CORRESPONDANCE - Année 1738 - Partie 6

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Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

à M. de Pont de Veyle

A Cirey, le 23 Juin.

 

Enfin nous avons lu le Fat puni ; nous sommes provinciaux ; mais nous ne pouvons pas dire que nous prenons les modes quand Paris les quitte ; la mode d’aimer cet ouvrage charmant ne passera jamais.

 

Du fat que si bien l’on punit

Le portrait n’est pas ordinaire,

Et le Rigaut qui le peignit

Me paraît en tout son contraire.

C’est le modèle des auteurs,

Qui connaît le monde et l’enchante,

Et qui sait jouir des faveurs

Dont monsieur le marquis se vante.

 

Je pourrais bien être un fat aussi de vous envoyer des vers si misérables, mais que je ne sois pas le Fat puni. Pardonnez à un mauvais physicien d’être mauvais poète. Madame du Châtelet est enchantée de cette petite pièce. Est-ce que nous n’en connaîtrons jamais l’auteur ?

 

Notre affliction du départ de M. votre frère augmente à mesure que le départ approche. Si Pollux va en Amérique, Castor au moins nous restera en France.

 

 

 

 

à M. Cousin

Cirey, Juin.

 

Je serais très fâché, mon cher monsieur, qu’aucun envoi partît avant vous ; le tout arrivera sous vos auspices. Si vous trouviez quelque ouvrier intelligent qui voulût vous suivre, nous le ferions travailler à Cirey, et nous n’achèterions ensuite que ce que nous ne pourrions pas fabriquer. On a donné douze cents francs à M. Nollet, et, s’il veut cent louis, il les aura sur-le-champ. On sait mes volontés là-dessus.

 

L’Académie des sciences fait très bien, je crois, d’imprimer le mémoire de madame la marquise du Châtelet, mais le mien doit être supprimé. Nous avions tous deux concouru pour le prix, et ce sont des serviteurs des tourbillons qui ont été couronnés. O tempora ! Je suis très fâché que M. de Réaumur n’en ait pas été cru. Je serais bien aise de savoir quel est mon rival heureux que je respecte sans envie.

 

On fait ici une chambre obscure : ainsi, monsieur, il est inutile d’en acheter une portative. Si dans vos moments perdus vous trouvez quelques curiosités de physique, je vous supplie de m’en donner avis.

 

Je donne moi-même avis à M. l’abbé Moussinot, que vous voudrez bien, conjointement avec lui et M. Thieriot, vous charger de faire tenir les Eléments de Newton aux personnes auxquelles j’en fais présent. Voilà bien de la peine que je vous donne ; mais aussi cela ne m’arrivera pas deux fois, et je vous en demande pardon.

 

 

 

 

à M. l’abbé Moussinot

28 Juin.

 

Vous m’aurez fait, mon cher ami, un très sensible plaisir, si vous avez donné les cinquante louis d’or à M. Nollet avec ces grâces qui accompagnent les plaisirs que vous faites. Offrez-lui, je vous prie, cent louis, s’il en a besoin. Ce n’est point un homme ordinaire avec qui il faille compter ; c’est un philosophe, un homme d’un vrai mérite, qui seul peut fournir mon cabinet de physique, et il est beaucoup plus aisé de trouver de l’argent qu’un homme comme lui. Suppliez-le de ma part de tenir prêt, s’il se peut, sur la fin de juillet, un envoi de plus de quatre mille livres ; mais je ne veux le recevoir qu’avec M. Cousin, et j’espère recevoir beaucoup.

 

Je vous recommande encore ce M. Cousin, de lui donner tout l’argent dont il aura besoin, de lui faire mille amitiés, de le bien encourager dans le dessein qu’il a de venir étudier la physique à Cirey. On trouve peu de jeunes gens qui veuillent ainsi se consacrer aux sciences, et encore moins qui joignent les talents de la main aux connaissances des mathématiques. Ménagez-le moi, je vous en supplie, mon bon ami. Il vous aidera dans la distribution des Eléments de Newton ; il est très serviable et très entendu.

 

Un nommé Dupuis, libraire, m’écrit qu’il me doit quatre-vingt-seize livres ; je l’avais oublié. Je lui réponds qu’il me fournira, quand il le pourra, pour quatre-vingts francs de livres. Envers les gens de bien, les procédés honnêtes ne me coûtent rien. Faisons plus, servons-nous de cet honnête libraire pour avoir des livres, qui, si vous le trouvez bon, lui seront payés comptant par vos mains.

