CORRESPONDANCE - Année 1738 - Partie 12

Publié le par loveVoltaire

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à M. Thieriot

Le 13 Novembre.

 

Vous me voyez, mon cher ami, dans un point de vue, et moi je me vois dans un autre. Vous vous imaginez, à table avec madame de La Popelinière et M. des Alleurs, que les calomnies de Rousseau ne me font point de tort, parce qu’elles ne gâtent point votre vin de Champagne ; mais moi qui sais qu’il a employé pendant dix ans la plume de Rousset (1) et de Varenne, à Amsterdam, pour me noircir dans toute l’Europe ; moi qui, par l’indignation du prince royal même contre tant de traits, reconnais très bien que ces traits portent coup, j’en pense tout différemment. Je ne sais pourquoi vous me citez l’exemple des grands auteurs du siècle de Louis XIV qui ont eu des ennemis. En premier lieu, ils ont confondu ces ennemis autant qu’ils l’ont pu ; en second lieu, ils ont eu des protections qui me manquent ; et enfin ils avaient un mérite supérieur qui pouvait les consoler. Ce qui m’est arrivé à la fin de 1736 doit me faire tenir sur mes gardes (2). Je sais très bien que les journaux peuvent faire de très mauvaises impressions ; je sais qu’un homme qu’on outrage impunément est avili ; et je ne veux accoutumer personne à parler de moi d’une manière qui ne me convienne pas. Ma sensibilité doit vous plaire ; un ami s’intéresse à la réputation de son ami comme à la sienne propre.

 

Je vois que vous vous y intéressez efficacement, puisque vous m’envoyez des critiques sur les Epîtres. Je vous en remercie de tout mon cœur ; soyez sûr que j’en profiterai. Continuez ; mais songez que ce frappant et ce vif que vous cherchez cesse d’être tel quand il revient trop souvent.

 

Non fumum ex fulgore, sed ex fumo dare lucem

Cogitat………………………………… (HOR. , de Art. poet.)

 

Je ne suis pas de votre avis en tout. La censure de la boite (3) de Pandore me paraît très injuste. Je prétends prouver que, si tous les hommes étaient également heureux dans l’âge d’or, ils ont actuellement une égale portion de biens et de maux, et qu’ainsi l’égalité subsiste toujours. Au reste, qu’un hémistiche ou deux déplaisent, cela rend-il une pièce entière insupportable ? Vous me reprochiez d’imiter Despréaux ; à présent vous voulez que je lui ressemble. Trouvez-vous donc dans ses épîtres tant de vivacité et tant de traits ? Il me semble que leur grand mérite est d’être naturelles, correctes, et raisonnables ; mais de la sublimité, des grâces, du sentiment, est-ce là qu’il les faut chercher ?

 

Vous proscrivez la barque des rois ; cependant il ne s’agit ici que de la barque légère, de la barque du bonheur, de la petite barque que chaque individu gouverne, roi ou garçon de café. Mais comme le vulgaire ne veut voir un roi que dans un vaisseau de cent pièces de canon, et qu’il faut s’accommoder aux idées reçues, je sacrifie la barque.

 

J’ôte le Bernard, et le bien qu’il fait, et le bien qu’il a. Ce mot de bien, pris en deux sens différents, est peut-être un jeu de mots : qu’en pensez-vous ?

 

Fertilisent la terre en déchirant son sein,

 

Est, ne vous déplaise, un très beau vers.

 

J’aime Perrette. C’est dans son ennui précisément, et seulement dans son ennui, qu’on souhaite le destin d’autrui ; car, quand on se sent bien, ce n’est pas là le moment où l’on souhaite autre chose.

 

Je donne des coups de pinceau à mesure que je vois des taches ; mais aidez-moi à les remarquer, car la multiplicité de mes occupations et le maudit amour-propre font voir bien trouble. Vale, te amo.

 

 

1 – Rousset de Missy. (G.A.)

 

2 – A propos du Mondain. (G.A.)

 

3 – Voyez le premier Discours sur l’Homme. (K.)

 

 

 

 

 

à Mademoiselle Quinault

24 Novemvre 1738.

 

[Voltaire la prie d’engager Guyot de Merville à ne plus écrire contre lui, et M. de Launai à ne plus envoyer de mémoires contre lui à J.-B. Rousseau.]

