pas vues dans le manuscrit ; et la crainte d’être indigne des juges devant lesquels on va paraître produit de nouveaux efforts et de nouvelles beautés. Pour moi, je ne répondrais que de mes nouveaux efforts ; et, comme il n’est pas juste que les libraires en portent la dépense, je paierai très volontiers à mes libraires, à qui j’ai déjà fait présent de mes ouvrages, tous les changements que je voudrais y faire. Je suis si peu content de tout ce que j’ai écrit, que j’aurai très grande obligation à ceux qui m’impriment actuellement s’ils veulent entrer dans mes vues, et je ne croirai point d’argent mieux employé. Il y a beaucoup d’endroits de la Henriade, et surtout de mes tragédies, dont je ne suis point du tout content. A l’égard de l’Histoire de Charles XII, je suis actuellement occupé à la réformer. J’en ai déjà envoyé plus d’un tiers aux libraires ; mais je leur conseillerais d’attendre, pour la réimprimer, que M. Norberg, chapelain de Charles XII, ait donné la sienne (2) ; elle doit être en quatre volumes in-4°. Il sera sans doute entré dans de très grands détails utiles et agréables pour des Suédois, mais peut-être moins intéressants pour les autres peuples. Il différera sans doute de moi dans plusieurs faits ; car, quoique j’aie écrit sur les mémoires de messieurs de Villelongue, Fabrice, Fierville, tous témoins oculaires, M. Norberg, aura pu très bien voir les mêmes choses avec un œil tout différent ; et mon devoir sera de profiter de ses lumières en rapportant naïvement son sentiment, comme j’ai rapporté celui des personnes qui m’ont confié leurs mémoires. Je n’ai et ne puis avoir d’autre but que l’amour de la vérité ; mais il y a plus d’une vérité que le temps seul peut découvrir. Si donc les libraires veulent attendre un peu, l’ouvrage n’en sera que meilleur ; s’ils n’attendent pas, il faudra bien le corriger un jour. Un homme qui a eu la faiblesse d’être auteur, doit, à mon sens, réparer cette faiblesse en réformant ses ouvrages jusqu’au dernier jour de sa vie.
Je suis, etc.
1 – Réponse à un écrit intitulé : La Vérité découverte, et insérée dans les Mémoires historiques. (G.A.)
2 – Elle parut en 1740. (G.A.)
à M. l’abbé Moussinot
Septembre.
J’ai été si malade, mon cher ami, et je suis encore si faible, que je ne peux écrire à personne ; mais le peu de force que j’ai, je l’emploie à vous écrire à vous uniquement. De grâce, faites savoir aux Richelieu, aux Villars, aux d’Estaing, aux d’Auneuil, à mon frère même, que je n’ai été que malade, que je ne suis point tout à fait mort. Une lettre d’avis et de politesse leur rappellera que je leur ai prêté mon argent, et qu’ils doivent chaque année et jusqu’à la fin du bail, c’est-à-dire jusqu’à ce que mort s’ensuive, me donner en détail un peu de ce que je leur ai donné en gros. Il est dur de valeter pour son paiement.
Je veux encore pardonner à Demoulin ; je dois ce sacrifice à l’amitié de M. d’Argental ; je le dois encore à l’intérêt que vous montrez à son égard. Vous faites tant de choses pour moi que je ne dois écouter aucun ressentiment lorsque vous me parlez ; mais ce Demoulin devrait déjà avoir donné de l’argent comptant et des lettres de change sur personnes solvables.
Ne renouvelons point de marché avec M. Michel, et mettez les vingt mille francs dans votre coffre-fort. Il me faut cet argent prêt, à un coup de sifflet. Sur ce, je vous embrasse de tout mon cœur.
à M. de Maupertuis
Jeudi, 10 Septembre (1).
