CORRESPONDANCE - Année 1738 - Partie 2
Photo de PAPAPOUSS
à M. l’abbé Moussinot
Mars.
Je reviens, mon cher abbé, à notre transfuge d’Utrecht. Peu importe qu’il soit né calviniste, ou janséniste, ou musulman, ou païen ; ce qui importe, c’est de savoir si ses biens ayant été confisqués par justice, ses rentes viagères y sont comprises, et si les billets antérieurs à cette confiscation sont valables au profit des créanciers. A en juger par les pauvres lumières de la raison, cela doit être ainsi. Voici le fait :
On a confisqué, en 1730, le bien de M. de Bonneval le musulman (1) : ne dois-je pas être payé de ce qu’il me devait en 1729 ? Ce qu’il me devait était mon bien, et non le sien ; mais ce bien était une rente de M. de Bonneval, non échue alors, et confisquée depuis. La justice, en ce cas, n’est-elle pas contraire à la raison ? Voilà ce que je demande à votre raison très éclairée. Vous m’avez instruit en physique, instruisez-moi encore, mon ami, en jurisprudence.
Si M. de Barassi ne me rend pas les deux mille francs dont il s’est emparé fort mal à propos, il ne faudra pas le ménager ; je vous le recommande auprès de M. le lieutenant civil.
Je n’écrirai point à M. de Gennes ; c’est M. votre frère qui doit s’acquitter de ce compliment, et l’avertir que l’échéance est arrivée. Refuse-t-il de donner de l’argent ? Un exploit, je vous prie ; c’est là toute la cérémonie. M. de Gennes est fermier-général des états de Bretagne ; s’il ne paie pas, c’est une très mauvaise volonté, à quoi la justice est le remède. Il n’est pas si radoteur que vous me le dites ; il est cousu d’or ; et, s’il radote, c’est en Harpagon ; et ce serait radoter nous-mêmes que de ne le pas faire payer. Sa réponse doit être une lettre de change pour un paiement complet, ou c’est à un huissier à faire toutes les honnêtetés de cette affaire ; et je vous supplie de ne pas épargner cette politesse, dont l’utilité est très reconnue et toujours pardonnable envers un avare.
Je vous recommande encore mademoiselle d’Amfreville pour cent francs, et d’Arnaud pour ce que je lui ai promis. Je voudrais faire mieux, mais je trouve qu’en présents, dans ce commencement d’année, il m’en a coûté mille écus. Lisez et envoyez à M. de Guise la lettre que je lui écris.
1 – Le comte de Bonneval. (G.A.)
à M. le prince de Guise
Mars.
Monseigneur, je reçois en même temps une lettre de votre altesse, et une de M. l’abbé Moussinot, qui, depuis un an, et sous le nom de son frère, veut bien avoir la bonté de se mêler de mes affaires, lesquelles étaient dans le plus cruel dérangement. Je n’entends guère les affaires, encore moins les procédures. J’ai tout remis à votre bonté et à votre équité.
Dans le projet de délégation que vous me faites l’honneur de m’envoyer, vous me dites que vous avez toujours exactement payé M. Crozat. La différence est cruelle pour moi. M. Crozat, qui a cent mille écus de rente au moins, est payé à point nommé ; et moi, parce que je ne suis pas riche, on me doit près de quatre années. Ce n’est pas là, en vérité, le sens du dabitur habenti de l’Evangile, et jamais le receveur saint Matthieu ni son camarade saint Marc n’ont prétendu que votre altesse dût payer M. Crozat de préférence à moi. Voyez, monseigneur, tous les commentaires des quatre évangélistes sur ce texte ; il n’y est pas dit un mot, je vous le jure, de M. Crozat. Hélas ! Monseigneur, je ne vous demandais pas ce paiement régulier que vous avez fait à ce Crésus-Crozat ; je vous demandais une assurance, une simple délégation pour Irus (1) - Voltaire.
J’avais prié M. l’abbé Moussinot de vous aller trouver ; car pour son frère, il ne sait que signer son nom ; mais, monseigneur, cet abbé est une espèce de philosophe peu accoutumé à parler aux princes, les respectant beaucoup, et les fuyant davantage. C’est un homme simple, doux, dont la simplicité s’effarouche à la vue d’un grand seigneur. Il m’abandonnerait sur-le-champ s’il fallait qu’il fût obligé de parler contradictoirement à un homme de votre nom. Daignez condescendre à sa timidité, et souffrez que vos gens d’affaires confèrent avec lui, ou que M. Bronod (2) lui donne un rendez-vous certain. C’est encore une chose très dure d’aller inutilement chez M. Bronod.