 

Le grand d’Arnaud écrit toujours comme un chat.

 

 

 

 

à M. Pitot

Juillet.

 

En vous remerciant, mon très cher et très éclairé philosophe, de toutes les nouvelles que vous me mandez de l’Académie et de Quito. En vérité voilà un Nouveau-Monde découvert par les nouveaux Colombs de votre Académie (1) ; mais je ne pense pas que ces arcs-en ciel, dont vous me parlez, soient de vrais arcs-en-ciel ; ce sont, je crois, plutôt des phénomènes semblables à ceux des anneaux concentriques découverts par Newton, et formés entre deux verres. C’est de cette nature que sont les halo et les couronnes ; et il y en a depuis dix degrés jusqu’à quatre-vingt-dix. Nous ne voyons ces couronnes que dans un air calme et épais ; ce qui ressemble assez aux brouillards des montagnes de Quito ; car je gagerais qu’il ne faisait point de vent quand ces messieurs voyaient dans les nues leur image entourée d’une auréole de saint.

 

Les Espagnols qui ont vu cela prendront vos académiciens pour des gens à miracles.

 

A l’égard de notre Europe, je vous supplie de bien remercier l’illustre M. de Réaumur de ses politesses. S’il avait su de quoi il était question, n’aurait-il pas poussé sa politesse jusqu’à donner le prix à madame du Châtelet ? En vérité la philosophie n’eût eu rien à reprocher à la galanterie. Le Mémoire de cette dame singulière ne vaut-il pas bien des tourbillons ? Elle lui a écrit, et lui a fait sa confession.

 

Quant à mon Mémoire, ayez la bonté d’être persuadé que, si j’ai eu le malheur de m’exprimer assez obscurément pour faire croire que j’accordais au feu un mouvement essentiel non imprimé, je suis bien loin de penser ainsi. Personne n’est plus convaincu que moi que le mouvement est donné à la matière par celui qui l’a créée.

 

Si messieurs de l’Académie jugent qu’il faille imprimer mon Mémoire, pour constater que madame du Châtelet a fait le sien sans aucun secours, cette seule raison peut me déterminer à le faire imprimer. On y verra (par la différence des sentiments) que madame du Châtelet n’a pu rien prendre de moi. Je remets tout cela entre les mains de M. de Réaumur.

 

J’ai fait tenir à bon compte vingt pistoles à M. Cousin. Je lui ai recommandé d’aller un peu à l’Observatoire apprendre à opérer. Il ne sait point, dit-on, d’astronomie ; qu’il ne s’en effarouche pas. L’astronomie est un jeu pour un mathématicien, et on peut tracer une méridienne sans être un Cassini. Le grand point est de se familiariser avec les instruments ; il faut instruire ses mains ; les livres instruiront son esprit.

 

A propos, j’oubliais la terrible expérience du mercure baissant si prodigieusement à la montagne de Quito. De combien baisse-t-il au Pic de Ténériffe ? J’ai bien peur que nous n’ayons pas, à beaucoup près, les quinze lieues d’atmosphère qu’on donnait libéralement à notre chétif globe.

 

Comptez, monsieur, que vous êtes sur ce globe un des hommes que j’estime et que j’aime le plus. Mille amitiés à la compagne aimable du philosophe.

 

P.-S. Vous avez reçu une lettre d’une dame qui entend assez la philosophie newtonienne pour souhaiter que la gravitation pût rendre raison du mouvement journalier des planètes ; mais les dames sont comme les rois, elles veulent quelquefois l’impossible.

 

 

1 – La Condamine, Bouguer et Godin partis pour le Pérou. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Cousin

8 Juillet (1).

 

J’ai reçu, mon cher monsieur, votre lettre du 30. Je suis très embarrassé du quiproquo des 300 livres au lieu de 1,200. J’ai écrit quatre lettres à M. l’abbé Moussinot, pour qu’on donnât 1,200 livres à M. Nollet, et s’il veut cent louis d’or, il les aura. Je lui écris en conformité.

 

Je serais très fâché qu’aucun envoi partît avant vous. Je vous prie que rien ne parte que sous vos auspices.