Si je n’étais pas presque toujours malade, je vous chercherais partout pour apprendre de vous à penser, et pour jouir des charmes de votre commerce. Vous êtes le seul géomètre qui depuis que M. Saurin n’est plus (2) ayez de l’imagination. Vous joignez la saine métaphysique aux mathématiques, et par-dessus tout cela, vous avez de la santé. O homme extraordinaire et heureux ! miror et invideo. Je vais lire avec avidité ce que vous me faites l’honneur de m’envoyer. Si l’ouvrage est de vous, je vais y prendre des leçons ; s’il est d’un autre, je m’en rapporte à votre jugement. Adieu ; aimez un peu Voltaire.
1 – Ou plutôt 11 Septembre. (G.A.)
2 – Depuis la fin de l’année 1737. (G.A.)
à M. de Mairan
A Cirey, le 11 Septembre.
Monsieur, le livre que j’ai eu l’honneur de vous présenter m’a attiré de vous une lettre qui vaut bien mieux que tous mes livres. Elle est remplie de ces instructions et de ces agréments que j’aimais tant dans votre aimable conversation ; aussi nous ne parlons ici de vous que sous le nom du philosophe aimable.
Vous me reprochez, avec votre politesse charmante, des choses que je me reproche plus durement. Je conviens que j’ai trop peu ménagé Descartes et Malebranche, et que j’ai parlé trop affirmativement là où il ne fallait que mettre modestement le lecteur sur la voie. Peut-être se jetterait-il plus volontiers dans le pays de l’attraction, si je ne voulais pas le contraindre d’entrer. Je ne m’excuserai point à l’égard de Descartes et de Malebranche sur ce que je n’ai guère étudié la philosophie que dans des pays (1) où l’on traite très mal ces philosophes, et où les dix tomes de Descartes sont vendus trois florins. Je ne vous dirai point que les lettres de l’alphabet qui composent les noms de Descartes et de Malebranche ne méritent aucun respect, que la réputation des hommes ne leur appartient point après leur mort, qu’il faut peser les esprits et non les hommes, etc. Quoique tout cela soit vrai, il est tout aussi vrai qu’il faut respecter les idées de sa nation.
Si j’avais été le maître de l’édition précitée que les libraires ou corsaires hollandais ont faite, on n’aurait certainement pas ces reproches à me faire, et mon livre en vaudrait mieux de toutes façons ; mais il vaut assez, puisqu’il m’a attiré vos sages instructions. Quant à l’attraction, voici très naïvement ce qui m’a déterminé à en parler avec tant d’outrecuidance.
Il y a trente ans que tous les philosophes, forcés d’admettre les faits de la gravitation, se tuent à en chercher la cause sans pouvoir rien trouver ; Newton était bien persuadé que cette cause était dans le sein de Dieu ; et, quand le docteur Clarke dit à Leibnitz : « Nous aurons grande obligation à celui qui pourra expliquer tout cela par l’impulsion, » Clarke parlait ironiquement, et se croyait sûr de n’avoir jamais de pareils remerciements à faire. C’est ce que je lui ai entendu dire ; et le docteur Desaguliers, Pemberton, Saunderson, Stone, Bradley, rient quand on parle de tourbillons ; autant en font MM. s’Gravesande et Musschenbroeck, qui est la naïveté même, et qui aime la vérité avec une candeur d’enfant, dit rondement qu’il croit démontré que l’impulsion ne peut causer la pesanteur.
Je demande maintenant si, depuis le temps que tous ceux dont je parle ont écrit, on a rien imaginé qui pût réhabiliter ces pauvres tourbillons. Quelqu’un a-t-il répondu seulement à ce simple argument-ci : « La même force d’impulsion n’agit point également sur les corps en mouvement et sur les corps en repos ; mais la gravitation agit également sur les corps en mouvement et sur les corps en repos » A-t-on répondu à une des objections pressantes que j’ai rassemblées dans mon seizième et dix-septième chapitre ? Une seule de ces objections, si elle demeure victorieuse, n’anéantit-elle pas les tourbillons, et toutes ensemble ne se prêtent-elles pas une force invincible ?