 

 

 

à M. Thieriot

Le 24 Novembre.

 

Ami, dont la vertu toujours égale et pure, etc. (1).

 

Cela vous plaît-il mieux que le cœur tout neuf d’Hermontime ? Au moins cette Epître aura un mérite, c’est d’être adressée à mon ami, et non à un écolier supposé. Je vous en envoie une (2) que je destine à l’héritier d’un trône ; mais la première sera pour vous. Je les corrige toutes, et avec opiniâtreté. Je veux qu’elles soient bonnes et dignes du lieu où elles ont été faites, et du dessein que j’ai eu en les faisant.

 

Mais comment raboter à la fois la Henriade, mes tragédies, et toutes mes pièces ? Col tempo e coll’ arte tutto si farà. Tâchez qu’on imprime l’Epître sur la Nature du plaisir, afin que je puisse donner le recueil de mes six sermons bien réformé ; ce sera mon carême, prêché par le P. Voltaire.

 

La lettre de M. des Alleurs est d’un homme très supérieur. S’il y avait à Paris bien des gens de cette trempe, il faudrait acheter vite le palais Lambert (3). Aussi achèterons-nous, je crois, et nous pardonnerons à la multitude des sots, en faveur de quelques justes, c’est-à-dire de quelques gens d’esprit.

 

Dès que j’aurai un entracte (car je suis entouré de mes tragédies que je relime), j’écrirai à l’âme de Bayle, laquelle demeure à Paris, dans le corps de M. le comte des Alleurs, et qui est très bien logée.

 

Vous ferez comme il vous plaira à l’égard de ce monstre d’abbé Desfontaines ; mais vous pouvez assurer que je n’ai d’autre part au livre (4) très fort qui vient de paraître contre lui que d’avoir écrit, il y a deux ans, à M. Maffei, la lettre qu’on vient d’imprimer. Assurez-le d’ailleurs que j’ai en main de quoi le confondre et le faire mourir de honte, et que je suis un ennemi plus redoutable qu’il ne pense.

 

Je vous embrasse. Envoyez-moi des plumes d’or, si vous avez de la monnaie. Je suis las de ne vous écrire qu’avec une plume d’oison.

 

 

1 – Premier vers du discours sur l’Egalité des conditions, alors adressé à Thieriot. (G.A.)

 

2 – Discours sur la Nature du plaisir. (G.A.)

 

3 – L’hôtel Lambert, dans l’île Saint-Louis. (G.A.)

 

4 – Le Préservatif. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte des Alleurs

A Cirey, le 26 Novembre

 

          Si vous n’aviez point signé, monsieur, la lettre ingénieuse et solide dont vous m’avez honoré, je vous aurais très bien deviné. Je sais que vous êtes le seul homme de votre espèce capable de faire un pareil honneur à la philosophie. J’ai reconnu cette âme de Bayle à qui le ciel, pour sa récompense, a permis de loger dans votre corps. Il appartient à un génie cultivé comme le vôtre d’être sceptique. Beaucoup d’esprits légers et inappliqués décorent leur ignorance d’un air de pyrrhonisme ; mais vous ne doutez beaucoup que parce que vous pensez beaucoup.

 

          Je marcherai sous vos drapeaux une très grande partie du chemin, et je vous prierai de me donner la main pour le reste de la journée.

 

          Je crois qu’en métaphysique vous ne me trouverez guère hors des rangs que vous aurez marqués. Il y a deux points dans cette métaphysique : le premier est composé de trois ou quatre petites lueurs que tout le monde aperçoit également ; le second est un abîme immense où personne ne voit goutte. Quand, par exemple, nous serons convaincus qu’une pensée n’est ni ronde ni carrée, que les sensations ne sont que dans nous et non dans les objets, que nos idées nous viennent toutes par les sens (quoiqu’en disent Descartes et Malebranche), que l’âme, etc., si nous voulons aller un pas plus avant, nous voilà dans le vaste royaume des choses possibles.