 

J’attends avec impatience les numéros de M. l’abbé Nollet. Quand je les aurai une fois, avec les prix à côté, et les temps auxquels on peut avoir les ouvrages, je me déterminerai avec sûreté.

 

A l’égard de la liste des personnes à qui il faut faire des présents des Eléments de Newton et des personnes auxquelles j’écris en faisant ces présents, j’ai envoyé les lettres (qui sont en petit nombre) à M. Thieriot demeurant chez M. de La Popelinière, fermier-général, rue Saint-Marc. J’en donne avis à M. l’Abbé Moussinot, et je le prie de vouloir bien, conjointement avec vous, s’adresser à M. Thieriot, non seulement pour les livres qui lui sont destinés, mais pour ceux de ses amis dont il voudra se charger, surtout ceux qui sont pour M. d’Argental, et ceux que M. D’Argental doit se charger de rendre. Il faudra aussi donner à M. Thieriot tous les exemplaires qu’il demandera pour ses amis.

 

Et, afin de ne pas perdre un temps précieux, envoyez un Savoyard avec un mot d’écrit chez M. Thieriot, pour savoir son heure. Voilà bien de la peine que je vous donne ; mais aussi cela n’arrivera pas deux fois, et je vous en demande bien pardon.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Ledet et Compagnie

7 Juillet 1738.

 

Vous avez, sans m’en avertir, donné au public l’édition des Eléments de Newton assez informe, et dont plusieurs choses ne sont point de moi ; vous auriez dû me laisser le temps de corriger cet ouvrage, et de me conformer aux sages remarques qu’a daigné faire monsieur le chancelier, qui seul a eu mon manuscrit entre les mains. L’unique moyen de réparer votre faute est de corriger promptement toutes les bévues de votre édition. Je vous les ai marquées, et vous devez y être très attentifs, si vous entendez vos intérêts. C’est à vous à consulter sur cela le savant mathématicien qui vous a procuré le chapitre sur la lumière zodiacale.

 

Au reste, si vous faites, comme vous le dites, une nouvelle édition de mes ouvrages, je vous déclare que vous trahirez également votre intérêt et la probité, si vous y insérez, selon la coutume des libraires de Hollande, aucune pièce impie et licencieuse. Je n’en ai jamais fait, et je ne crois pas que la Henriade, qui a déjà été imprimée plus de vingt fois, ait besoin de ces infâmes accompagnements pour se faire vendre.

 

Vous aurez peut-être imprimé de petites pièces telles que le Mondain, d’après les journaux hollandais ; mais je vous déclare que les vers sur Adam,

 

Mon cher Adam, mon vieux et triste père,

Je crois te voir, en un recoin d’Eden,

Grossièrement forger le genre humain,

 

ne sont point de moi. Ces sottises sont de quelques jeunes gens qui ont voulu égayer l’ouvrage ; et si vous imprimez ces vers sous mon nom, je vous regarderai comme des faussaires. Je ne suis point non plus l’auteur des Lettres philosophiques, telles qu’elles ont été débitées ; elles sont pleines d’impertinences dont le moindre grimaud serait incapable.

 

On y dit que le P. Malebranche a soutenu les idées innées de Descartes, quoique le P. Malebranche les ait très fortement combattues. On y parle d’un catalogue de sept mille étoiles ; jamais pareil catalogue n’a été fait, et celui de Flamstead, qui est le plus ample, ne va pas à plus de 2870 dont on connaît la position.

 

Enfin il y a des traits qui sont très peu convenables à un homme qui a du respect pour la religion et pour les lois. Le libraire punissable, qui le premier imprima ces lettres, crut y donner cours par ces hardiesses ; mais moi, je vous déclare que je n’y ai aucune part, et que si vous imprimez sous mon nom quelque chose que ce puisse être avec le titre de Lettres philosophiques, je serai en droit de me plaindre, même à vos magistrats (1), car il n’est permis nulle part d’imputer à un homme ce qu’il désavoue ; et afin que vous ne doutiez pas de mes sentiments, je vous envoie deux duplicata de cette lettre, dont j’enverrai une copie signée de moi à la chancellerie et à plusieurs personnes en place.

 

 

1 – Cette lettre fut écrite pour être publiée et servir de couverture à Voltaire pour ses fameuses Lettres qu’on dispersa alors dans les Mélanges. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’Abbé Moussinot

Juillet.

