CORRESPONDANCE - Année 1738 - Partie 13

Publié le par loveVoltaire

1738-13.jpg

 

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

Cirey, ce 5 Décembre 1738.

 

Aimable ange gardien, vous resterez donc dans votre ciel de Paris ! Soyez donc là votre ange à vous-même. Angele, custodi te ipsum. Travaillez à y être aussi heureux que vous méritez de l’être, et mettez le comble au bonheur de Cirey par le vôtre. Vous n’avez à changer que votre fortune. J’en dis autant à l’aimable compagne de votre vie ; je fais mille vœux pour vous deux. Je ne savais pas que vous demeurassiez avec M. d’Ussé. Voulez-vous bien présenter mes plus tendres respects aux philosophes, père et fils, et à madame d’Ussé ? Je devais avoir l’honneur de leur écrire ; mais un cabinet de physique, des vers, et une mauvaise santé, me font manquer à tous mes devoirs.

 

Ne m’oubliez pas, je vous en supplie, auprès de votre frère.

 

J’avais peu d’argent quand La Mare est venu chez madame du Châtelet, je n’ai pu lui donner que cent livres ; mais pour lettres de change je lui donne la comédie de l’Envieux (1), qu’il vous apporte corrigée, en vers de six pieds, et bien cachetée.Il la donnera sous son nom, et il partagera le profit avec un jeune homme plus sage que lui et plus pauvre (2).

 

Recommandez-lui le plus profond secret ; je crois qu’il le gardera, et que l’envie de vous plaire lui donnera toutes les vertus. Je ne lui donne pas cette comédie comme bonne pièce, mais comme bonne œuvre.

 

Adieu ; quand j’aurai des termes pour vous dire combien la reconnaissance, la tendresse, et l’estime, m’attachent à vous, je m’en servirai.

 

 

1 – Pièce contre Desfontaines. Elle ne fut pas représentée. (G.A.)

 

2 – Il est à croire que La Mare était venu en septembre à Cirey se faire pardonner son ingratitude. (G.A.)

 

 

 

 

(DE LA MAIN DE MADAME DU CHATELET)

 

 

J’ai scellé cette comédie de cinq sceaux, mon cher ami ; voyez si La Mare ne les a pas rompus ; et, surtout, en cas qu’elle fût refusée, qu’il ne soit pas le maître de la faire imprimer ; cela pourrait attirer des affaires. Ne la lui confiez point ; deposez-la dans les très fidèles mains de mademoiselle Quinault, et qu’il soit à ses ordres et aux vôtres. Il faudra que mademoiselle Quinault la fasse copier et renvoie la copie envoyée, parce qu’il y a de l’écriture de votre ami. Si vous n’approuvez pas qu’on la joue, renvoyez-la ; on donnera autre chose à La Mare. Taillez , monsieur d’Argental, rognez, nous sommes entre vos mains.

 

M. de Voltaire vous envoie aussi deux épîtres ; la deuxième, sur la Liberté, et la quatrième, sur la Modération. Il ne donnera la cinquième que quand vous serez content, et corrigera les trois premières jusqu’à ce que vous disiez : C’est assez ; mais je crois qu’il est nécessaire d’en faire un corps d’ouvrage suivi, et de les imprimer ensemble, surtout à cause de celle de l’Envie. Mérope peut réussir, surtout avec mademoiselle Dumesnil ; mais je ne sais si on doit la hasarder ; c’est à vous à décider. Il a beaucoup retouché les derniers actes ; je ne sais si vous en serez plus content ; mais il y a bien des beautés et des choses prises dans la nature. Sa santé demande peu de travail, et je fais mon possible pour l’empêcher de s’appliquer. Je crois qu’il va se remettre à l’Histoire de Louis XIV ; c’est l’ouvrage qui convient le plus à sa santé. Si vous venez jamais ici, je crois que vous la lirez avec grand plaisir. Je fais mon possible pour vous donner autant d’envie de venir, que j’en ai de vous dire moi-même combien je vous aime tendrement. Votre ami vous en dit autant.

 

 

 

 

à M. Thieriot

Le 6 Décembre.

