CORRESPONDANCE - Année 1738 - Partie 4
Photo de PAPAPOUSS
à M.l’abbé Moussinot
18 Mai 1738 (1).
Je reçois vos lettres.
Mon cher abbé, toujours des remerciements à vous faire. J’ai reçu la pendule bien conditionnée, les ornements du vase et les branches du lustre. Envoyez-nous aussi ce livre des Principes de l’architecture et de la peinture.
Gardez le portrait, je vous prie, et ne l’envoyez point à Cirey.
Je me flatte que M. votre frère ne me laissera jamais manquer des journaux et des feuilles du mois ; je lui serai bien obligé.
Je suis très affligé que M. de Réaumur n’en ait pas été cru. Pourriez-vous savoir quel est mon rival heureux, que je respecte sans envier ?
Voici un petit mot pour M. Clément, que je le prie d’envoyer à M. de Gennes. Ce Gennes est cousu d’or, et s’il radote, il radote en Harpagon.
M. le président d’Auneuil rend apparemment quelque arrêt par lequel il me condamne à n’être point payé de lui.
M. d’Estaing met mon argent sur une carte. M. de Richelieu m’oublie pour le Languedoc. Cependant il faudra peut-être 9 ou 10,000 francs pour l’abbé Nollet et pour le cabinet de physique. Nous sommes dans un siècle où l’on ne peut être savant sans argent.
Je ne suis point du tout fâché contre M. votre frère, qui m’a envoyé cet infâme Almanach du Diable ; mais je voudrais savoir des nouvelles de l’auteur, et c’est un des plus grands services qu’on puisse me rendre.
Je vous embrasse tendrement.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
à M. Thieriot
Ce 21 Mai, à Cirey.
Mon cher ami, quand Descartes était malade, il ne répondait pas régulièrement à son père Mersenne.
1° Non seulement aucune de ces Epîtres dont vous parlez n’est de moi, mais c’est être mon ennemi que de me les attribuer ; c’est vouloir me rendre responsable de certains traits qui y sont répandus, et dont on dit qu’on a fait un usage extrêmement odieux. Je vous prie instamment de représenter ou de faire représenter au gentil Bernard combien son acharnement à soutenir qu’elles sont de moi m’est préjudiciable. Je suis persuadé qu’il ne voudra pas me nuire, et c’est me nuire infiniment que de m’imputer ces ouvrages ; je remets cela à votre prudence.
Je vous prie de remercier tendrement pour moi le protecteur des arts, M. de Caylus ; il a trop de mérite pour avoir jamais pris aucune des impressions cruelles qu’a voulu donner de moi le sieur de Launai. Je n’ai jamais mérité l’iniquité de de Launai ; mais je me flatte de n’être pas tout à fait indigne des bontés de M. de Caylus, dont je respecte les mœurs, le caractère et les talents. En vérité, mon cher Thieriot, vous ne pouvez pas me rendre un plus grand service que de me ménager une place dans un cœur comme le sien. Je vous supplie de lui présenter un exemplaire de mon Newton. Je laisse à votre amitié le choix des personnes à qui vous en donnerez de ma part.
Quant au Mémoire sur le feu, que madame du Châtelet a composé, il est plein de choses qui feraient honneur aux plus grands physiciens, et elle aurait eu un des prix, si l’absurde et ridicule chimère des tourbillons ne subsistait pas encore dans les têtes. Il n’y a que le temps qui puisse défaire les Français des idées romanesques. M. de Maupertuis, le plus grand géomètre de l’Europe, a mandé tout net que les deux mémoires français couronnés sont pitoyables ; mais il ne faut pas le dire.
Je vous envoie une lettre de M. Pitot, qui vous mettra plus au fait que tout ce que je pourrais vous dire sur cette aventure très singulière dans le pays des lettres, et qui mérite place dans votre répertoire d’anecdotes.