 

Voici, mon cher abbé, trois négociations littéraires dont je vous prie de vous charger. La première est de faire copier cette ode de M. de Cideville, conseiller au parlement de Rouen ; il exige qu’elle paraisse dans le Mercure, et, malgré les louanges qu’il me donne, il faut lui obéir. Si vous prenez la peine de la porter vous-même à M. de La Roque, votre confrère en curiosités, vous verrez son beau et charmant cabinet.

 

La seconde négociation est de faire porter ce manuscrit (1) à M. l’abbé Prévost, pour être imprimé dans le Pour et Contre. Je serais fort aise que cet abbé, à qui j’ai déjà envoyé un de mes livres, fût de mes amis ; le meilleur moyen pour cela serait de lui parler vous-même, de l’assurer de mon estime et de mon envie de l’obliger.

 

Troisième négociation : c’est d’envoyer à d’Arnaud cet avertissement, qu’il  recopiera d’une écriture lisible, avec ce mot d’avis à MM. Westein et Smith, libraires à Amsterdam :

 

« Ayant appris, messieurs, qu’on fait en Hollande une très belle édition des Œuvres de M. de Voltaire, je vous envoie cet avertissements pour être mis à la tête ; je l’ai communiqué à M. de Voltaire, qui en est content. Je ne doute pas que d’aussi fameux libraires que vous n’aient part à cette édition, qu’on attend avec la dernière impatience. »

 

D’Arnaud vous remettra le tout pour être envoyé en Hollande, et vous lui donnerez une Henriade reliée. Donnez encore cent francs à M. Thieriot ; mais, pour plus grosse somme, un mot d’avis. Point d’argent à Prault, à moins d’un nouvel ordre. Ce libraire n’aura jamais d’exactitude. C’est vous, mon cher ami, qui êtes un correspondant aussi exact que généreux. Vous avez toutes les vertus d’un janséniste éclairé, et toutes les bonnes qualités d’un homme de société.

 

 

1 – Voyez la lettre suivante. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’abbé Prévost

SUR LES ÉLÉMENTS DE NEWTON

Juillet.

 

Je viens, monsieur, de recevoir par la poste une de vos feuilles périodiques, dans laquelle vous rendez compte d’une nouvelle édition des Eléments de Newton. J’ai reçu aussi quelques imprimés sur le même sujet.

 

Comme je crois avoir, à propos de cet ouvrage, quelque chose à dire qui ne sera pas inutile aux belles-lettres, souffrez que je vous prie de vouloir bien insérer dans votre feuille les réflexions suivantes.

 

Il est vrai, comme vous le dites, monsieur, que j’ai envoyé à plusieurs journaux des Eclaircissements (1) en forme de préface, pour servir de supplément à l’édition de Hollande, et j’apprends même que les auteurs du Journal de Trévoux ont eu la bonté d’insérer, il y a un mois, ces Eclaircissements dans leur journal. Si les nouveaux éditeurs des Eléments de Newton ont mis cette préface à la tête de leur édition, ils ont en cela rempli mes vues.

 

Je vois par votre feuille que les éditeurs ont imprimé dans cette préface, cette phrase singulière, qu’une maladie a éclairé la fin de mon ouvrage ; et vous dites que vous ne concevez pas comment la fin de mon ouvrage peut être éclairée par une maladie ; c’est ce que je ne conçois pas plus que vous ; mais n’y aurait-il pas dans le manuscrit, retardé, au lieu d’éclairé ? Ce qui peut-être est plus difficile à concevoir, c’est comment les imprimeurs font de pareilles fautes, et comment ils ne les corrigent pas. Ceux qui ont eu soin de cette seconde édition doivent être d’autant plus exacts qu’ils reprochent beaucoup d’erreurs aux éditeurs d’Amsterdam, qui ont occasionné des méprises plus singulières.

 

Comme je n’ai nul intérêt, quel qu’il puisse être, ni à aucune de ces éditions, ni à celle qui va, dit-on, paraître en Hollande de ce qu’on a pu recueillir de mes ouvrages, je suis uniquement dans le cas des autres lecteurs ; j’achète mon livre comme les autres, et je ne donne la préférence qu’à l’édition qui me paraît la meilleure.