 

Mon très cher ami, mitonnez-moi le manipulateur ; vous aurez dans peu notre décision.

 

Comme on imprimait en Hollande les quatre Epîtres, je viens de les renvoyer corrigées, très corrigées, surtout la première, et mon cher Thieriot est à la place d’Hermotime.

 

Vous me faites tourner la tête de me dire qu’il ne faut point de tours familiers. Ah ! Mon ami, ce sont les ressorts de ce style. Quelque ton sublime qu’on prenne, si on ne mêle pas quelque repos à ces écarts, on est perdu. L’uniformité du sublime dégoûte. On ne doit pas couvrir son cul de diamants comme sa tête. Mon cher ami, sans variété, jamais de beauté. Etre toujours admirable, c’est ennuyer. Qu’on me critique, mais qu’on me lise.

 

Passons du grave au doux, du plaisant au sévère.

 

                                                                       BOILEAU, Art poét., I.

 

Gare que le père Voltaire ne soit père Savonarole (1) !

 

Envoyez le s’Gravesande chez l’abbé (2) ; il ne faut jamais attendre d’occasion pour un bon livre ; l’abbé le mettra au coche sur-le-champ.

 

Il me faut le Boerhaave français ; je le crois traduit. Il y a une infinité de drogues dont je ne sais pas le nom en latin.

 

Ai-je souscrit pour le livre (3) de M. Brémond ? Aurai-je quelque chose sur les marées par quelque tête anglaise ?

 

Je crois que je verrai demain Wallis et l’Algarotti français (4). J’avais proposé à M. Algarotti que la traduction se fît sous mes yeux ; je vous réponds qu’il eût été content de mon zèle.

 

Je ne sache pas qu’on ait imprimé rien de mes lettres à Maffei ; mais ce que j’ai écrit, soit à lui, soit à d’autres, sur l’abbé Desfontaines, a beaucoup couru. Si on m’avait cru, on aurait plus étendu, plus poli, et plus aiguisé cette critique (5). Il était sans doute nécessaire de réprimer l’insolente absurdité avec laquelle ce gazetier attaque tout ce qu’il n’entend point ; mais je ne peux être partout, et je ne peux tout faire.

 

Au reste, je ne crois pas que vous balanciez entre votre ami et un homme qui vous a traité avec le mépris le plus insultant dans le Dictionnaire néologique, dans un ouvrage souvent imprimé, ce qui redouble l’outrage. Il ne m’a jamais écrit ni parlé de vous que pour nous brouiller ; jamais il n’a employé sur votre compte un terme honnête. Si vous aviez la faiblesse de vous mettre entre un tel scélérat et votre ami, vous trahiriez également et ma tendresse et votre honneur. Il y a des occasions où il faut de la fermeté ; c’est s’avilir de ménager un coquin. Il a trouvé en moi un homme qui le fera repentir jusqu’au dernier moment de sa vie ; j’ai de quoi le perdre ; vous pouvez l’en assurer. Adieu ; je suis fâché que la colère finisse une lettre dictée par l’amitié.

 

 

1 – C’est-à-dire brûlé. (G.A.)

 

2 – Moussinot. (G.A.)

 

3 – Traduction des Transactions philosophiques. (G.A.)

 

4 – Traduction de Duperron de Castera. (G.A.)

 

5 – Le Préservatif. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

Ce 6 Décembre.

 

Le coche de Joinville part aujourd’hui chargé de quatre petites bouteilles de liqueurs qui, Dieu merci, seront bues en France (1). Elles sont adressées à M. d’Argental, à la Grange-Batelière. Recevez, mon cher ange gardien, ces petites libations que vous fait le mortel dont vous prenez soin.

 

Voici une autre sorte d’hommage ; c’est une cinquième Epître (2), en attendant que les autres soient dûment corrigées. Lisez-la, ne la donnez point ; dites ce qu’il faut réformer. Je voudrais qu’elle fût catholique et raisonnable ; c’est un carré rond, mais, en égrugeant les angles, on peut l’arrondir. Je corrige actuellement la Henriade, Brutus, Œdipe l’Histoire du roi de Suède. Puisque j’ai tant fait que d’être , et que vous avez tant fait que de m’aimer, il faut au moins que vous aimiez en moi un auteur passable.