 

          Depuis l’éloquent Platon jusqu’au profond Leibnitz, tous les métaphysiciens ressemblent, à mon gré, à des voyageurs curieux qui seraient entrés dans les antichambres du sérail du Grand-Turc, et qui, ayant vu de loin passer un eunuque, prétendraient conjecturer de là combien de fois sa hautesse a caressé cette nuit son odalisque. Un voyageur dit trois, un autre dit quatre, etc. ; le fait est que le grand sultan a dormi toute la nuit.

 

          Vous avez assurément grande raison d’être révolté de ce ton décisif avec lequel Descartes donne ces mauvais contes de fées ; mais, je vous prie, ne lui reprochez pas l’algèbre et le calcul géométrique ; il ne l’a que trop abandonné dans tous ses ouvrages. Il a bâti son château enchanté sans daigner seulement prendre la moindre mesure. Il était un des plus grands géomètres de son temps ; mais il abandonna sa géométrie, et même son esprit géométrique, pour l’esprit d’invention, de système, et de roman. C’est  là ce qui devait le décrier, et c’est, à notre honte, ce qui a fait son succès. Il faut l’avouer, toute sa physique n’est qu’un tissu d’erreurs ; lois du mouvement fausses, tourbillons imaginaires démontrés impossibles dans son système, et raccommodés en vain par Huygens ; notions fausses de l’anatomie, théorie erronée de la lumière, matière magnétique cannelée impossible, trois éléments à mettre dans les Mille et une Nuits, nulle observation de la nature, nulle découverte : voilà pourtant ce que c’est que Descartes.

 

          Il y avait de son temps un Galilée qui était un véritable inventeur, qui combattait Aristote par la géométrie et par des expériences, tandis que Descartes n’opposait que de nouvelles chimères à d’anciennes rêveries ; mais ce Galilée ne s’était point avisé de créer un univers, comme Descartes ; il se contentait de l’examiner. Il n’y avait pas là de quoi en imposer au vulgaire grand et petit. Descartes fut un heureux charlatan ; mais Galilée était un grand philosophe.

 

          Que je suis bien de votre avis, monsieur, sur Gassendi ! Il relâche, comme vous dites énergiquement, la force de toutes ses raisons ; mais un plus grand malheur encore, c’est que les raisons lui manquent. Il a deviné bien des choses qu’on a prouvées après lui.

 

          Ce n’est pas assez, par exemple, de combattre le plein par des arguments plausibles ; il fallait qu’un Newton, en examinant le cours des comètes, démontrât de quelle quantité elles vont nécessairement plus vite à la hauteur de nos planètes, et que, par conséquent, elles ne peuvent être portées par un prétendu tourbillon de matière, qui ne peut aller à la fois lentement avec une planète, et rapidement avec une comète, dans la même couche. Il a fallu que M. Bradley découvrît la progression de la lumière, et démontrât qu’elle n’est point retardée dans son chemin d’une étoile à nous, et que, par conséquent, il n’y a point là de matière. Voilà ce qui s’appelle être physicien. Gassendi est un homme qui vous dit en gros qu’il y a quelque part une mine d’or, et les autres vous apportent cet or qu’ils ont fouillé, épuré, et travaillé.

 

          Ce ne sera donc point, monsieur, sur la physique que je serai entièrement pyrrhonien ; car comment douter de ce que l’expérience découvre, et de ce que la géométrie confirme ? Parce que Anaxagore, Leucippe, Aristote, et tous les Grecs  babillards, on dit longuement des absurdités, cela empêche-t-il que Galilée, Cassini, Huygens, n’aient découvert de nouveaux cieux ? La théorie des forces mouvantes en sera-t-elle moins vraie ? Nous avons la longitude et la latitude de deux mille étoiles dont les anciens ne supposaient pas seulement l’existence, et nous avons découvert plus de vérités physiques sur la terre que Flamsteed ne compte d’étoiles dans son catalogue.

 

          Tout cela est peu de chose pour l’immensité de la nature, j’en conviens ; mais c’est beaucoup pour la faiblesse de l’homme. Le peu que nous savons étend réellement les forces de l’âme ; l’esprit y trouve autant de plaisirs que le corps en éprouve dans d’autres jouissances qui ne sont pas à mépriser.