 

Je vois avec chagrin l’extrême négligence avec laquelle beaucoup de livres nouveaux sont imprimés. Il y a, par exemple, peu de pièces de théâtre où il n’y ait des vers entiers oubliés. J’en remarquais dernièrement quatre qui manquaient dans la comédie du Glorieux, ce qui est d’autant plus désagréable que peu de comédies méritent autant d’être bien imprimées. Je crois, monsieur, que vous rendrez un nouveau service à la littérature, en recommandant une exactitude si nécessaire et si négligée.

 

Je conseillerais en général à tous les éditeurs d’ouvrages instructifs de faire des cartons au lieu d’errata : car j’ai remarqué que peu de lecteurs vont consulter l’errata ; et alors, ou ils reçoivent des erreurs pour des vérités, ou bien ils font des critiques précipitées ou injustes.

 

En voici un exemple récent, et qui doit être public, afin que dorénavant les lecteurs qui veulent s’instruire, et les critiques qui veulent nuire, soient d’autant plus sur leurs gardes.

 

Il vient de paraître une petite brochure sans nom d’auteur ni d’imprimeur, dans laquelle il paraît qu’on en veut beaucoup plus encore à ma personne qu’à la Philosophie de Newton. Elle est intitulée : Lettre d’un physicien sur la Philosophie de Newton, mise à la portée de tout le monde (2).

 

L’auteur, qui probablement est mon ennemi sans me connaître, ce qui n’est que trop commun dans la république des lettres, s’explique ainsi sur mon compte, page 13 : « Il serait inutile de faire des réflexions sur une méprise aussi considérable ; tout le monde les aperçoit, et elles seraient trop humiliantes pour M. de Voltaire. »

 

Il sera curieux de voir ce que c’est que cette méprise considérable qui entraîne des réflexions si humiliantes. Voici ce que j’ai dit dans mon livre. « Il se forme dans l’œil un angle une fois plus grand, quand je vois un homme à deux pieds de moi, que quand je le vois à quatre pieds ; cependant je vois toujours cet homme de la même grandeur. Comment mon sentiment contredit-il ainsi le mécanisme de mes organes ? »

 

Soit inattention de copistes, soit erreur de chiffres, soit inadvertance d’imprimeur, il se trouve que l’éditeur d’Amsterdam a mis deux où il fallait quatre, et quatre où il fallait deux. Le réviseur hollandais, qui a vu la faute, n’a pas manqué de la corriger dans l’errata à la fin du livre. Le censeur ne se donne pas la peine de consulter cet errata. Il ne me rend pas la justice de croire que je puis au moins savoir les premiers principes de l’optique ; il aime mieux abuser d’une petite faute d’impression aisée à corriger, et se donner le triste plaisir de dire des injures. La fureur de vouloir outrager un homme à qui l’on n’a rien à reprocher que la peine extrême qu’il a prise pour être utile est donc une maladie bien incurable ?

 

Je voudrais bien savoir, par exemple, à quel propos un homme qui s’annonce physicien, qui écrit, dit-il, sur la Philosophie de Newton, commence par dire que j’ai fait l’apologie du meurtre de Charles 1er. Quel rapport, s’il vous plaît, de la fin tragique autant qu’injuste de ce roi avec la réfrangibilité et le carré des distances ? Mais où aurais-je donc fait l’apologie de cette injustice exécrable ? Est-ce dans un livre que ce critique me reproche, livre où j’ai démontré qu’on a inséré vingt pages entières qui n’étaient pas de moi, et où tout le reste est altéré ou tronqué ? Mais en quel endroit fait-on donc l’apologie prétendue de ce meurtre ? Je viens de consulter le livre (3) où l’on parle de cet assassinat, d’autant plus affreux qu’on emprunta le glaive de la législature pour le commettre. Je trouve qu’on y compare cet attentat avec celui de Ravaillac, avec celui du jacobin Clément, avec le crime, plus énorme encore, du prêtre qui se servit du corps de Jésus-Christ même , dans la communion, pour empoisonner l’empereur Henri VII. Est-ce là justifier le meurtre de Charles 1er ? N’est-ce pas au contraire le trop comparer à de plus grands crimes ?