Vous avez très grande raison de me dire qu’autrefois on se trompait fort de croire l’horreur du vide, et qu’il fallait au moins attendre, pour imaginer l’horreur du vide, qu’on sût bien positivement que l’air ne faisait point monter l’eau dans les pompes, etc. ;
J’aurai l’honneur de vous répondre que, si on avait eu des preuves que l’air ne pèse point, et qu’aucun fluide ne pouvait faire monter l’eau, on aurait eu très grande raison alors de dire que l’eau montait par une loi primitive de la nature.
Or voilà le cas où nous sommes. Nous voyons que l’impulsion, telle que nous la connaissons, ne peut agir sur la nature interne des corps ; qu’elle n’agit point en raison des masses, mais des superficies ; qu’un fluide quelconque, qui emporterait des planètes, ne pourrait faire marcher une comète plus rapidement que les planètes qui se trouveraient dans la même couche du fluide, etc. Tout nous prouve, il le faut avouer, que les planètes qui pèsent sur le soleil, n’y pèsent point par l’impulsion d’un tourbillon.
Où est donc le mal de recourir, comme en bien d’autres choses, à la volonté libre, à la puissance infinie du Maître qui a daigné donner à la matière une qualité sans laquelle ce bel ordre de l’univers ne pourrait subsister ?
Si Newton avait dit seulement : Les pierres tombent sur la terre parce qu’elles ont une tendance au centre, et la terre tourne autour du soleil parce qu’elle a une tendance vers le soleil ; dis-je, il n’avait donné que de telles explications sans preuve, on aurait raison de crier aux qualités occultes.
Mais, après avoir démontré que la lune est retenue dans son orbite par la même loi que tous les corps pèsent ici-bas, et que la terre et Saturne tendent vers le soleil par cette loi même ; après avoir, sans observation, calculé par ces seuls principes le chemin d’une comète, et l’avoir trouvée au même point où les observations la trouvaient ; après avoir enfin prouvé en tant de façons que les corps célestes se meuvent dans un espace non-résistant ; après que la profession de la lumière, démontrée par Bradley, est venue confirmer tout cela, et dire aux hommes qu’elle n’était retardée en son cours par aucune matière, comment peut-on ne pas se rendre ? Comment peut-on, contre tant d’observations, contre tant de faits, contre tant de raisons, soutenir une hypothèse des Mille et une Nuits, que Descartes a imaginée, dont on n’a et dont on ne peut avoir la plus légère preuve ?
L’impulsion, en général, est une idée claire, je l’avoue ; mais l’impulsion, dans le cas de la gravitation, est l’idée la plus obscure, la plus incompatible que je connaisse. Quel est donc le blasphème philosophique d’attribuer à la matière une propriété de plus ? Quand cette propriété n’existerait que comme l’effet d’une cause inconnue, ne faudrait-il pas toujours l’admettre comme un principe dont on doit partir en attendant qu’il plaise à Dieu de nous découvrir le premier principe ? Ne faut-il pas bien, dans une montre, reconnaître le ressort pour la cause de tout le mécanisme, sans que nous sachions ce qui produit le ressort ?
L’univers est cette montre, l’attraction est ce ressort. C’est le grand agent de la nature, agent absolument inconnu avant Newton, agent dont il a découvert l’existence, dont il a calculé les phénomènes, agent qui a bien l’air d’être tout autre chose que l’élasticité, l’électricité, etc. ; sont sans doute des effets des lois ordinaires du mouvement ; mais cette gravitation ressemble fort à une qualité primordiale de la matière.
Je viens de lire les beaux mémoires de 1722 et 1723 dont vous me parlez, sur la réflexion et la réfraction des corps ; certainement vous êtes digne de croire, et vous n’êtes pas si loin du royaume de l’attraction.
Une petite réflexion, s’il vous plaît, sur votre excellent mémoire : ni Descartes, ni Fermat, ni le marquis de l’Hôpital, ni Leibnitz, n’ont touché au but.