 

          Je m’en rapporte à vous sur tout cela. Si le don de penser rend heureux, je vous tiens, monsieur, pour le plus fortuné des hommes. Vous savez jouir, vous savez douter, vous savez affirmer quand il le faut.

 

          Vous me donnez très poliment un conseil très sage, c’est de paraître douter des choses que je veux persuader, et de présenter comme probable ce qui est démontré.

 

          Cosi all’egro fanciul porgiamo aspersi

Di soave licor gli orli del vaso.  (Tasso, Ger. Lib., c. I.)

 

Je vous réponds bien que si j’avais fait quelque découverte, quand je la croirais inébranlable, je la donnerais sous les livrées modestes du doute. Il sied bien d’être un peu honteux quand on fait boire aux gens le vin du cru ; mais permettez-moi de m’excuser si j’ai un peu trop vanté Newton ; j’étais plein de ma divinité. Je ne suis pas sujet à l’enthousiasme, au moins, en prose. Vous savez qu’en écrivant l’Histoire de Charles XII, je n’ai trouvé qu’un homme où les autres voyaient un héros ; mais Newton m’a paru d’une tout autre espèce. Tout ce qu’il a dit m’a semblé si vrai que je n’ai pas eu le courage de faire la petite bouche. D’ailleurs vous connaissez les Français ; parlez avec défiance de ce que vous leur donnez, ils vous prendront au mot.

 

Enfin les ménagements ne feront point passer la fausse monnaie pour la bonne, chez la postérité ; et si Newton a trouvé la vérité, elle et lui méritent qu’on les présente avec assurance à son siècle.

 

Je passe, monsieur, à un article de votre lettre qui n’est pas le moins essentiel ; c’est le goût épuré que vous y faites paraître. Vous voulez qu’on ne donne à la philosophie que les ornements qui lui sont propres, et qu’on n’affecte point de faire le plaisant ni l’homme de bonne compagnie, quand il ne s’agit que de méthode et de clarté.

 

Ornari res ipsa negat ; contenta doceri.

 

A la bonne heure que M. de Fontenelle ait égayé ses Mondes ; ce sujet riant pouvait admettre des fleurs et des pompons ; mais des vérités plus approfondies sont de ces beautés mâles auxquelles il faut les draperies du Poussin. Vous me paraissez un des meilleurs faiseurs de draperie que j’aie jamais vus. Madame du Châtelet est entièrement de votre avis. Elle a un esprit qui, comme le dit La Fontaine de madame de La Sablière,

 

A beauté d’homme avec grâces de femme. (Liv. XII, fab. XV.)

 

Elle a lu et relu votre lettre avec une sorte de plaisir qu’elle goûte rarement. Elle avait déjà été bien contente d’une lance que vous avez rompue sur le nez de Crousaz (1), en faveur de Bayle. Elle voudrait bien voir un bâillon de votre façon mis dans la bouche bavarde de ce professeur dogmatique.

 

          Continuez, monsieur, à faire voir que les personnes d’un certain ordre en France ne passent point leur vie à ramper chez un ministre, ou à traîner leur ennui de maison en maison. Empêcher la prescription de la barbarie, et faites honneur à la France.

 

          Permettez-moi de présenter mes très humbles compliments à un autre philosophe mondain (2) qu’on dit aujourd’hui beaucoup plus joufflu que vous. Il lit moins que vous Bayle et Cicéron ; mais il vit avec vous, et cela vaut bien de bonnes lectures. Madame du Châtelet sera aussi transportée que moi, si vous lui faites part de vos idées. Elle en est bien plus digne, quoique je sente tout leur prix. Je suis, etc.

 

 

1 – Auteur de l’Examen du pyrrhonisme, 1733. (G.A.)

 

2 – Des Alleurs le jeune. (G.A.)

 

 

 

 

à M. de Maupertuis

A Cirey, le 27 Novembre

 

          J’ai trop tardé à vous remercier, mon grand philosophe ; serez-vous homme à consacrer un quart d’heure à nous faire savoir comment l’enchanteur Dufaï (1) a coupé quatre membres à Newton ? Oter tout d’un coup quatre couleurs primitives aux gens ! Cela est-il vrai ? On ne sait plus comment la miséricorde de Dieu est faite ; expliquez-nous le mystère.