 

C’est avec la même justice que ce critique, m’attaquant toujours au lieu de mon ouvrage, prétend que j’ai dit autrefois : « Malebranche non seulement admit les idées innées, mais il prétendit que nous voyons tout en Dieu. »

 

Je ne me souviens pas d’avoir jamais écrit cela : mais j’ai l’équité de croire que celui à qui on le fait dire a eu sans doute une intention toute contraire, et qu’il avait dit : « Malebranche non seulement n’admit point les idées innées, mais il prétendit que nous voyons tout en Dieu. » En effet, qui peut avoir lu la Recherche de la Vérité, sans avoir principalement remarqué le chap. IV du livre III, de l’Esprit pur, seconde partie ? J’en ai sous les yeux un exemplaire marginé de ma main il y a près de quinze ans. Ce n’est pas ici le lieu d’examiner cette question ; mon unique but est de faire voir l’injustice des critiques précitées, de faire rentrer en lui-même un homme qui sans doute se repentira de ses torts, quand il les connaîtra, et enfin de faire ressouvenir toutes les critiques d’une ancienne vérité qu’ils oublient toujours, c’est qu’une injure n’est pas une raison.

 

Je n’ai jamais répondu à ceux qui ont voulu, ce qui est très aisé, rabaisser les ouvrages de poésie que j’ai faits dans ma jeunesse. Qu’un lecteur critique Zaïre ou Alzire, ou la Henriade, je ne prendrai pas la plume pour lui prouver qu’il a tort de n’avoir pas eu de plaisir. On ne doit pas garder le même silence sur un ouvrage de philosophie ; tantôt on a des objections spécieuses à détruire, tantôt des vérités à éclaircir, souvent des erreurs à rétracter. Je puis me trouver ici à la fois dans ces trois circonstances ; cependant je ne crois pas devoir répondre en détail à la brochure dont il est question.

 

Si on me fait des objections plus raisonnables, j’y répondrai, soit en me corrigeant, soit en demandant de nouveaux éclaircissements ; car je n’ai et ne puis avoir d’autre but que la vérité. Je ne crois pas qu’excepté quatre ou cinq arguments, il y ait rien de mon propre fonds dans les Eléments de la philosophie nouvelle. Elle m’a paru vraie, et j’ai voulu la mettre sous les yeux d’une nation ingénieuse, qui, ce me semble, ne la connaissait pas assez. Les noms de Galilée, de Kepler, de Descartes, de Newton, de Huygens, me sont indifférents. J’ai examiné paisiblement les idées de ces grands hommes que j’ai pu entrevoir. Je les ai exposées selon ma manière de concevoir les choses, prêt à me rétracter quand on me fera percevoir d’une erreur.

 

Il faut seulement qu’on sache que la plupart des opinions qu’on me reproche se trouvent ou dans Newton, ou dans les livres de MM. Keill, Grégori, Pemberton, s’Gravesande, Musschenbrock, etc., et que ce n’est pas dans une simple brochure, faite avec précipitation, qu’il faut combattre ce qu’ils ont cru prouver dans des livres qui sont le fruit de tant de réflexions et de tant d’années.

 

Je vois que ce qui fait toujours le plus de peine à mes compatriotes, c’est ce mot de gravitation, d’attraction. Je répète encore qu’on n’a qu’à lire attentivement la dissertation de M. Maupertuis sur ce sujet, dans son livre De la figure des astres, et on verra si on a plus d’idée de l’impulsion qu’on croit connaître que de l’attraction qu’on veut combattre. Après avoir lu ce livre, il faut examiner le quinzième, le seizième, et le dix-septième (4) chapitres des Eléments de Newton, et voir si les preuves qu’on y a rassemblées contre le plein et contre les tourbillons paraissent assez fortes. Il faut que chacun en cherche encore de nouvelles. Les physiciens-géomètres sont invités, par exemple, à considérer si quinze pieds étant le sinus verse de l’arc que parcourt la terre en une seconde, il est possible qu’un fluide quelconque pût causer la chute de quinze pieds dans une seconde.

 

Je les prie d’examiner si les longueurs de pendules étant entre elles comme les carrés de leurs oscillations, un pendule de la longueur du rayon de la terre étant comparé avec notre pendule à secondes, la pesanteur qui fait seule les vibrations des pendules peut être l’effet d’un tourbillon circulant autour de la terre, etc. Quand on aura bien balancé, d’un côté, toutes ces incompatibilités mathématiques, qui semblent anéantir sans retour les tourbillons, et, de l’autre, la seule hypothèse douteuse qui les admet, on verra mieux alors ce que l’on doit penser.