Je suis bien plus fâché que vous, monseigneur, des procédures qu’on a faites. Les avocats au conseil ne sont pas à bon marché, et tout cela est infiniment désagréable. Je m’en console par un peu de philosophie, et, surtout, par l’espérance que vous me continuerez vos bontés.
1 – Mendiant d’Homère. Voyez le premier des Discours sur l’Homme. (G.A.)
2 – Notaire. (G.A.)
à M. Thieriot
A Cirey, le 8 Mars.
J’étais bien étonné, mon cher ami, que, quand j’avais la fièvre, vous vous portassiez bien ; mais je vois par votre lettre que notre ancienne sympathie dure toujours. Vous avez dû être saigné du pied, car je le fus il y a cinq ou six jours, et probablement cela vous a fait grand bien. Voilà ma nièce à Landau. Je l’eusse mieux aimée à Paris ou dans mon voisinage. Elle épouse au moins un homme dont tout le monde m’écrit du bien (1). Elle sera heureuse partout où elle sera. Si vous avez un peu d’amitié pour la cadette, recommandez-lui de faire comme son aînée ; je ne dis pas de s’en aller en province, mais de choisir un honnête homme qui surtout ne soit point bigot. Le fanatique Arouet la déshéritera, si elle ne prend pas un convulsionnaire ; et moi je la déshérite, si elle prend un homme qui sache seulement ce que c’est que la Constitution (2). Raillerie à part, je voudrais qu’elle pût trouver quelque garçon de mérite avec qui je pusse un peu vivre. Je ne veux point laisser mon bien à un sot. Je lui donnerai à peu près autant qu’à son aînée. Tâchez, mon ami, de lui trouver son fait.
Je ne suis point étonné que vous ayez deviné M. de La Chaussée ; vous êtes homo argutœ naris, et ses vers doivent frapper un odorat fin comme le vôtre. Je suis bien aise qu’il continue à confondre, par ses succès dans des genres opposés, les impertinentes Epîtres de l’auteur des Aïeux chimériques. Son Maximilien sera sans doute autrement écrit que celui de Thomas Corneille. Il est vrai que ce Thomas intriguait ses pièces comme un Espagnol. On ne peut pas nier qu’il n’y ait beaucoup d’invention et d’art dans son Maximien, aussi bien que dans Camma, Stilicon, Timocrate. Le rôle de Maximien même n’est pas sans beauté ; et la manière dont il se tue eut autrefois un très grand succès.
J’avais songé d’abord à te faire tomber :
Voilà, pour me punir d’avoir manqué ta chute
Et comme je prononce, et comme j’exécute.
Ces vers et cette mort furent fort bien reçus, et la pièce eut plus de trente représentations ; mais cet effort d’intrigue, cet art recherché avec lequel la pièce est conduite, a servi ensuite à la faire tomber ; car, au milieu de tant de ressorts et d’incidents, les passions n’ont pas leurs coudées franches : il faut qu’elles soient à l’aise pour que les babillards puissent toucher. D’ailleurs le style de Thomas Corneille est si faible qu’il fait tout languir, et une pièce mal écrite ne peut jamais être une bonne pièce.
Vous donneriez, à mon gré, une louange médiocre au nouvel auteur, si sa tragédie n’était pas mieux écrite que l’Héraclius de Pierre Corneille, dont vous me parlez. Je vous avoue que le style de cet ouvrage m’a toujours surpris par la dureté, le galimatias, et le familier qui y règnent. Je ne connais guère de beau dans Héraclius que ce morceau qui vaut seul une pièce :
O malheureux Phocas ! ô trop heureux Maurice : etc.
Act. IV., sc. IV.
D’ailleurs, l’insipidité de la partie carrée entre Léonce et Pulchérie, Héraclius et Léontine, et les malheureux raisonnements d’amour en vers très bourgeois dont tout cela est farci, m’ont excédé toujours, et terriblement ennuyé. Je sais bien que Despréaux avaient en vue Héraclius dans ces vers :
Et qui, débrouillant mal une pénible intrigue,
D’un divertissement me fait une fatigue.
Art Poèt, ch. III.
Je n’ai point vu la Métromanie ; mais on peut hardiment juger de l’ouvrage par l’auteur.