En voici une qui est moins intéressante, mais qui peut faire nombre. Rousseau m’a envoyé cette longue et mauvaise ode (1) dont vous parlez. Il m’a fait dire qu’il me faisait ce présent par humilité chrétienne, et qu’il m’a toujours fort estimé. Je lui ai fait dire que je m’entendais mal en humilité chrétienne, mais que je me connaissais fort bien en probité et en odes ; que, s’il m’avait estimé, il n’aurait pas dû me calomnier, et que, puisqu’il m’avait calomnié, il aurait dû se rétracter ; que je ne pouvais pardonner qu’à ce prix ; qu’à la vérité il y a de l’humilité à faire de pareilles odes, mais qu’il faut être juste au lieu d’affecter d’être humble.
Vous reconnaîtrez à cela mon caractère. Je pardonne toutes les faiblesses ; mais il est d’un esprit bas et lâche de pardonner aux méchants. Vous devriez, sur ce principe, mander à M. Le Franc qu’il est indigne de lui de ménager l’abbé Desfontaines, qu’il méprise. Les éloges d’un scélérat ne doivent jamais flatter un honnête homme, et Desfontaines n’est pas un assez bon écrivain pour racheter ses vices par ses talents, et pour donner du prix à son suffrage.
Je souscris au vers de la satire sur l’Envie,
Méprisable en son goût, détestable en ses mœurs (2) ;
et vous devez d’autant plus y souscrire, que ce misérable vous a traité indignement dans la rapsodie de son Dictionnaire néologique, et dans les lettres qu’il osait m’écrire autrefois.
Renvoyez6nous vite madame de Champbonin, et venez vite après elle. Madame du Châtelet et moi nous serions cruellement mortifié qu’on imputât à Cirey la lettre que vous nous avez envoyée sur le père Castel (3), et à laquelle nous n’avons d’autre part que de l’avoir lue. Il serait bien cruel qu’on pût avoir sur cela le moindre soupçon. Vous savez, mon cher ami, ce que vous nous avez mandé, et votre probité et votre amitié sont mes garants. Je suis bien sûr que si les jésuites m’imputent cet ouvrage, vous ferez ce qu’il faudra pour leur faire sentir combien je suis sensible à cette calomnie.
Envoyez-moi la Lettre (4) contre les Elément de Newton ; s’il y a du bon, j’en profiterai.
Adieu, mon cher ami ; je vous embrasse avec tendresse. Mandez-moi, je vous prie, à qui vous avez donné des Newtons, pour ne pas tomber dans les doubles emplois. Comment va votre santé ? La mienne s’en va au diable.
Répondez à votre tour, article par article. Voici une lettre pour notre prince, à l’adresse qu’il m’a donnée.
1 – Ode à M. le Comte de Lannoy, gouverneur de Bruxelles, sur une maladie de l’auteur causée par une attaque de paralysi. (G.A.)
2 – Troisième Discours sur l’Homme. (G.A.)
3 – Voyez la lettre à Rameau du mois de mars. (G.A.)
4 – Par le P. Regnault. (G.A.)
à M. de Maupertuis
A Cirey-Kittis (1), 22 Mai.
Je viens de lire, monsieur, une histoire et un morceau de physique (2) plus intéressant que tous les romans. Madame du Châtelet va le lire ; elle en est plus digne que moi. Il faut au moins, pendant qu’elle aura le plaisir de s’instruire, avoir celui de vous remercier.
Il me semble que votre préface est très adroite, qu’elle fait naître dans l’esprit du lecteur du respect pour l’importance de l’entreprise, qu’elle intéresse les navigateurs, à qui la figure de la terre était assez indifférente ; qu’elle insinue sagement les erreurs des anciennes mesures et l’infaillibilité des vôtres ; qu’elle donne une impatience extrême de vous suivre en Laponie.