 

          Il y a quelque temps que la physique languit à Cirey. Si vous connaissiez quelque jeune indigent qui sût coller, brosser, tracasser de la main, avoir soin d’une machine, la monter, la démonter, envoyez-le-nous. Madame du Châtelet a toujours les mêmes sentiments pour sir Isaac Maupertuis ; et, quoique nous ayons perdu quatre couleurs, nous ne vous croyons pas obscurci. Vous savez avec quels sentiments je vous suis attaché pour la vie.

 

 

1 – Voyez la note des éditeurs de Kehl, dans la lettre à Thieriot du 10 Décembre. (G.A.)

 

 

 

à M. le marquis d’Argens

A Bar-le-Duc ou tout auprès, ce 27 Novembre (1)

 

          Dans votre vie cachée, un solitaire comme vous ne devrait pas oublier un autre solitaire qui l’a toujours aimé, et l’ermite Antoine devrait bien se souvenir de l’ermite Paul. J’apprends que vous donnez une espèce de journal littéraire que Desbordes imprime. Je serai peut-être en état, tout reclus que je suis, de vous fournir de bons mémoires, et ce sera de grand cœur. Vous savez que je m’intéresse à tous vos succès, et que je vous ai aimé dès que je vous ai connu.

 

          Vous avez bien raison de m’écrire de me défier des Ledet ou plutôt des gens qui les conduisaient. Ces messieurs ont abusé de tous mes bienfaits et m’ont payé de la plus grande ingratitude. Je voulais vous écrire depuis longtemps ; mais M. Prévost me disait que vous étiez en Suisse et qu’il ne savait pas votre demeure. Il m’a lui-même sacrifié aux Ledet, et depuis longtemps il ne m’écrit plus, quoique j’aie toujours été prêt à lui rendre service. Son oubli ne m’empêche pas de compter sur votre amitié.

 

          Je vous prie d’écrire un petit mot à votre ami d’Artigny, chez le sieur Excelmans, à Bar-le-Duc ; il vous fournira des matériaux pour bâtir le bel édifice littéraire auquel vous travaillez. Il voudrait pouvoir contribuer à votre bonheur comme à vos travaux. Vale.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Thieriot

Le 29 Novembre

 

          Je viens de répondre un livre au beau volume de M. des Alleurs ; voici encore une lettre que je devais à M. Clément.

 

          Votre paquet arrive dans l’instant que je finis toutes ces besognes. Me voici avec vous comme un homme qui s’est épuisé avec ses maîtresses, mais qui revient à sa femme.

 

          Je n’ai point encore reçu le paquet du prince ; mais grand merci de l’épître de M. Formont. Je suis bien aise de lui avoir envoyé la réponse (1) avant d’avoir lu sa pièce, et de m’être justifié d’avance de ne plus aimer les vers ; mais dites-lui poliment que, si je ne les avais jamais aimés, je commencerais par les siens. Il est vrai qu’il m’enveloppe dans ses plaintes générales contre les déserteurs d’Apollon. Je ne suis point déserteur, mais je dirai toujours : In domo patris mei mansiones murtœ sunt ; ou bien avec Arlequin : Ognuno faccia secondo il suo cervello.

 

          Je vous avoue que je suis enchanté de l’action de M. de La Popelinière. Il y a là un caractère si vrai, quelque chose de si naturel, de si bon, à prendre intérêt à l’ouvrage d’un autre, à l’examiner, à le corriger, qu’il mérite plus que jamais le nom de Pollion.

 

          Vir bonus et prudens versus reprehendet inertes ;

          Culpabit duros, etc.                                                  (Hor., de Art poet.)

 

          Il est l’homme d’Horace, et je crois qu’il a le mérite de l’être sans le savoir ; car, entre nous, je pense qu’il ne lit guère, et qu’il doit son goût à la manière dont il a plu à Dieu de le former. Je serai à mon tour difficile. Vous allez croire que c’est sur mes vers ; point, c’est sur ceux de Pollion ; qu’il lise et qu’il juge.

 

          La modération est le trésor du sage. (4e Disc.),

 

me paraît bien meilleur que l’attribut, 1° parce que le trésor est opposé à modération, et parce que attribut est un terme prosaïque…, etc., etc. En faisant ces critiques, qui me paraissent justes, je suis effrayé de la difficulté de faire des vers français ; et je ne m’étonne plus que Despréaux employât deux ans à composer une épître.