Voici une lettre pour notre prince. Adieu ; vous devriez bien venir nous voir avec ces Denis.
1 – Le mariage est du 25 Février. (G.A.)
2 – La bulle Unigenitus. (G.A.)
à M. Thieriot
A Cirey, le 22 Mars.
Mon cher ami, allez vous faire … avec vos excuses et votre chagrin sur la petite inadvertance en question. Tous mes secrets assurément sont à vous comme mon cœur. Je vois à votre seigneur royal trois ou quatre réponses. Vous voyez qu’il égaie sa solitude par des vers et de la prose. La seule entreprise de faire des vers français me paraît un prodige dans un Allemand qui n’a jamais vu la France. Il a raison de faire des vers français ; car combien de Français font des vers allemands ! Mais je vous assure que si le seul projet d’être poète m’étonne dans un prince, sa philosophie me surprend bien davantage. C’est un terrible métaphysicien et un penseur bien intrépide. Mon cher Thieriot, voilà notre homme, conservez la bienveillance de cette âme-là, et m’en croyez. J’ai vu la Piromanie (1) cela n’est pas sans esprit ni sans beaux vers ; mais ce n’est un ouvrage estimable en aucun sens. Il ne doit son succès passager qu’à Le Franc et à moi. On m’a envoyé aussi Lysimachus (2) : j’ai lu la première page, et vite au feu. J’ai lu ce poème sur l’Amour-propre, et j’ai bâillé. Ah ! Qu’il pleut de mauvais vers ! Envoyez-moi donc ces Epîtres (3) qu’on m’attribue. Qu’est-ce que c’est que cette drogue sur le Bonheur ? N’est-ce point quelque misérable qui babille sur la félicité, comme les Gresset, et d’autres pauvres diables, qui suent d’ahan dans leurs greniers pour chanter dans la volupté et la paresse ?
Comment va le procès d’Orphée-Rameau et de Zoïle-Castel ? Ce monstre d’abbé Desfontaines continue-t-il de donner ses Malsemaines ? Mais, ce qui m’intéresse le plus, viendrez-vous nous voir ? Savez-vous ce que Quesnel-Arouet a donné à mon aimable nièce ? Dites-moi donc cela, car je veux lui disputer son droit d’aînesse. Mes compliments à ceux qui m’aiment ; de l’oubli aux autres. Vale ; je vous aime de tout mon cœur.
1 – La Métromanie. (K.)
2 – Tragédie de Gilles de Caux jouée le 13 Décembre 1737. (G.A.)
3 – Les Epîtres sur le Bonheur, autrement dites Discours sur l’Homme. (G.A.)
à M. Rameau
Mars.
Je vous félicite beaucoup, monsieur, d’avoir fait de nouvelles découvertes dans votre art, après nous avoir fait entendre de nouvelles beautés. Vous joignez aux applaudissements du parterre de l’Opéra les suffrages de l’Académie des sciences (1) ; mais surtout vous avez joui d’un honneur que jamais, ce me semble, personne n’a eu avant vous. Les autres auteurs sont commentés d’ordinaire, des milliers d’années après leur mort, par quelque vilain pédant ennuyeux ; vous l’avez été, de votre vivant, et on sait que votre commentateur (2) est quelque chose de très différent, en toute manière, de l’espèce de ces messieurs.
Voilà bien de la gloire ; mais le révérend P. Castel a considéré que vous pourriez en prendre trop de vanité, et il a voulu, en bon chrétien, vous procurer des humiliations salutaires. Le zèle de votre salut lui tient si fort au cœur que, sans trop considérer l’état de la question, il n’a songé qu’à vous abaisser, aimant mieux vous sanctifier que vous instruire.
Le beau mot, sans raison, du P. Canaye (3), l’a si fort touché qu’il est devenu la règle de toutes ses actions et de tous ses livres ; et il fait savoir si bien ce grand argument, que je m’étonne comment vous avez pu l’éluder.
Vous pouvez disputer contre nous, monsieur, qui avons la pauvre habitude de ne reconnaître que des principes évidents, et de nous traîner de conséquence en conséquence.