Dès que le lecteur y est avec vous, il croit être dans un pays enchanté dont les philosophes sont les fées. Les Argonautes qui s’en allèrent commercer dans la Crimée, et dont la bavarde Grèce a fait des demi-dieux, valaient-ils, je ne dis pas les Clairaut, les Camus, et les Lemonnier, mais les dessinateurs qui vous ont accompagné ? On les a divinisés ; et vous ! Quelle est votre récompense ? Je vais vous le dire : l’estime des connaisseurs, qui vous répond de celle de la postérité. Soyez sûr que les suffrages des êtres pensants du dix-huitième siècle sont fort au-dessus des apothéoses de la Grèce.
Je vous suis avec transport et avec crainte à travers vos cataractes, et sur vos montagnes de glace :
Quod latus mundi nebulæ, malusque
Jupiter urget. (Hor., liv. I, od. XXII.)
Certainement vous savez peindre : il ne tenait qu’à vous d’être notre plus grand poète comme notre plus grand mathématicien. Si vos opérations sont d’Archimède, et votre courage de Christophe Colomb, votre description des neiges de Tornéo est de Michel-Ange, et celle des espèces d’aurores boréales est de l’Albane. Tout ce qui m’étonne, c’est que vous n’ayez point voulu nous dire la raison pourquoi un ciel si charmant couvrait une terre si affreuse. Eh bien ! Moi, qui la sais (et c’est la seule chose que je sache mieux que vous), je vous la dirai :
Lorsque la Vérité, sur les gouffres de l’onde,
Dirigeait votre course aux limites du monde,
Tout le Nord tressaillit, tout le conseil des dieux
Descendit de l’Olympe, et vint sur l’hémisphère
Contempler à quel point les enfants de la terre
Oseraient pénétrer dans les secrets des cieux.
Iris y déployait sa charmante parure
Dans cet arc lumineux que nous peint la nature,
Prodige pour le peuple et charme de nos yeux.
Pour la seconde fois, oubliant sa carrière,
Détournant ses chevaux et son char de rubis,
Le père des Saisons franchissait sa barrière ;
Il vint, il tempéra les traits de sa lumière ;
Il avança vers vous tel qu’il parut jadis,
Lorsque dans son palais il embrassa son fils,
Son fils, qui moins que vous lui parut téméraire.
Atlas, par qui le ciel fut, dit-on, soutenu,
Aux champs de Tornéo parut avec Hercule,
On vante en vain leurs noms chez la Grèce crédule ;
Ils ont porté le ciel, et vous l’avez connu.
Hercule, en vous voyant, s’étonne que l’Envie,
Dans les glaces du Nord expirât sous vos coups,
Lui qui ne put jamais terrasser dans sa vie
Cet ennemi des dieux, des héros, et de vous.
Dans ce conseil divin Newton parut sans doute ;
Descartes précédait, incertain dans sa route ;
Tel qu’une faible aurore, après la triste nuit,
Annonce les clartés du soleil qui la suit ;
Il cherchait vainement, dans le sein de l’espace,
Ces mondes infinis qu’enfanta son audace,
Ses tourbillons divers, et ses trois éléments,
Chimériques appuis du plus beau des romans.
Mais le sage de Londres et celui de la France
S’unissaient à vanter votre entreprise immense.
Tous les temps à venir en parleront comme eux.
Poursuivez, éclairez ce siècle et nos neveux ;
Et que vos seuls travaux soient votre récompense.
Il n’appartient qu’à vous, après de tels exploits,
De ne point accepter les dons des plus grands rois.
Est-ce à vous d’écouter l’ambition funeste,
Et la soif des faux biens dont on est captivé ?
Un instant les détruit, mais la vérité reste.
Voilà le seul trésor, et vous l’avez trouvé.
Je laisse à madame du Châtelet, la plus digne amie assurément que vous ayez, le soin de vous dire combien de sortes de plaisirs votre excellent ouvrage nous cause. Ce qu’il y a de triste, c’est que son succès infaillible vous arrêtera dans Paris, et nous privera de vous.