Vous réfutez, comme de raison, ce tournoiement chimérique, cette tendance au tournoiement de Descartes, qui, par parenthèse, n’a guère fait en physique que des romans ; vous réfutez cet autre grand philosophe Leibnitz, mais aussi grand faiseur d’hypothèses physiques et mathématiques, et vous faites très bien voir l’inconséquence qu’il y aurait à supposer que les corps réfractés s’approcheraient du côté où ils trouveraient le plus de résistance.
Il est indubitable, et, en cela, Descartes mérite un coup d’encensoir, que le sinus d’incidence et celui de réfraction sont en raison réciproque de leurs vitesses dans les milieux qu’ils parcourent ; Mais je demande maintenant à tout homme qui cherche la vérité de bonne foi par quel mécanisme, par quelle loi connue du choc des corps, ce rayon de lumière A B doit s’approcher, dans ce cristal, de la perpendiculaire : par quelle loi il doit arriver de B en F plus tôt qu’il n’est venu de A en B.
1°/ Ce rayon peut-il être considéré dans ce verre comme un solide plongé dans un fluide qui lui sert de véhicule à travers le cristal ?
Si cela était, ne faudrait-il pas que le fluide lui résistât proportionnellement au carré de la vitesse ? Cette vitesse ne serait-elle pas considérablement retardée ? Et cependant les découvertes de M. Bradley prouvent que la lumière ne souffre point de retardement, et se propage d’un mouvement uniforme des étoiles à nous.
2°/ Si nous considérons ce rayon passant de l’air dans l’eau, le voilà plongé d’un fluide dans un autre. Il est certain qu’il entre moins de traits de ce rayon dans l’eau qu’il n’y en avait dans l’air ; il est certain que l’eau est moins perméable, moins transparente que l’air ; or, le milieu moins perméable peut-il donner un passage plus facile à la lumière ? La maison dont la porte est la moins ouverte est-elle plus accessible à la foule qui se presse pour entrer ?
3°/ La vitesse de ce rayon est augmentée dans l’eau. Mais si le rayon, semblable aux autres solides, pénètre l’eau en choquant, en dérangeant les parties de l’eau dans lesquelles il se plonge, cette eau, cédant comme à un corps solide, doit lui résister huit cents ou neuf cents fois plus que l’air, bien loin d’accroître sa vitesse. L’eau, en ce cas, loin de favoriser la direction verticale, s’y opposera neuf cents fois plus que l’air. Quelle différence prodigieuse entre cet effet et celui d’approcher ce rayon du perpendicule : Quelle distance énorme entre ce qui est et ce qui, suivant cette hypothèse, semblerait devoir être !
Reste donc que le rayon passe dans un pore, dans une espèce de tuyau non résistant ; or, en ce cas, pourquoi s’approchera-t-il du perpendicule ? Je le considère alors comme un cylindre solide que je vois avancer plus rapidement dans un milieu que dans un autre. Mais quelle puissance brise ce cylindre ? Est-ce le plan solide réfringent ? Mais les parties solides de ce plan ne touchent pas à ce cylindre ; dès qu’elles y touchent il n’y a plus de transparence.
N’est-on pas forcé de conclure qu’il y a un pouvoir, jusqu’ici inconnu, qui agit entre les corps et la lumière ? Et que direz-vous à cette expérience par laquelle on voit rejaillir la lumière de la surface ultérieure d’un prisme, au lieu d’échapper dans l’air ? Et, si vous mettez de l’eau à cette surface ultérieure, la lumière entre dans cette eau, et ne rejaillit plus. Que dites-vous à l’inflexion de la lumière auprès des corps ?
Vous avez déjà été assez touché de Dieu pour accorder que la lumière ne rejaillit pas des surfaces solides ; c’est un grand point.