 

          Je m’en vais raboter plus que jamais, et être aussi inflexible pour moi que je le suis pour Pollion.

 

          Votre grande critique que je ne parle pas toujours à Hermotime me paraît la plus mauvaise de toutes. Parler toujours à la même personne est d’un ennui de prône. On s’adresse d’abord à son homme, et ensuite à toute la nature ; ainsi en use Horace, mille fois plus décousu que moi. Mais nous n’aurons plus de querelle sur cela ; Hermotime est devenu Thieriot, et chaque épître est détachée.

 

          Ah ! En voici d’une bonne ! Vous trouvez mauvais ce vers :

 

          Moins ce qu’on a pensé que ce qu’il faut savoir (Id.) ;

 

et vous osez dire que c’est du galimatias pour un bon dialecticien ! Eh bien ! mon cher dialecticien, je vous dirai qu’un homme qui étudie la nature, qui fait des expériences, qui calcule en Newton, un Mariotte, un Huygens, un Bradley, un Maupertuis, savent ce qu’il faut savoir, et que M. Legendre, marquis de Saint-Aubin, dans son Traité de l’opinion, sait ce qu’on a pensé. Je vous dirai que  savoir ce qu’ont mal pensé les autres, c’est très mal savoir, et qu’un homme qui étudie la géométrie sait, non des opinions, mais des choses, et des choses indépendantes des hommes ; voilà le point. Je n’exclus pas l’histoire de l’esprit humain, mais je veux qu’on sache que l’eau pèse neuf cents fois plus que l’air, et non pas qu’on s’en tienne à savoir qu’Aristote a cru que l’eau ne pesait que dix fois davantage.

 

          Ce vers, ne vous en déplaise, est vrai et précis ; et il restera. Continuez cependant, dites-moi tout ce que l’on pensera et tout ce qu’il faudra savoir. Je suis comme Laflèche (2), je fais mon profit de tout.

 

          Adieu, mon cher Mersenne. Dimitte nobis peccata nostra, sicut dimittimus criticis nostris.

 

          Je fais tant de cas de l’esprit et de l’amitié de Pollion, que je lui dis mon sentiment sans aucun ménagement. Son caractère est au-dessus des simagrées des compliments. Une vérité vaut mieux chez lui que cent fadeurs. Je vous embrasse, j’ai la tête cuite.

 

          A propos, j’oubliais encore une correction sans appel, dont j’appelle au bon sens, au bon goût, et à vous :

 

          D’où vient qu’avec cent pieds qui lui sont inutiles (Id.),

 

vous voudriez qu’on croirait inutiles. Eh ! Ventre-saint-gris, ils sont très inutiles, car il

 

………. Traîne ses pas débiles.

 

          Il y a des espèces de reptiles qui ont une trentaine de pattes et qui n’en vont pas plus vite, comme les autruches ont des ailes pour ne point voler. Dieu est le maître.

 

 

1 – Voyez plus haut. (G.A.)

 

2 – Dans l’Avare. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. l’abbé Moussinot

Novembre

.

Pourquoi, mon cher ami, ne pas recevoir M. de Brézé ? Pourquoi mettre à portée ce seigneur de penser qu’on n’aime pas à être payé ? Puissent tous mes débiteurs me fatiguer de paiement tous les quartiers : J’accepterai cette corvée sans me plaindre. Quelques lettres d’avertissement aux Lezeau, d’Estaing, Richelieu, d’Auneuil, et autres ; cela ne coûte rien ; et, quand on a rempli ses devoirs, on peut sans scrupule avoir recours aux lois. Vale.

 

Le chevalier de Mouhi vous apportera un petit paquet pour moi. Je vous prie de l’assurer de ma tendre amitié, et de l’engager à faire du reste de mes lettres ce qu’il a déjà fait de quelques-unes en votre présence ; cela est encore d’une importance extrême pour ses intérêts et pour les miens (1).

 

Vous devez aller à la campagne, et pourquoi ne pas venir à Cirey voir votre ami ? Vale iterum.