 

De très grands philosophes, qui m’ont fait l’honneur de m’écrire sur ce sujet des lettres un peu plus polies que celle de l’anonyme, veulent s’en tenir au mécanisme que Descartes a introduit dans la physique. J’ai du respect pour la mémoire de Descartes ainsi que pour eux. Il faut sans doute rejeter les qualités occultes ; il faut examiner l’univers comme une horloge. Quand le mécanisme connu manque, quand toute la nature conspire à nous découvrir une nouvelle propriété de la matière, devons-nous la rejeter parce qu’elle ne s’explique pas par le mécanisme ordinaire ? Où est donc la grande difficulté que Dieu ait donné la gravitation à la matière, comme il lui a donné l’inertie, la mobilité, l’impénétrabilité ? Je crois que plus on y fera réflexion, plus on sera porté à croire que la pesanteur est, comme le mouvement, un attribut donné de Dieu seul à la matière. Il ne pouvait pas la créer sans étendue, mais il pouvait la créer sans pesanteur. Pour moi, je ne reconnais, dans cette propriété des corps, d’autre cause que la main toute-puissante de l’Etre suprême. J’ai osé dire, et je le dis encore, que, s’il se pouvait que les tourbillons existassent, il faudrait encore que la gravitation entrât pour beaucoup dans les forces qui [illisible]circuler ; il faudrait même, en supposant ces tourbillons, reconnaître cette gravitation comme une force primordiale résidante à leur centre.

 

On me reproche de regarder, après tant de grands hommes, la gravitation comme une qualité de la matière ; et moi je me reproche, non pas de l’avoir regardée sous cet aspect, mais d’avoir été, en cela, plus loin que Newton, et d’avoir affirmé, ce qu’il n’a jamais fait, que la lumière, par exemple, ait cette qualité. Elle est matière, ai-je dit, donc elle pèse. J’aurais dû dire seulement : donc il est très vraisemblable qu’elle pèse. M. Newton, dans ses Principes, semble croire que la lumière n’a point cette propriété que Dieu a donnée aux autres corps de tendre vers un centre. J’ai poussé la hardiesse au point d’exposer un sentiment contraire. On voit au moins par là que je ne suis point esclave de Newton, quoiqu’il fût bien pardonnable de l’être. Je finis, parce que j’ai trop de choses à dire ; c’est à ceux qui en savent plus que moi à rendre sensibles des vérités admirables dont je n’ai été que le faible interprète. J’ai l’honneur d’être, etc.

 

P.-S. On vient de m’avertir qu’on parle, dans le Journal de Trévoux, d’un problème sur la Trisection de l’angle, qu’on m’attribue. Je ne sais encore ce que c’est ; je n’ai jamais rien écrit sur ce sujet.

 

 

1 – Voyez les Eclaircissements. (G.A.)

 

2 – Par le P. Regnault. (G.A.)

 

3 – Les Lettres anglaises. (G.A.)

 

4 – Ce dernier n’existe plus ; les deux autres sont aujourd’hui les chapitres I et II de la troisième partie. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’abbé Moussinot

Cirey, le 9 Juillet.

 

Venons à Jore, mon cher abbé ; c’est un libraire qui s’est ruiné en faisant son commerce très maladroitement. Il a publié contre moi, sous le titre de Factum un Mémoire infâme, ou plutôt un libelle diffamatoire. Il faut que le sieur Begon, procureur, demande et obtienne la suppression de ce mémoire mensonger et calomnieux ; cela sera d’autant plus aisé, que je ne crois pas que le misérable Jore s’y oppose. Je soupçonne furieusement que ce Jore est mis en jeu par quelqu’un de ces malheureux qui ne cherchent qu’à me tourmenter, malgré la profonde obscurité où je suis enseveli. Ce mémoire n’est point l’ouvrage d’un avocat ; on le sent au style ; il est certainement de quelque impudent insigne, exercé dès longtemps à barbouiller du papier. C’est à M. Hérault (1) que le procureur doit s’adresser pour la suppression de ce libelle. Envoyez, je vous prie, à ce magistrat, avec la lettre ci-jointe, un Newton proprement habillé.