 

Je crois que le mieux est que mademoiselle Quinault donne l’Envieux sans le mettre sous le nom de La Mare. La pièce est un peu sérieuse, mais on dit que les honnêtes gens réussissent à présent à la comédie mieux que les bouffons. C’est à vous à me le dire. J’ai peur que Thieriot n’ait vu l’Envieux autrefois ; mais il est devenu discret ; nous avons étoupé sa trompette.

 

J’ai écrit deux fois à M. Hérault, pour avoir le désaveu de Jore ; il m’est essentiel ; comment faire pour l’obtenir ? Qu’il est aisé de nuire ! Que le mal se fait promptement ! Qu’on est lent à faire le bien ! Chez vous, c’est tout le contraire. Non ; je ne sais ce que je dis, car vous ne pouvez faire le mal, vous êtes le bon principe, vous êtes Orosmade.

 

Madame du Châtelet vous fait mille amitiés. Nous pourrions bien acheter l’hôtel Lambert à Paris, non comme palais, mais comme solitude, et solitude qui nous rapprocherait du plus aimable des hommes. Mes respects à votre adorable femme. Etes-vous toujours sénateur de Paris ?

 

 

1 – M. le comte d’Argental, à la sollicitation de ses amis, s’était enfin décidé à ne point accepter l’intendance de Saint-Domingue. (K.)

 

2 – Le cinquième des Discours sur l’Homme. (G.A.)

 

 

 

 

à M.Thieriot

Cirey, le 10 Décembre.

 

Je me venge de vos critiques sur notre ami M. de La Bruère. Vous me donnez le fouet, et je le lui rends. Il est vrai que j’y vais plus doucement que vous ; mais c’est que je suis du métier, et je ne sais que douter quand vous savez affirmer. Je suis peut-être aussi exact que vous, mais je ne suis pas si sévère. Voici donc, mon cher ami, son opéra (1), que je lui renvoie avec mes apostilles et une petite lettre, le tout adressé à père Mersenne.

 

Je me rends sur quelques-unes de vos censures. L’Epître sur l’Homme (2) est toute changée ; enfin je corrige tout avec soin. L’objet de ces six Discours en vers est peut-être plus grand que celui des satires et des épîtres de Boileau. Je suis bien loin de croire les personnes qui prétendent que mes vers sont d’un ton supérieur au sien. Je me contenterai d’aller immédiatement après lui. Comment ne vous êtes-vous pas aperçu que l’Epître sur la Nature du plaisir est précisément celle dont la fin est adressée au prince royal ? Comment n’avez-vous pas vu que le plaisir est le sujet de tout ce poème ? Comment enfin n’avez-vous pas reconnu les vers que je vous demandais ? Grâce à Apollon, je les ai retrouvés et refaits pour vous épargner la peine de me les envoyer.

 

Je ne crois pas que Pollion soit fâché de mes contre-critiques ; mais je crois que vous voyez tous deux combien l’art des vers et l’art de juger sont difficiles. Plus on connaît l’art, plus on en sent les épines.

 

Ne vous hâtez pas de juger M. Dufaï ; cela est trop français ; attendez du moins que vous ayez lu son factum. Je dois souhaiter qu’il ait tort, mais je suis bien loin de le condamner (3).

 

Je ne me rends point sur le Desfontaines, et je vous soutiens que le pied-plat dont vous me parlez, qui vous a si indignement accoutré dans son libelle néologique, c’est lui-même ; mais je ne vous dis que ce que vous savez. Vous cherchez à ménager un monstre que vous détestez et que vous craignez. J’ai moins de prudence ; je le hais, je le méprise, je ne le crains pas, et je ne perdrai aucune occasion de le punir. Je sais haïr, parce que je sais aimer. Sa lâche ingratitude, le plus grand de tous les vices, m’a rendu irréconciliable (4).

 

 

1 – Dardanus. (G.A.)

 

2 – Sixième Discours. (G.A.)

 

3 – Trompé par des expériences peu concluantes, M. Dufaï avait cru trouver quelques erreurs dans l’Optique de Newton. (G.A.)