Nous apprenons dans l’instant, par votre lettre, que vos succès ne vous retiennent point à Paris, mais que la sensibilité de votre cœur vous fait partir pour Saint-Malo. Comment faites-vous avec cet esprit sublime pour avoir aussi un cœur ?
Je ne vous ai point envoyé mon ouvrage (3), parce que je ne l’avais point ; il vient enfin de m’en venir un exemplaire de Paris. On ne peut pas imprimer un livre avec moins d’exactitude ; cela fourmille de fautes. Les ignorants pour lesquels il était destiné ne pourront les corriger, et les savants me les attribueront.
Je ne suis ni surpris ni fâché que l’abbé Desfontaines essaie de donner des ridicules à l’attraction. Un homme aussi entiché du péché anti-physique, et qui est d’ailleurs aussi peu physicien, doit toujours pécher contre nature (4).
J’ai lu le livre de M. Algarotti (5). Il y a, comme de raison, plus de tours et de pensées que de vérités. Je crois qu’il réussira en italien, mais je doute qu’en français « l’amour d’un amant qui décroît en raison du cube de la distance de sa maîtresse, et du carré de l’absence, » plaise aux esprits bien faits qui ont été choqués de « la beauté blonde du soleil et de la beauté brune de la lune » dans le livre des Mondes.
Ce livre a besoin d’un traducteur excellent. Mais celui qui est capable de bien traduire s’amuse rarement à traduire.
J’apprends dans le moment qu’on réimprime mon maudit ouvrage. Je vais sur-le-champ me mettre à le corriger. Il y a mille contre-sens dans l’impression. J’ai déjà corrigé les fautes de l’éditeur sur la lumière ; mais si vous vouliez consacrer deux heures à me corriger les miennes et sur la lumière et sur la pesanteur, vous me rendriez un service dont je ne perdrais jamais le souvenir. Je suis si pressé par le temps, que j’en ai la vue éblouie ; le torrent de l’avidité des libraires m’entraîne ; je m’adresse à vous pour n’être point noyé.
La femme de l’Europe la plus digne, et la seule digne peut-être de votre société, joint ses prières aux miennes. On ne vous supplie point de perdre beaucoup de temps ; et d’ailleurs est-ce le perdre que de catéchiser son disciple ? C’est à vous à dire, quand vous n’aurez pas instruit quelqu’un : amici, diem perdidi.
Comptez que Cirey sera à jamais le très humble serviteur de Kittis.
Je crois que je viens de corriger assez exactement les fautes touchant la lumière. Je tremble de vous importunez ; mais, au nom de Newton et d’Emilie, un petit mot sur la pesanteur et sur la fin de l’ouvrage (6).
1 – Allusion à l’Observatoire de Kittis, sous le cercle polaire. (K.)
2 – L’ouvrage de M. Maupertuis, sur la Figure de la terre, imprimé au Louvre en 1738. (K.)
3 – Les Eléments de Newton. (G.A.)
4 – Voyez plus loin la lettre à Thieriot du 5 Juin. (G.A.)
5 – Toujours le Newtonianisme pour les dames. (G.A.)
6 – Ces quatre dernières lignes étaient de la main de madame du Châtelet.
à M. Thieriot
A Cirey...
Père Mersenne, je reçois votre lettre du 9. Il faut d’abord parler de notre grande nièce (1), car son bonheur doit marcher avant toutes les discussions littéraires, et l’homme doit aller avant le philosophe et le poète. Ce sera donc du meilleur de mon cœur que je contribuerai à son établissement ; et je vais lui assurer les vingt-cinq mille livres que vous demandez, bien fâché que vous ne vous appeliez pas M. de Fontaine, car, en ce cas, je lui assurerais bien davantage.