Mais comment avez-vous pu disputer contre le révérend père Castel ? En vérité, c’est combattre contre Bellérophon. Songez, monsieur, à votre téméraire entreprise ; vous vous êtes borné à calculer les sons, et à nous donner d’excellente musique pour nos oreilles, tandis que vous avez affaire à un homme qui fait de la musique pour les yeux. Il peint des menuets et de belles sarabandes. Tous les sourds de Paris sont invités au concert qu’il leur annonce depuis douze ans ; et il n’y a point de teinturier qui ne se promette un plaisir inexprimable à l’Opéra des couleurs que doit représenter le révérend physicien ave son Clavecin oculaire. Les aveugles même y sont invités (4) ; il les croit d’assez bons juges des couleurs. Il doit le penser, car ils en jugent à peu près comme lui de votre musique. Il a déjà mis les faibles mortels à portée de ses sublimes connaissances. Il nous prépare par degrés à l’intelligence de cet art admirable. Avec quelle bonté, avec quelle condescendance pour le genre humain, daigne-t-il démontrer dans ses Lettres, dont les journaux de Trévoux sont dignement ornés, je dis démontrer par lemmes, théorèmes, scolies, 1° que les hommes aiment les plaisirs ; 2° que la peinture est un plaisir ; 3° que le jaune est différent du rouge, et cent autres questions épineuses de cette nature !
Ne croyez pas, monsieur, que, pour s’être élevé à ces grandes vérités, il ait négligé la musique ordinaire ; au contraire, il veut que tout le monde l’apprenne facilement, et il propose, à la fin de la Mathématique universelle, un plan de toutes les parties de la musique, en cent trente-quatre traités, pour le soulagement de la mémoire ; division certainement digne de ce livre rare, dans lequel il emploie trois cent soixante pages avant de dire ce que c’est qu’un angle.
Pour apprendre à connaître votre maître, sachez encore, ce que vous avez ignoré jusqu’ici avec le public nonchalant, qu’il a fait un nouveau sytème de physique qui assurément ne ressemble à rien, et qui est unique comme lui. Ce système (5) est en deux gros tomes. Je connais un homme intrépide qui a osé approcher de ces terribles mystères, ce qu’il m’en a fait voir est incroyable. Il m’a montré (liv. V, chap. III, IV et V) que ce sont « les hommes qui entretiennent le mouvement dans l’univers, et tout le mécanisme de la nature ; et que, s’il n’y avait point d’hommes, toute la machine se déconcerterait. » Il m’a fait voir de petits tourbillons, des roues engrenées les unes dans les autres, ce qui fait un effet charmant, et en quoi consiste tout le jeu des ressorts du monde. Qu’elle a été mon admiration quand j’ai vu ce beau titre : « Dieu a créé la nature, et la nature a créé le monde ! »
Il ne pense jamais comme le vulgaire. Nous avions cru, jusqu’ici, sur le rapport de nos sens trompeurs, que le feu tend toujours à s’élever dans l’air ; mais il emploie trois chapitres à prouver qu’il tend en bas. Il combat généreusement une des plus belles démonstrations de Newton (6) Il avoue qu’en effet il y a quelque vérité dans cette démonstration ; mais, semblable à un Irlandais célèbre dans les écoles, il dit : Hoc fateor, verum contrat sic argumentor. Il est vrai qu’on lui a prouvé que son raisonnement contre la démonstration de Newton était un sophisme ; mais, comme dit M. de Fontenelle, les hommes se trompent, et les grands hommes avouent qu’ils se sont trompés. Vous voyez bien, monsieur, qu’il ne manque rien au révérend Père qu’un petit aveu pour être grand homme. Il porte partout la sagacité de son génie, sans jamais s’éloigner de sa sphère. Il parle de la folie (chap. VII, liv. V), et il dit que les organes du cerveau d’un fou sont « une ligne courbe et l’expression géométrique d’une équation. » Quelle intelligence ! Ne croirait-on pas voir un homme opulent qui calcule son bien ?
En effet, monsieur, ne reconnaît-on pas à ses idées, à son style, un homme extrêmement versé dans ces matières ? Savez-vous bien que, dans sa Mathématique universelle, il dit que ce que l’on appelle le plus grand angle est réellement le plus petit, et que l’angle aigu, au contraire, est le plus grand : c’est-à-dire, il prétend que le contenu est plus grand que le contenant ; chose merveilleuse comme bien d’autres !
Savez-vous encore qu’en parlant de l’évanouissement des quantités infiniment petites par la multiplication, il ajoute joliment « qu’on ne s’élève souvent que pour donner du nez en terre ? ».