Oserez-vous faire encore quelques actes de foi à la face des incrédules ? Vous voyez le ciel et la terre pleins de tendances, de gravitations réciproques ; je n’ai plus qu’un mot à vous dire sur cela. Ou vous admettez le plein, et, en ce cas, je fais dire des messes ; ou vous admettez le vide, sans lequel il n’y a point de mouvement, et, en ce cas, il faut bien que Jupiter et Saturne agissent l’un sur l’autre, et à distance, tout au travers du vide.
Pardon, deux paroles encore. Le magnétisme, l’électricité peuvent-ils nuire à l’attraction ? Ne sont-ce pas des choses très différentes ? Toutes les apparences sont que l’électricité et le magnétisme agissent par des écoulements de matière. Voilà ce qui est dans le royaume de l’impulsion ; mais l’empire de l’attraction non est hinc. Une vague qui frappe contre un rivage peut ramener à soi mille corps qu’elle touche, et le soleil peut graviter vers nous sans nous toucher. L’attraction ne ressemble à rien, de même qu’un de nos cinq sens ne ressemble point aux quatre autres. L’attraction est un nouveau sens que Newton a découvert dans la nature.
Mais, monsieur, je m’aperçois que je joue le rôle d’un nouveau converti très mal instruit, qui s’aviserait de prêcher Claude ou Dumoulin, ou plutôt d’un disciple qui se révolte contre un maître. Je vous demande très humblement pardon de ma sottise. La bonté extrême de votre caractère m’a fait oublier un moment mon respect pour vous. Je rentre maintenant dans ma coquille, et je me borne à attendre avec impatience le mémoire que vous me promettez à la suite de celui de 1723. Je ne connais personne qui approfondisse plus et qui expose mieux.
Permettez-moi de vous dire que j’aime l’homme en vous autant que j’estime le philosophe ; Vous êtes si persuasif que vous me faites trembler pour le newtonisme, si vous le combattez. Heureux le parti que vous embrasserez ; plus heureuses les personnes qui vous voient et qui vous entendent ! Il n’y en a point qui s’intéresse plus que moi à tout ce qui vous touche, aux hommages que l’on rend à votre mérite, aux récompenses que le gouvernement doit à vos talents et à vos travaux. J’ai respecté vos occupations ; je ne les ai point interrompues par mes lettres ; mais je n’en ai pas moins entretenu dans mon cœur tous les sentiments que je vous ai voués. Il n’y a guère de maison au monde où l’on parle de vous plus que dans la solitude de Cirey. Madame du Châtelet pense sur vous comme moi ; elle me charge de vous assurer de son estime parfaite et de son amitié.
J’aurais répondu plus tôt à l’honneur de votre lettre, mais j’ai été tout près d’aller savoir qui a raison de Newton ou de ses adversaires, si pourtant on en peut apprendre quelque chose là-bas ou là-haut. Ma santé est bien misérable, et c’est un terrible obstacle à la passion que j’ai pour l’étude, etc. Je suis, monsieur, avec les sentiments, etc.
P-S. M. d’Argental m’ayant fait l’honneur de me mander, monsieur, que vous vouliez savoir en quel endroit Newton parle de la réflexion dans le vide, je lui ai mandé que c’est à la page 3, proposition 8e, partie III, livre II ; j’étais trop malade pour en dire davantage.
Voici comme on fait l’expérience dans une chambre obscure : on prend un récipient fait exprès, percé en haut, et laissant une ouverture d’environ trois pouces de diamètre ; on garnit cette ouverture d’une gorge en rainure de métal ; on garnit encore cette rainure d’un cuir doux et onctueux, on fait passer un prisme dans cette rainure, on l’assujettit bien, ensuite on pompe l’air, et on expose le prisme à la lumière qui tombe de l’ouverture de la quatrième partie d’un pouce ; on lui ménage un angle de quarante-deux degrés ; alors on a le plaisir de voir le récipient noir comme un four, et toute la lumière rejaillir au plancher.
1 – En Angleterre et en Hollande. (G.A.)