 

4 – Les deux alinéas qui terminent cette lettre dans les autres éditions appartiennent à la lettre du 13 Décembre. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Prault

A Cirey, ce 13 Décembre.

 

J’ai reçu votre lettre, mon cher Prault ; si vous étiez toujours aussi exact, je vous aimerais beaucoup. Vous avez donc donné cent vingt livres à M. de La Mare, et vous avez plus fait que je n’avais osé vous demander. Je me charge du paiement, s’il ne vous paie pas.

 

Je vais vous rembourser et les cinquante livres que vous avez données à M. Linant, et quelque argent que je vous dois. Prenez, à bon compte, ces quatre cents livres que je vous envoie en un billet sur mon ami l’abbé Moussinot. Vous m’enverrez votre mémoire dans le courant de janvier.

 

Sitôt la présente reçue, faites un ballot d’un Bayle entier, bien complet, et envoyez-le à M. l’abbé de Breteuil, grand-vicaire à Sens, avec une feuille de papier, où vous mettrez : « A M. l’abbé de Breteuil, de la part de son très humble et très obéissant serviteur Voltaire ; » le tout bien beau et bien emballé ; c’est un petit présent d’étrennes.

 

Voici les vôtres ci-incluses. Tâchez d’imprimer, avec permission, cette nouvelle Epître (1), morale, en attendant que je vous envoie le recueil complet et corrigé. La Henriade est bientôt prête. Vous prendrez votre parti ; je ne veux que vous faire plaisir.

 

 

1 – Sixième Discours sur l’Homme. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Thieriot

Ce 13 Décembre (1).

 

Je ne suis point du tout de l’avis de madame du Châtelet sur le commencement de l’Epître sur l’égalité des conditions, et les premiers vers,

 

Ami, dont la vertu toujours égale et pure,

Etc

 

satisfont mon cœur et mon esprit, bien plus que la leçon que je faisais à Hermotime.

 

Le mot affreux, deux fois répété dans l’Epître sur la Modération, n’y est plus.

 

Vivre avec un ami toujours sûr de vous plaire

Exige en tous les deux une âme non vulgaire.

 

Ces deux vers, dont je n’ai jamais pris le parti, sont corrigés ainsi :

 

Ah ! Pour vous voir toujours sans jamais vous déplaire,

Il faut un cœur plus noble, une âme moins vulgaire,

Etc,

 

Enfin, je corrige tout avec soin. L’objet de ces six discours en vers est peut-être plus grand que celui des satires et des épîtres de Boileau. Je suis bien loin de croire les personnes qui prétendent que mes vers sont d’un ton supérieur au sien ; je me contenterai d’aller immédiatement après lui.

 

Je vous avais prié de donner à M. d’Argental une copie de l’Epître sur la Nature du plaisir, qui commence ainsi :

 

 

Jusqu’à quand verrons-nous ce rêveur fanatique,

Etc.

 

Elle demande encore des adoucissements ; il faudra lui donner son passeport. Je vous enverrai bientôt la tragédie de Brutus, entièrement réformée et défaite heureusement des églogues du Tullie.

 

Je vous enverrai Œdipe tout corrigé, et vous aurez encore bien autre chose : que Dieu me donne vie, et vous serez content de moi. Je brûle de vous faire voir les corrections sans fin de la Henriade. Si le royaume des cieux est pour les gens qui s’amendent, j’y aurai part ; s’il est pour ceux qui aiment tendrement leurs amis, je serai un saint. Platon mettait dans le ciel les amis à la première place ; j’y serais encore en cette qualité. Adieu, mon cher ami. L’Elu V.

 

Avez-vous reçu le paquet pour le père de Dardanus ? Mandez-moi l’adresse de M. Algarotti. Excusez-moi auprès du prince sur ma pauvre santé.

 

 

1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’abbé Moussinot

Décembre.

 

On vous apportera, mon cher abbé, un journal de la part d’un fripon de jésuite apostat, qui est à présent libraire en Hollande, et qui se nomme du Sauzet. Vous donnerez cent francs pour ce coquin-là, attendu qu’il faut payer les services même des méchants.