 

Et le bijou, mon cher abbé ! J’oubliais de vous en parler. Prenons-le pour vingt louis ; mais, pour le payer, attendez qu’il ait été présenté et trouvé joli. S’il avait le malheur de déplaire, il en faudrait un autre.

 

Vous m’enverrez par le coche deux cent cinquante louis d’or bien empaquetés ; cinquante viendront une autre fois.

 

S’ils arrivent tous ensemble, ils seront reçus très favorablement ; et on les recevra encore très poliment, s’ils arrivent par compagnies détachées.

 

Procope vous remettra un paquet de friandises, qui seront les bienvenues à Cirey où vous êtes et où vous serez toujours très aimé et très fêté, si vous y venez. Vale iterum.

 

J’écris à bâtons rompus, mon cher ami. J’ai la tête tellement embrouillée de physique, de chimie, et même de poésie, que je ne sais ce que je fais. Je ne veux pourtant pas envoyer cette lettre sans vous dire que le portrait colorié de Van-Dyck est attendu, mais sans impatience.

 

Je voudrais une traduction des Institutions de Boerhaave. Puis-je l’avoir bientôt ? Vous donnerez cent francs à madame Le Brun. Vous devez en avoir donné trois cents à M. Thieriot, chez M. de La Popelinière ; n’est-ce pas ? C’est mon ami depuis plus de vingt ans. Encore douze livres à notre Bourguignon, s’il est toujours dans la pauvreté.

 

La Mare, Linant, a longe. Et iterum vale.

 

 

1 – Il ne fallait pas laisser deviner le véritable auteur du Préservatif. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Thieriot

Le 1er Décembre.

 

Nous venons de recevoir le paquet du prince, lequel prince doit un jour vous acheter cent mille écus, s’il en donne sept mille pour un être non pensant, haut de six pieds. J’étais bien pressé, avant-hier, en vous écrivant toutes mes contre-critiques ; pardonnez,

 

Mais je lèche, en criant, la main qui me censure (1)

 

A propos, nous avons demandé aux valets de chiens, si les chiens peuvent crier quand ils lèchent ; ils disent que cela est aussi impossible que de siffler la bouche pleine.

 

Comment va l’Enfant prodigue ? Vos amis sont-ils revenus de la critique de Fierenfat ? Un nom doit-il choquer ? Et ignore-t-on que, dans Ménandre, Plaute et Térence, tous les noms annoncent les caractères, et qu’Harpagon signifie qui serre ? Madame Croupillac n’est-elle pas nécessaire à l’intrigue, puisque c’est elle qui apprend à l’Enfant prodigue toutes les nouvelles ? Et n’est-il pas plaisant et intéressant tout ensemble que cette Croupillac lui dise bonnement du mal de lui-même ?

 

Messieurs les critiques, j’en appelle au parterre. Adieu ; laissez-moi le droit de regimber, mais donnez-moi toujours cent coups d’aiguillon. Vale, te amo.

 

 

1 – Vers de la fabrique de M. de La Popelinière, corrigeant Voltaire. Voyez la lettre du 29 Juin 1740. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’abbé Moussinot

Décembre.

Vous êtes bien bon, mon véritable ami, de soupçonner M. D*** d’avoir écrit le billet que vous m’envoyez. Je vois bien que vous ne connaissez ni le style ni l’écriture du petit La Mare. Il me semble qu’il devrait avoir plus de respect pour vous, et plus de reconnaissance pour moi. Il devrait au moins n’écrire que pour me remercier de mes bienfaits. Je lui ai donné cent francs pour son voyage d’Italie, et je n’ai pas entendu parler de lui depuis son retour. Je ne le connais que pour l’avoir fait guérir d’une maladie infâme, et pour l’avoir accablé de dons qu’il ne méritait pas ; mais je suis accoutumé à l’ingratitude des hommes.

 

Que La Mare ne m’ait payé que d’ingratitude, encore passe ; mais Demoulin y a joint la friponnerie, l’outrage, et les plus indignes procédés. Sa femme m’a écrit pour me demander grâce ; mais si lui-même ne me demande pardon de ses infamies, il sera poursuivi à la rigueur ; il faut au moins qu’il me paie le peu qu’il n’a pu me voler. Faites présenter ce billet à sa femme, et sur sa réponse, je dirigerai mes démarches. Vous avez mon titre contre lui, ou il est chez Ballot, notaire. Ce fripon insigne me vole vingt mille francs, et il ose me menacer ! C’en est trop.