Sans doute je vais travailler à une édition correcte des Eléments de Newton, qui ne seront ni pour les dames ni pour tout le monde (2), mais où l’on trouvera de la vérité et de la méthode. Ce n’est point là un livre à parcourir comme un recueil de vers nouveaux ; c’est un livre à méditer, et dont un Rousseau ou un Desfontaines ne sont pas plus juges que je l’ai pu faire pour ajouter les idées de Newton aux règles de la musique. Montrez cela à Orphée-Euclide (3). Si, à quelque comma près, cela n’est pas juste, c’est Newton qui a tort. Et pourquoi non ? Il était homme ; il s’est trompé quelquefois.
Vous êtes un père Mersenne qu’on ne saurait trop aimer. Je vous ai bien des obligations, mais vous n’êtes pas au bout.
On vient de déballer l’Algarotti. Il est gravé au-devant de son livre avec madame du Châtelet. Elle est la véritable marquise. Il n’y en a point en Italie qui eût donné à l’auteur d’aussi bons conseils qu’elle. Le peu que je lis de son livre, en courant, me confirme dans mon opinion. C’est presque en Italien ce que les Mondes sont en français. L’air de copie domine trop ; et le grand mal, c’est qu’il y a beaucoup d’esprit inutile. L’ouvrage n’est pas plus profond que celui des Mondes. Nota bene que
……… quæ legat ipsa Lycoris,
est très joli ; mais ce n’est pas pauca meo Gallo, c’est plurima Bernardo. Je crois qu’il y a plus de vérité dans dix pages de mon ouvrage que dans tout son livre ; et voilà peut-être ce qui me coulera à fond, et ce qui fera sa fortune. Il a pris les fleurs pour lui, et m’a laissé les épines. Voici encore un autre livre que je vais dévorer ; c’est la réponse à feu Melon (4). Comment nommez-vous l’auteur ? Je veux savoir son nom, car vous l’estimez.
Montrez donc ma table et mon Mémoire (5) à Pollion, puisqu’il lit mon livre, afin qu’il rectifie une partie des erreurs qu’il trouvera en son chemin. Je vois que mon Mémoire fera tomber le prix du livre ; les libraires le méritent bien ; mais je ne veux pas me déshonorer pour les enrichir.
Adieu, mon cher ami, soyez donc de la noce de ma nièce, au moins.
J’oubliais de vous dire combien je suis sensible à la justice que me rendent ceux qui ne m’imputent point ces trois sermons rimés (6), auxquels je n’ai jamais pensé. Encore un mot. Je suis charmé que vous soyez en avance avec le prince ; il est bon qu’il vous ait obligation. Ce n’est point un illustre ingrat ; il n’est à présent qu’un illustre indigent.
Je vous embrasse tendrement. Embrassez Serizi (7).
1 – Marie-Elisabeth Mignot. (G.A.)
2 – Allusion au titre du livre d’Algarotti et à celui de la première édition du livre des Eléments. (G.A.)
3 – Rameau. (G.A.)
4 – Réflexions politiques de Dutot. (G.A.)
5 – Mémoire adressé au Journal des Savants sur les Eléments. (G.A.) (à venir – LV)
6 – Les Discours sur l’Homme. (G.A.)
7 – Surnom de sa nièce. (G.A.)
à M. l’abbé Moussinot
Cirey… Mai.
Autres commissions, mon cher ami ; elles regardent monsieur votre frère. Je me loue infiniment de sa promptitude à m’obliger ; qu’il m’envoie donc un livre d’architecture bien dessiné, soit que le livre soit de Perrault, ou de Blondel, ou de Scamozzi, ou de Palladio, ou de Vignole, il n’importe ; qu’il coûte six francs ou dix écus, il n’importe encore. Mais ce qui m’importe fort, c’est de savoir s’il est vrai qu’on ait mis depuis peu à la Bastille un homme (1) soupçonné d’être l’auteur de l’insolent libelle intitulé Almanach du diable. Votre frère, qui m’a envoyé ce livre abominable, devrait bien faire tous ses efforts pour en savoir des nouvelles ; il pourrait compter sur une reconnaissance égale au chagrin que j’ai eu qu’il m’ait envoyé à Cirey un ouvrage indigne d’être lu par d’honnêtes gens. Je le prie aussi de passer rue de la Harpe, et de s’informer s’il n’y a pas un cordonnier nommé Rousseau, parent du scélérat qui est à Bruxelles, et qui veut me déshonorer. Qu’il me découvre au moins l’auteur de l’Almanach du Diable ; il ne sera point compromis. Ce diable d’Almanach me tient prodigieusement au cœur.