 

Prault fils doit prendre quatre cents francs dans votre trésor. Il a donné de l’argent à Linant et à La Mare ; mais je ne le sais que par lui, et ces messieurs gardent, jusqu’ici, un silence qui n’est pas, je crois, le silence respectueux, encore moins le silence reconnaissant, à moins que les grandes passions ne soient muettes. Leurs besoins sont éloquents, mais leurs remerciements sont cachés. Si d’Arnaud est sage, il aura les petits secours dont je favorisais les ingrats. Quand il emprunte trois livres, il faut lui en donner douze, l’accoutumer insensiblement au travail, et, s’il se peut, à bien écrire. Recommandez-lui ce point ; c’est le premier échelon, je ne dis pas de la fortune, mais d’un état où l’on puisse ne pas mourir de faim.

 

J’ai toujours l’affaire de Jore très à cœur ; s’il ne se désiste, il sera poursuivi impitoyablement.

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

Cirey.

 

Mon aimable ange gardien, si j’avais eu quelque chose de bon à dire, j’aurais écrit à M. d’Ussé ; mais écrire pour dire : J’ai reçu votre lettre, et j’ai l’honneur d’être, et des compliments, et du verbiage, ce n’est pas la peine.

 

Je ne saurais écrire en prose quand je ne suis pas animé par quelque dispute, quelque fait à éclaircir, quelque critique, etc. ; j’aime mieux cent fois écrire en vers ; cela est beaucoup plus aisé, comme vous le sentez bien.

 

Voici donc des vers que je leur griffonne ; qu’ils les lisent, mais qu’il les brûlent.

 

Venons à l’Epître sur la preuve de l’existence de Dieu par le plaisir (1). Ne pourrait-on pas y faire une sauce, pour faire avaler le tout aux dévots ?

 

 

1 – Le cinquième Discours. (G.A.)

 

 

 

 

à Mme Demoulin.

A Cirey, Décembre.

 

Je vous rends à l’un et à l’autre mon amitié ; je vois par vos démarches qu’en effet vous ne m’avez point trahi, et que, quand vous m’avez dissipé vingt quatre mille livres d’argent (1), il y a eu seulement du malheur, et non de mauvaise volonté. Je vous pardonne donc de tout mon cœur, et sans qu’il me reste la moindre amertume dans le cœur.

 

Tout mon regret est de me voir moins en état d’assister les gens de lettres comme je faisais. Je n’ai plus d’argent, et, quand  il a fallu, en dernier lieu, faire de petits plaisirs à M. Linant et à M. La Mare, j’ai été obligé de faire avancer les deniers par le sieur Prault jeune, libraire fort au-dessus de sa profession.

 

Je me flatte que M. Linant aura enfin heureusement fini cette tragédie dont je lui ai donné le plan il y a si longtemps (2). Je lui souhaite un succès qui lui donne un peu de fortune et beaucoup de gloire. Ce serait avec bien du plaisir que je lui écrirais ; mais vous savez que de malheureuses plaintes domestiques et une juste indignation de madame la marquise du Châtelet contre sa sœur me lient les mains. J’ai donné ma parole d’honneur de ne point lui écrire, je la tiens ; mais je ne l’ai point donnée de ne le point secourir, et je le secours. Passez donc chez M. Prault fils, et priez-le de donner encore cinquante livres à M. Linant. Surtout que M. Linant donne sa tragédie à imprimer à M. Prault ; c’est une justice que ce libraire aimable mérite. Faites le marché vous-même ; quand je dis vous, je dis votre mari ; cela est égal.

 

Vous devriez engager M. Linant à écrire, sans griffonner, une lettre respectueuse, pleine d’onction et d’attachement, à M. le marquis du Châtelet, et autant à madame. Ce devoir bien rempli pourrait opérer une réconcilation peut-être nécessaire à la fortune de M. Linant.

 

Je voudrais qu’il pût dédier sa pièce à madame la marquise du Châtelet. Je me ferais fort de l’en faire récompenser. L’aimable Prault a encore donné cent vingt livres pour moi au sieur La Mare. Je n’ai point de nouvelles de ce petit hanneton ; il est allé sucer quelques fleurs à Versailles.