 

Tâchez, mon cher ami, d’avoir cette belle pendule à secondes dont vous me parlez. Ce sera un joli ornement pour la galerie que je fais bâtir ; et cherchez-moi promptement un notaire qui puisse me placer vingt mille livres en rentes viagères.

 

 

 

 

à M. Helvétius

A Cirey, ce 4 (1)Décembre.

 

Mon très cher enfant, pardonnez l’expression, la langue du cœur n’entend pas le cérémonial ; jamais vous n’éprouverez tant d’amitié et tant de sévérité ; je vous renvoie votre Epître apostillée, comme vous l’avez ordonné. Vous et votre ouvrage vous méritez d’être parfaits. Qui peut ne pas s’intéresser à l’un et à l’autre ? Madame la marquise du Châtelet pense comme moi, elle aime la vérité et la candeur de votre caractère ; elle fait un cas infini de votre esprit ; elle vous trouve une imagination féconde ; votre ouvrage lui paraît plein de diamants brillants ; mais qu’il y a loin de tant de talents et de tant de grâces à un ouvrage correct : La nature a tout fait pour vous ; ne lui demandez plus rien ; demandez tout à l’art ; il ne vous manque plus que de travailler avec difficulté. Vingt bons vers en quinze jours sont malaisés à faire ; et, depuis nos grands maîtres, dites-moi, qui a fait vingt bons vers alexandrins de suite ? Je ne connais personne dont on puisse en citer un pareil nombre. Et voilà pourquoi tout le monde s’est jeté dans ce misérable style marotique, dans ce style bigarré et grimaçant, où l’on allie monstrueusement le trivial et le sublime, le sérieux et le comique, le langage de Rabelais, celui de Villon, et celui de nos jours. A la bonne heure, qu’un laid visage (2) se couvre de ce masque. Rien n’est si rare que le beau naturel ; c’est un don que vous avez ; tirez-en donc, mon cher ami, tout le parti que vous pouvez ; il ne tient qu’à vous. Je vous jure que vous serez supérieur en tout ce que vous entreprendrez ; mais ne négligez rien. Je vous donne un bon conseil, après vous avoir donné de bien mauvais exemples. Je me suis mis trop tard à corriger mes ouvrages ; je passe actuellement les jours et les nuits à réformer la Henriade, Œdipe, Brutus, et tout ce que j’ai jamais fait. N’attendez pas comme moi ;

 

Si nolis sanus, curres hydropicus…. (Hor., lib. I, ep. II.)

 

Je songe à guérir mes maladies ; mais vous prévenez celles qui peuvent vous attaquer. Puisque vous chantez l’étude avec tant d’esprit et de courage, ayez aussi le courage de limer cette production vingt fois ; renvoyez-la moi, et que je vous la renvoie encore. La gloire, en ce métier-ci, est comme le royaume des cieux, et violenti rapiunt illud. Que je sois donc votre directeur pour ce royaume des belles-lettres ; vous êtes une belle âme à diriger. Continuez dans le bon chemin, travaillez ; je veux que vous fassiez aux belles-lettres et à la France un honneur immortel. Plutus ne doit être que le valet de chambre d’Apollon ; le tarif est bientôt connu, mais une épître en vers est un terrible ouvrage. Je défie vos quarante fermiers-généraux de le faire. Adieu ; je vous embrasse tendrement ; je vous aime comme on aime son fils. Madame du Châtelet vous fait les compliments les plus vrais : elle vous écrira, elle vous remercie.

 

Allons, qu’un ouvrage qui lui est adressé soit digne de vous et d’elle. Vous m’avez fait trop d’honneur dans cet ouvrage et cependant je vous rends la vie bien dure. Adieu ; je vous souhaite la bonne année. Aimez toujours les arts et Cirey.

 

 

1 – Ou 24. (G.A.)

 

2 – Comme celui de Rousseau. (G.A.)

 

 1738-12

 

 

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