Il faut bien, monsieur, que vous succombiez sous le géomètre et sous le bel esprit. Ce nouveau P. Garasse, qui attaque tout ce qui est bon, n’a pas dû vous épargner. Il est encore tout glorieux des combats qu’il a soutenus contre les Newton, les Leibnitz, les Réaumur, les Maupertuis. C’est le Don Quichotte des mathématiques, à cela près que Don Quichotte croyait toujours attaquer des géants, et que le révérend père se croit un géant lui-même.
Ne le troublons point dans la bonne opinion qu’il a de lui ; laissons en paix les mânes de ses ouvrages, ensevelis dans le Journal de Trévoux, qui grâce à ses soins, s’est si bien soutenu dans la réputation que Boileau lui a donnée, quoique, depuis quelques années, les Mémoires (7) modernes ne fassent point regretter les anciens. Il va écrire peut-être une nouvelle Lettre pour rassurer l’univers sur votre musique ; car il a déjà écrit plusieurs brochures pour rassurer l’univers (8), pour éclairer l’univers. Imitez l’univers, monsieur, et ne lui répondez point.
1 – Pour sa Génération harmonique. (G.A.)
3 – Madame de La Popelinière. (G.A)
4 – Le P. Castel, dans ses Lettres au président de Montesquieu, dit que les aveugles mêmes sauront juger de son clavecin.
5 – Traité de la pesanteur universelle. (G.A.)
6 – C’est la proposition dans laquelle Newton démontre, par la méthode des fluxions, que tout corps mû en une courbe quelconque, s’il parcourt des aires égales, dans des temps égaux, tend vers un centre, et vice versa.
7 – Le vrai titre du Journal de Trévoux était alors : Mémoires pour servir à l’histoire des sciences et des beaux-arts. (G.A.)
8 – Lettres philosophiques sur la fin du monde. (G.A.)
à M. Thieriot
Le 28 Mars.
Je vois, mon cher Thieriot, que Maximien a le sort de toutes les pièces trop intriguées. Ces ouvrages sont comme les gens accablés de trop d’affaires. Il n’y a point d’éloquence où il y a surcharge d’idées ; et sans éloquence, comment peut-on plaire longtemps ?
Or çà, je veux bientôt vous envoyer une pièce aussi simple que Maximien est implexe. Il vous a donné un microscope à facette ; je vous donnerai une glace tout unie, et vous la casserez si elle ne vous plaît pas. On m’a fait cent chicanes, cent tracasseries pour mes Eléments de Newton ; ma foi, je les laisse là ; je ne veux pas perdre mon repos pour Newton même ; je me contente d’avoir raison pour moi. Je n’aurai pas l’honneur d’être apôtre, je ne serai que croyant.
On m’a fait voir une lettre (1) à Rameau sur le révérend P. Castel, qui m’a paru plaisante, et qui vaut bien une réplique sérieuse ; mais je n’ose même l’envoyer, de peur qu’une tracasserie me passe par les mains. Si vous étiez homme à promettre, jurejurando, secret profond et inviolable, je pourrais vous envoyez cela ; car si promettez, tiendrez.
Ce que vous me dites de Le Franc m’étonne. De quoi diable s’avise-t-il d’aller parler du droit de remontrances à une cour des aides (2) de province ? J’aime autant vanter les droits des ducs et pairs à mon bailliage. Je m’imagine qu’on l’a exilé à cause de la vanité qu’il a eue de faire de la cour des aides de Montauban un parlement de Paris. Cependant il a été dévoré du zèle de bon citoyen ; en cette qualité, je lui fais mon compliment, et je vous prie de lui dire que, comme homme, comme Français, et comme poète, je m’intéresse fort à lui. Il aurait dû savoir plus tôt que des personnes comme lui et moi devaient être unies contre les Piron ; mais sa Didon, toute médiocre qu’elle est, lui tourna la tête et lui fit faire une préface impertinente au possible, qui mérite mieux l’exil que tout discours à une cour des aides.
Vous avez vu ma nichée de nièces, et vous ne me mandez point ce que Quesnel-Arouet a donné. Il faudrait pourtant que Locke-Voltaire en sût deux mots.
Je vous embrasse tendrement. Comment vont votre estomac, votre poitrine, vos entrailles ? Tout cela ne vaut pas le diable chez moi.