 

 

1 – « Je soussigné reconnais que M. de Voltaire ayant prêté à ma femme et à moi la somme de vingt-sept mille livres, et, vu le mauvais état de nos affaires, ayant bien voulu se restreindre à la somme de trois mille livres, par contrat obligatoire passé entre nous, chez Ballot, notaire, le 12 de juin 1736, il nous a remis et accordé sept cent cinquante livres, restant des trois mille à payer, et m’en a donné une rétrocession pleine et entière. Ce 19 de Janvier 1743. DEMOULIN. »

 

2 – Ramses.(G.A.)

 

 

 

 

à M. Thieriot

A Cirey, 18 Décembre (1).

 

Mon cher ami, je n’ai ni le temps ni la force de vous écrire ; à peine ai-je celle de cacheter ces deux paquets que je vous supplie de dépêcher, l’un à Remusberg, l’autre à la Grange-Batelière (2), deux asiles des arts et de la vertu, et à côté desquels je ne peux mettre que la maison aimable que vous habitez. Nous attendons de vos nouvelles, et sommes bien fâchés de donner succinctement des nôtres.

 

 

1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)

 

2 – C’est-à-dire l’un à Frédéric et l’autre à d’Argental. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Thieriot

20 Décembre (1).

 

En réponse à votre lettre du 14 (2),

 

1° Je vous prie, mon cher ami, de lire les petits versiculets qui se trouvent dans ma lettre à sir Isaac (3). C’est une petite formule de quête pour les Lapones, suivant les rites de bienfaisance de l’abbé de Saint-Pierre d’Utopie.

 

2° Ecrivez-moi de grâce un peu de détail sur l’Epître de l’Homme.

 

3° Je suis confondu que vous n’ayez pas reçu celle sur la Nature du plaisir. Elle était dans un gros paquet, et je me souviens très bien que je vous priais de ne la pas envoyer sitôt au prince. Or voyez donc, en feuilletant notre Commercium epistolicum, si vous retrouverez la lettre en question ; elle a été écrite il y a six semaines ou deux mois. La perte de ce gros paquet me donne de vives inquiétudes.

 

4° Je vous prie de répondre aux semeurs de zizanie que le père Porée, mon ancien régent, est mon ami intime, qu’il m’écrivit il n’y a pas quinze jours, et qu’il est incapable de la lâche et scandaleuse noirceur qu’on lui impute.

 

5° Apparemment que le petit La Mare espère beaucoup de vous et peu de moi, car depuis que je lui ai donné cent livres d’une part et cent vingt de l’autre, je n’entends pas parler de lui ; il ne m’en a pas seulement accusé la réception.

 

6° Comme j’en ai usé de même avec Linant, et que vous m’avez mandé il y a quelque temps qu’il avait tenu des discours fort insolents de Cirey, je vous prie de me mander quels sont ces discours. Rien n’est si triste qu’un soupçon vague. Il faut savoir sur quoi compter ; demi-confidence est torture. Il faut tout ou rien, en cela comme en amitié.

 

7° Je n’ai nul empressement pour le palais Lambert, car il est à Paris. Si madame du Châtelet veut l’acheter, il lui coûtera moins que vous ne dites. Je vivrai avec elle là, comme à Cirey ; et dans un Louvre ou dans une cabane, tout est égal. Je ne crois pas que cette acquisition dérange trop sa fortune, et je crois que je pourrai toujours la voir jouir d’un état très honorable, avec une sage économie, qu’il faut recommander à sa générosité. Au reste, il faudrait que le public ne fût par informé de cette acquisition avec le temps.

 

8° Envoyez-moi, je vous prie, la lettre de M. Algarotti. Mais pourquoi ne vous écrit-il point ?

 

9° Dites au très aimable M. Helvétius que je l’aime infiniment, et que je dis toujours en parlant de lui :

 

Macte animo, generose puer ! sic itur ad astra ! (Æn.,I. IV.)

 

10° Je vous souhaite la bonne année, je vous embrasse tendrement. Dites à M. votre frère qu’il m’envoie un nota de ce que je lui redois ; c’est un créancier trop paisible. Adieu, mon cher ami ; portez-vous mieux que moi ; excusez ma paresse auprès de son altesse royale sur ma mauvaise santé.