 

Prault doit faire porter chez vous cent cinquante exemplaires (2) des Eléments de Newton ; je les ai achetés ; ils doivent être bien reliés. M. Cousin se donnera la peine de voir s’ils sont en bon état, s’ils sont tous conformes à mes intentions, c’est-à-dire avec les quatre mots de corrections que j’ai envoyés. Ces mots sont indispensables dans un ouvrage qui veut de l’exactitude. Voyez vous-même, mon cher abbé, si Prault a fait son devoir. Vous prendrez le nombre des exemplaires que vous jugerez à propos ; et si vous avez des amis qui entendent ces matières philosophiques, je vous prie de leur en faire part, et de me croire pour la vie votre bon et sincère ami.

 

 

1 – Lieutenant de police. (G.A.)

 

2 – Imprimés à Paris sous la rubrique Londres. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Berger

Cirey, Juillet.

 

Je serais fort aise que vous fussiez auprès de M. de Pallu, et je crois que cette place vaudrait mieux que la demi-place que vous avez. Un intendant est plus utile qu’un prince (1). Je perdrais un aimable correspondant à Paris, mais j’aime mieux votre fortune que des nouvelles.

 

Madame du Châtelet ne peut s’avilir en souffrant qu’on imprime un écrit qu’elle a daigné composer, qui honore son sexe et l’Académie, et qui fait peut-être honte aux juges qui ne lui ont pas donné le prix.

 

Je me donnerai bien de garde de demander à aucun ministre la communication des recueils dont vous me parlez. Je ne leur demande jamais rien ; mais j’aurais été fort aise que mon ami, en lisant, eût remarqué quelques faits singuliers et intéressants, s’il y en a, et m’en eût fait part. C’est là ce qui est très aisé, et ce dont je vous prie encore.

 

Vous n’envoyez jamais les nouveautés. Nous n’en avons pas un extrême besoin, mais elles amuseraient un moment ; et c’est beaucoup, il me semble, de plaire un moment à la divinité de Cirey.

 

Rousseau m’a envoyé l’ode apoplectique (2) dont vous me faites mention. Il m’a fait dire que c’était par humilité chrétienne, qu’il m’avait toujours estimé, et que j’aurais été son ami si j’avais voulu, etc. Je lui ai fait dire qu’il y avait en effet de l’humilité à avoir composé cette ode, et beaucoup à me l’envoyer ; que, si c’était de l’humilité chrétienne, je n’en savais rien, que je ne m’y connaissais pas, mais que je me connaissais fort en probité ; qu’il fallait être juste avant d’être humble ; que, puisqu’il m’estimait, il n’aurait pas dû me calomnier, et que, puisqu’il m’avait calomnié, il devait se rétracter, et que je ne pouvais pardonner qu’à ce prix. Voilà mes sentiments qui valent bien son ode.

 

Je n’ai jamais eu la vanité d’être gravé ; mais, puisque Odieuvre et les autres ont défiguré l’ouvrage de Latour, il y faut remédier. La planche doit être in-8°, parce que telle est la forme des livres où l’on imprime mes rêveries.  L’abbé Moussinot s’était chargé d’un nouveau graveur, je lui écrirai ; je connais le mérite de celui que l’on propose. Un grand cabinet de physique et quelques achats de chevaux m’ont un peu épuisé, et m’ont rendu indigne de la pierre qui représente Newton. Je me contente de ses ouvrages pour une pistole. J’aimerais mieux, il est vrai, acheter cette tête, que de faire graver la mienne, et je suis honteux de la préférence que je me donne ; mais on m’y force. Mes amis, qui admirent Newton, mais qui m’aiment, veulent m’avoir ; ayez donc la bonté d’aller trouver M. Barrier (3) avec M. de Latour. Je m’en rapporte à lui et à vous. Vous cachèterez, s’il vous plaît, vos lettres avec mon visage. Il faut que la pierre soit un peu plus grande qu’à l’ordinaire, mais moindre que ce Newton, qui est une espèce de médaillon. On ne veut point envoyer mon portrait au pastel ; mais M. de Latour en a un double, il n’y a qu’à y faire mettre une bordure et une glace. Je demande à l’abbé Moussinot qu’il en fasse les frais. Adieu, mon cher ami ; je vous embrasse.

 

 

1 – Tel que Carignan, dont Berger était le secrétaire. (G.A.)

 

2 – C’est-à-dire son ode, composée à la suite d’une attaque d’apoplexie. (G.A.)

 

3 – Célèbre graveur déjà cité. (G.A.)

 

 

1738-6

 

 

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