Je voudrais, mon cher abbé, une petite montre jolie, bonne ou mauvaise, simple, d’argent seulement, mais surtout petite, avec un cordon soie et or. Trois louis doivent payer cela. Vous me l’enverrez subito, subito par le coche. C’est un petit présent que je veux faire au fils de M. le Marquis du Châtelet ; c’est un enfant de dix ans. Il la cassera, mais il en veut une, et j’ai peur d’être prévenu. Je vous embrasse.
1 – Quesnel. (G.A.)
à M. de Maupertuis
Cirey, le 25 Mai.
Voici, monsieur, une obligation que Cirey peut vous avoir, et une affaire digne de vous.
Un Mémoire sur la nature du feu et sur sa propagation, avec la devise :
Ignea convexi vis et sine pondere cœli
Emicuit, summaque locum sibi legit in arce,
OVID., Metam., lib. I, 6.
est de madame du Châtelet, et semble avoir eu votre approbation. Ne serait-il point de l’honneur de l’Académie, autant que de celui d’un sexe à qui nous devons tous nos hommages, d’imprimer ce mémoire en avertissant qu’il est d’une dame ? Mais vous partez pour Saint-Malo : qui pouvez-vous charger, en votre absence, de cette négociation ? Et qu’en pensez-vous ? Réponse à vos admirateurs, la plus prompte que vous pourrez. Peut-être croirez-vous que j’ai pu gâter le mémoire de madame du Châtelet, en y mêlant du mien ; mais tout est d’elle. Les fautes sont en petit nombre, et les beautés me paraissent grandes. Il faudrait qu’elle eût la liberté de le corriger. Vos académiciens seraient des ours, s’ils négligeaient cette occasion de faire honneur aux sciences. Je vous embrasse du meilleur de mon cœur.
à M. l’abbé Moussinot
Juin.
M. Michel, mon cher trésorier, demande de garder vingt mille livres de capital dont il me fera une rente viagère ; soit. Outre cela, il reste dans sa caisse, à moi appartenant ; autres vingt mille livres ; veut-il encore les garder ? Je le veux bien, à cinq pour cent ; mais à condition que s’il m’arrivait une affaire urgente, il donne sa parole de les rendre avant l’échéance de six mois. Je veux savoir toujours où prendre de l’argent. D’ailleurs il m’est indifférent que ce soit le sieur Paquier ou le sieur Michel qui ait ce fonds de vingt mille francs, pourvu que je puisse le toucher à volonté. S’ils ne veulent point de cette clause, que l’un ou l’autre prenne mon argent à cinq pour cent de trois en trois mois, et le tout se trouvera arrangé. Ce que nous avons de reste servira à acheter des actions, à payer les glaces dont je vous envoie le mémoire. Chargez celui de vos marchands que vous affectionnerez le plus de faire cette expédition : le tout bien mis au tain et bien conditionné.
Je réitère à monsieur votre frère l’instante prière que je lui ai déjà faite de me mander de qui il tient l’Almanach du Diable, et les poésies du sieur Ferrand (1). Je ne le commettrai point, et il doit se rendre à l’intérêt que j’ai de savoir ce dont il s’agit. Aimez-moi, mon cher ami, comme je vous aime.
Et, afin de ne pas perdre un temps précieux, envoyez un Savoyard avec un mot d’écrit chez M. Thieriot, pour savoir son heure. Voilà bien de la peine que je vous donne ; mais aussi cela n’arrivera pas deux fois, et je vous en demande bien pardon.
1 – Pièces libres de M. Ferrand, 1738. (G.A.)