− Bonsoir.

 

 

1 – Voici une version plus exacte d’une lettre à Thieriot, classée toujours à la date du 20 Décembre, MM. Bavoux et François ont eu tort de remplacer cette date par celle du 29. Il est évident que dans cette lettre Voltaire tâte son ami, et n’a pas encore éclaté contre lui à cause de son silence sur le pamphlet de Desfontaines.

 

2 – Les éditeurs de cette lettre ont lu : 24. (G.A.)

 

3 – Voyez la lettre suivante à Maupertuis. (G.A.)

 

 

 

à M. de Maupertuis

A Cirey, le 20 Décembre.

 

Sir Isaac, madame la marquise du Châtelet, et moi indigne, nous sommes si attachés à ce qui a du rapport à votre mesure de la terre et à votre voyage au pôle, nous sommes d’ailleurs si éloignés des mœurs de Paris, que nous regardons votre Lapone (1) trompée comme notre compatriote. Nous proposerions bien qu’on mît, en faveur de cette tendre Hyperboréenne, une taxe sur tous ceux qui ne croient pas la terre aplatie ; mais nous n’osons exiger de contributions de nos ennemis. Demandons seulement des secours à nos frères. Faisons une petite quête. Ne trouverons-nous point quelques cœurs généreux que votre exemple et celui de madame Clairaut (2) auront touchés ? Madame du Châtelet, qui n’est pas riche, donne cinquante livres ; moi, qui suis bien moins bon philosophe qu’elle, et pas si riche, mais qui n’ai point de grande maison à gouverner, je prends la liberté de donner cent francs. Voilà donc cinquante écus qu’on vous apporte ; que quelqu’un de vous tienne la bourse, et je parie que vous faites mille écus en peu de jours. Cette petite collecte est digne d’être à la suite de vos observations ; et la morale des Français leur fera autant d’honneur, dans le Nord, que leur physique.

 

Le Nord est fécond en infortunes amoureuses, depuis l’aventure de Calisto. Si Jupiter avait eu mille écus, je suis persuadé que Calisto n’eût point été changée en ourse.

 

Pour encourager les âmes dévotes à réparer les torts de l’amour, je serais d’avis qu’on quêtât à peu près en cette façon :

 

La voyageuse Académie

Recommande à l’humanité,

Comme à la tendre charité,

Un gros tendron de Laponie.

L’amour, qui fait tout son malheur,

De ses feux embrasa son cœur

Parmi les glaces de Bothnie.

Certain Français la séduisit ;

Cette erreur est trop ordinaire,

Et c’est la seule que l’on fit

En allant au cercle polaire.

Français, montrez-vous aujourd’hui

Aussi généreux qu’infidèles ;

Si est doux de tromper les belles,

Il est doux d’être leur appui.

Que les Lapons, sur leur rivage,

Puissent dire dans tous les temps :

Tous les Français sont bienfaisants ;

Nous n’en avons vu qu’un volage.

 

 

Vous me direz que cela est trop long ; il n’y a qu’à l’exprimer en algèbre.

 

Adieu ; je n’ai point d’expression pour vous dire combien mon cœur et mon esprit sont les très humbles serviteurs et admirateurs du vôtre.

 

Madame du Châtelet, seule digne de vous écrire, ne vous écrit point, je crois, cet ordinaire. VOLTAIRE.

 

N.B. Je vous supplie d’écrire toujours français par un a, car l’Académie française l’écrit par un o.

 

 

1 – Elle s’appelait Plaiscont ; Maupertuis l’avait ramenée avec une de ses sœurs. (G.A.)

 

2 – Mère du mathématicien. (G.A.)

 

 

 

 

à M. de Formont

A Cirey, ce 20 Décembre.