P.-S. On me mande de Bruxelles que saint Rousseau, confessé par un carme, a déclaré n’avoir point de parents, quoiqu’il ait une sœur à Paris, et un cousin cordonnier, rue de la Harpe. Il a fait dire trois messes pour sa guérison, et a fait un pèlerinage à une Madona : il s’en porte beaucoup mieux. Il a fait une ode sur le miracle de la sainte Vierge en sa faveur.
1 – C’est la lettre du mois de mars. (G.A.)
2 – Le Franc était avocat-général à la cour des aides, à Montauban, d’où il fut exilé pour s’être élevé contre les abus touchant l’assiette et la répartition des impôts. (G.A.)
à M. Berger
Cirey, Avril.
Madame la marquise du Châtelet a renvoyé le livre que vous lui avez prêté. Il doit être chez l’abbé Moussinot. Après la honte de barbouiller de tels ouvrages, la plus grande est de les lire : aussi madame du Châtelet l’a envoyé à Pacolet après en avoir vu deux pages.
Je puis vous dire, mon cher monsieur, que ces Epîtres (1) dont vous me parlez ne sont pas de moi, et vous me feriez une vraie peine si vous ne faisiez pas tous vos efforts pour désabuser le public. Je ne veux ni usurper la gloire des autres, ni me charger de leurs querelles. Je suis assez fâché qu’on m’ait osé imputer l’ennuyeuse et dix fois trop longue Réponse (2) aux Epîtres de Rousseau. Il est bien lâche à celui qui l’a osé faire de n’avoir osé l’avouer.
J’ai fait pis contre ce scélérat ; je l’ai convaincu de calomnie par la lettre de M. le duc d’Aremberg et par vingt autres preuves. J’ai parlé de lui, comme un honnête homme doit parler d’un monstre ; mais, en prononçant sa sentence, je l’ai signée de mon nom.
Je vous prie de me faire voir une ode (3) de l’ex-jésuite Gresset qu’on dit très belle.
Je suis très fâché que les Eléments de Newton paraissent. Les libraires se sont trop précipités. Il est assez plaisant que j’achète mon ouvrage. Je crois qu’il sera utile aux personnes qui ont du goût pour les sciences, qui cherchent la vérité, et qui n’ont pas le temps de la retrouver dans les sources. Ce qui me fâche, c’est que, outre mes fautes, il y en aura beaucoup de la part des éditeurs. Mandez-moi des nouvelles de mon livre.
Je vous prie de faire mes compliments à certain élève d’Apollon et de Minerve, nommé La Bruère. C’est un des jeunes gens de Paris (4) dont j’ai la meilleure opinion. Il devrait m’envoyer sa tragédie. Je lui garderais une fidélité inviolable.
Je vous embrasse.
1 – Les Discours sur l’Homme. (G.A.)
2 – Cette Réponse, en vers, n’est réellement pas de Voltaire. (G.A.)
3 – Sur l’Amour de la patrie. (G.A.)
4 – La Bruère avait alors vingt-deux ans. (G.A.)
à M. Thieriot
Le 10 Avril.
J’ai reçu, mon cher ami, le petit écrit imprimé ; je vous remercie bien de ces attentions. La littérature m’est plus chère que jamais. Newton ne m’a point rendu insensible, et vous pouvez me dire avec notre maître Horace :
Quæ circumvolitas agilis thymas ?... (Lib. I, ep. III)
Vous devriez bien m’envoyer le discours populaire de Le Franc ; je m’intéresse beaucoup à lui depuis qu’il a fait doublement cocu un intendant. En vérité, cela est fort à l’honneur des belles-lettres ; mais, mon cher ami, cela n’est point à l’honneur des lettres de cachet, et je trouve fort mauvais qu’on exile les gens pour avoir ……. Madame ***.
Vous verriez ci-jointe la lettre d’une bonne âme à Orphée-Rameau sur Zoïle-Castel.
….. Secretum petimusque damusque vicissim. (Hor., de Art poet)
Ce Castel-là est un chien enragé ; c’est le fou des mathématiques, et le tracassier de la société.
Je vous enverrai incessamment la Mérope ; mais pour Dieu, n’en parlez pas ; n’allez pas aussi vous imaginer que cela soit écrit du ton de Brutus.
Telephus et Peleus, cum pauer et exul uterque,
Projicit ampullas……. (Hor. de Art.poet.)
Dieu garde Zaïre d’être autre chose que tendre ! Dieu garde Mérope de faire la Cornélie ! Flebilis Ino. Vous ne verrez là d’autre amour que celui d’une mère, d’autre intrigue que la crainte et la tendresse, trois personnages principaux, et voilà tout. La plus extrême simplicité est ce que j’aime ; si elle dégénère en platitude, vous en avertirez votre ami.
Je serais bien étonné que mes Eléments de Newton parussent. La copie que j’avais laissée en Hollande était assez informe ; ce qu’ils avaient commencé de l’édition était encore plus vicieux. J’ai averti les libraires de ne se pas presser, de m’envoyer les feuilles, d’attendre les corrections ; s’ils ne le font pas, tant pis pour eux. Deux personnes (1) de l’Académie des sciences ont vu l’ouvrage, et l’ont approuvé. Je suis assez sûr d’avoir raison. Si les libraires ont tort, je les désavouerai hautement.
Monsieur le chancelier a trouvé que j’étais un peu hardi de soupçonner le monde d’être un peu plus vieux qu’on ne dit ; cependant je n’ai fait que rapporter les observations astronomiques de MM. de Louville et Godin. Or, par ces observations, il apparaît que notre pôle pourrait bien avoir changé de place dans le sens de la latitude, et cela assez régulièrement. Or, si cela était, il pourrait à toute force y avoir une période d’environ deux millions d’années ; et si cette période existait, et qu’elle eût commencé à un point, comme, par exemple, au nord, il serait démontré que le monde aurait environ cent trente mille ans d’antiquité, et c’est le moins qu’on pourrait lui donner. Mais je ne veux me brouiller avec personne pour l’antiquité de la noblesse de ce globe ; eût-il vécu cent millions de siècles, ma vie ni la vôtre n’en dureraient pas un jour de plus. Songeons à vivre et à vivre heureux. Pour moi,
Que les dieux ne m’ôtent rien,
C’est tout ce que je leur demande.
D’ailleurs, quand les hommes seraient encore plus sots qu’ils ne sont, je ne m’en mêlerais point.
Votre petit Basque a bien fait ; mais on avait fait assez mal ici de ne pas le faire venir d’abord. On ne doit jamais manquer l’acquisition d’un homme de mérite.
J’ai l’insolence d’en chercher un pour mon usage. Je voudrais quelque petit garçon philosophe qui fût adroit de la main, qui pût me faire mes expériences de physique ; je le ferais seigneur d’un cabinet de machines, et de quatre ou cinq cents livres de pension, et il aurait le plaisir d’entendre Emilie-Newton, qui, par parenthèse, entend mieux l’Optique de ce grand homme qu’aucun professeur, et que M. Coste, qui l’a traduite.
Adieu, père Mersenne.
1 – Pitot et Montcarville. (G.A.)
à M. Thieriot
Je reçois, mon cher Thieriot, un paquet de notre prince philosophe qui m’en apprend de bonnes (1). Mais pourquoi, s’il vous plaît, n’accompagnez-vous pas vos paquets d’un petit mot de votre main ? Pensez-vous que le commerce de l’héritier d’une couronne me soit plus cher que celui d’un ami ?
Urbis amatorem Thirium salvere jubemus
Ruris amatore…………………………… (Hor., lib. I., ep. X.)
Madame la marquise du Châtelet a eu chez elle M. et madame Denis. On a été extrêmement content, et je les ai vus partir avec regret. Si vous pouviez trouver un mari dans ce goût-là à la Serizi, vous lui rendriez un bon service. Je cherche à présent un Strabon (2), un garçon philosophe, qui puisse m’aider en physique, mente manuque, un petit diminutif de la race des Vaucanson. Une bonne maison, de la liberté, de la tranquillité, quatre ou cinq cents livres bien payées par an, et la disposition d’une bibliothèque de physique complète, et d’un cabinet de mathématiques, feraient son sort. Au reste ce goût pour la physique n’éteint point celui de la littérature. Envoyez-moi donc ce qu’il y a de nouveau. On me parle d’une ode excellente de Gresset sur l’Amour de la Patrie, et d’une épître du P. Brumoi sur la Liberté (3). Peut-être sont-ce de vieilles nouvelles qui arrivent tout usées.
Si vous venez à Cirey, j’ai quelque chose pour vous qui vous sera très agréable et très utile. Vale.
1 – Sur le czar Pierre Ier. (G.A.)
2 – Nom du valet dans la comédie de Démocrite, de Regnard. (Note de M. Miger)
3 – C’est le deuxième des Discours sur l’Homme, par Voltaire lui-même. (G.A.)