 

J’ai lu, monsieur, la belle épître que vous avez bien voulu m’envoyer, avec autant de plaisir que si elle ne m’humiliait pas. Mon amitié pour vous l’emporte sur mon amour-propre. Vous faites des vers alexandrins comme on en faisait il y a cinquante ans, et comme j’en voudrais faire. Il est vrai que vos derniers vers me font tristement sentir que je ne peux me flatter que la Henriade ait jamais une place à côté des bons ouvrages du siècle passé ; mais il faut bien que chacun soit à sa place. Je tâche au moins de rendre la mienne moins méprisable, en corrigeant chaque jour tous mes ouvrages. Je n’épargne aucune peine pour mériter un suffrage tel que le vôtre, et je viens encore d’ajouter et de réformer plus de deux cents vers pour la nouvelle édition de la Henriade qu’on prépare.

 

Je me flatte du moins que le compas des mathématiques ne sera jamais la mesure de mes vers ; et, si vous avez versé quelques larmes à Zaïre ou à Alzire, vous n’avez point trouvé parmi les défauts de ces pièces-là l’esprit d’analyse, qui n’est bon que dans un traité de philosophie, et la sécheresse, qui n’est bonne nulle part.

 

Il a couru quelques Epîtres très informes sous mon nom. Quand je les trouverai plus dignes de vous être présentées, je vous les enverrai. En attendant, voici un de mes sermons (1) que je vous envoie, avant qu’il soit prêché publiquement. Je vous prie, comme théologien du monde, et comme connaisseur, et comme poète, de m’en dire votre avis. Vous y verrez un peu le système de Pope, mais vous verrez aussi que c’est aux Anglais plutôt qu’à nous qu’il faut reprocher le ton éternellement didactique, et les raisonnements abstraits soutenus de comparaisons forcées.

 

Je vous supplie, que l’ouvrage ne sorte point de vos mains. Je compte sur votre critique autant que sur votre discrétion ; j’ai également besoin de l’une et de l’autre. Le fond du sujet est délicat, et pourrait être pris de travers ; je voudrais ne déplaire ni aux honnêtes gens ni aux superstitieux ; enseignez-moi ce secret-là.

 

Vous ne me dites rien de madame du Deffand ni de M. l’abbé de Rothelin. Si pourtant vous voulez leur faire ma cour d’une lecture de mon ouvrage, vous me ferez un vrai plaisir. Avec vos critiques et les leurs, il faudra qu’il devienne très bon, ou que je le brûle.

 

Je m’imagine que vous allez quelquefois chez madame de Bérenger, et que c’est là que vous voyez le plus souvent M. l’abbé de Rothelin, qui m’a un peu renié devant les hommes ; mais je le forcerai à m’aimer et à m’estimer. Mandez-moi tout naïvement comment aura réussi mon Chinois (2) chez madame de Bérenger, à qui je vous prie de présenter mes respects, si elle s’en soucie.

 

Pour vous, mon cher Formont (et non Fourmont, Dieu merci) aimez-moi hardiment, parlez-moi de même. Madame du Châtelet, pleine d’estime pour vous et pour vos vers, vous fait les plus sincères compliments. Je suis à vous pour jamais.

 

 

1 – Le sixième Discours. (G.A.)

 

2 – Personnage du sixième Discours.

 

 

 

 

à M. Berger

Cirey, le 22 Décembre.

 

Je vous prie, mon cher Berger, de vouloir bien me faire le plaisir :

 

1° De lire l’incluse ;

 

2°  De la porter secrètement au P. Castel, jésuite ; de ne point lui dire que vous l’avez lue, mais de le prier de la lire avec vous, et, lecture faite, de lui demander la permission de la rendre publique. Votre prudence et votre amitié se tireront très bien de cette négociation.

 

3° Je vous prie de dire à tous vos amis qu’il est très vrai que non seulement je n’ai aucune part au Préservatif, mais que je suis très piqué de l’indiscrétion de l’auteur.

 

Je vous prie encore de voir Thieriot de vous-même, de lui représenter combien j’ai dû être affligé de ne point recevoir de ses nouvelles fréquemment, dans ces circonstances. L’abbé Desfontaines a enfin obtenu ce qu’il voulait, c’est de m’ôter l’amitié de Thieriot.

 

S’il y avait quelque nouvelle, faites-nous-en part. Comptez sur vos amis de Cirey. Il y avait un grand service à vous rendre, mais…

 

1738-13

 

 

 

Commenter cet article