CORRESPONDANCE - Année 1738 - Partie 11
Photo de PAPAPOUSS
à M. Le Franc
A Cirey, le 30 Octobre.
Tous les hommes ont de l’ambition, monsieur, et la mienne est de vous plaire, d’obtenir quelquefois vos suffrages et toujours votre amitié. Je n’ai guère vu jusqu’ici que des gens de lettres occupés de flatter les idoles du monde, d’être protégés par les ignorants, d’éviter les connaisseurs, de chercher à perdre leurs rivaux, et non à les surpasser. Toutes les académies sont infectées de brigues et de haines personnelles.
Quiconque montre du talent a sur-le-champ pour ennemis ceux-là mêmes qui pourraient rendre justice à ses talents, et qui devraient être ses amis.
M. Thieriot, dont vous connaissez l’esprit de justice et de candeur, et qui a lu dans le fond de mon cœur pendant vingt-cinq années, sait à quel point je déteste ce poison répandu sur la littérature. Il sait surtout quelle estime j’ai conçue pour vous dès que j’ai pu voir quelques-uns de vos ouvrages ; il peut vous dire que, même à Cirey, auprès d’une personne qui fait tout l’honneur des sciences et tout celui de ma vie. Je regrettais infiniment de n’être pas lié avec vous.
Avec quel homme de lettres aurais-je donc voulu être uni, sinon avec vous, monsieur, qui joignez un goût si pur à un talent si marqué ? Je sais que vous êtes non seulement homme de lettres, mais un excellent citoyen, un ami tendre. Il manque à mon bonheur d’être aimé d’un homme comme vous.
J’ai lu, avec une satisfaction très grande, votre dissertation (1) sur le Pervigilium Veneris ; c’est là ce qui s’appelle traiter la littérature. Madame la marquise du Châtelet, qui entend Virgile comme Milton, a été vivement frappée de la finesse avec laquelle vous avez trouvé dans les Géorgiques l’original du Pervigilium. Vous êtes comme ces connaisseurs nouvellement venus d’Italie, tout remplis de leur Rapgael, de leur Carrache, de leur Paul Véronèse, et qui démêlent tout d’un coup les pastiches de Boulogne.
Vous avez donné un bel essai de traduction dans vos vers :
C’est l’aimable printemps dont l’heureuse influence, etc.
Votre dernier vers,
Et le jour qu’il naquit fut au moins un beau jour,
Me paraît beaucoup plus beau que
Ferrea profenies duris caput extulit arvis. (Geor., lib. II.)
Le sens de votre vers était, comme vous le dites très bien, renfermé dans celui de Virgile. Souffrez que je dise qu’il y était renfermé comme une perle dans des écailles.
Je voudrais seulement que ce beau vers pût s’accorder avec ceux-ci, qui le précèdent :
De l’univers naissant le printemps est l’image ;
Il ne cessa jamais durant le premier âge.
J’ai peur que ce ne soient là deux mérites incompatibles ; si le printemps ne cessa point dans l’âge d’or, il y eut plus d’un beau jour. Vous pourriez donc sacrifier cet il ne cessa jamais, etc., à ce beau vers :
Et le jour qu’il naquit fut au moins un beau jour,
Ce dernier vers mérite le sacrifice que j’ose vous demander.
Vous voyez, monsieur, que je compte déjà sur votre amitié, et vous pardonnez sans doute à ma franchise. J’entre avec vous dans ces détails, parce qu’on m’a dit que vous traduisez toutes les Géorgiques. L’entreprise est grande. Il est plus difficile de traduire cet ouvrage en vers français, qu’il ne l’a été de le faire en latin ; mais je vous exhorte à continuer cette traduction, par une raison qui me paraît sans réplique, c’est que vous êtes le seul capable d’y réussir.
J’ai été votre partisan dans ce que vous avez dit de l’Enéide. Il n’appartient qu’à ceux qui sentent comme vous les beautés d’oser parler des défauts ; mais je demanderai grâce pour la sagesse avec laquelle Virgile a évité de ressembler à Homère dans cette foule de grands caractères qui embellissent l’Iliade. Homère avait vingt rois à peindre, et Virgile n’avait qu’Enée et Turnus.
Si vous avez trouvé des défauts dans Virgile, j’ai osé relever bien des bévues dans Descartes. Il est vrai que je n’ai pas parlé en mon propre et privé nom ; je me suis mis sous le bouclier de Newton. Je suis tout au plus le Patrocle couvert des armes d’Achille.
Je ne doute pas qu’un esprit juste, éclairé comme le vôtre, ne compte la philosophie au rang de ses connaissances. La France est, jusqu’à présent, le seul pays où les théories de Newton en physique, et de Boerhaave en médecine, soient combattues. Nous n’avons pas encore de bons éléments de physique ; nous avons pour toute astronomie, le livre de Bion (2), qui n’est qu’un ramas informe de quelques mémoires de l’Académie. On est obligé, quand on veut s’instruire de ces sciences, de recourir aux étrangers, à Keill, à Wolff, à s’Gravesande. On va imprimer enfin des Institutions physiques (3), dont M. Pitot est l’examinateur, et dont il dit beaucoup de bien. Je n’ai eu que le mérite d’être le premier qui ait osé bégayer la vérité ; mais, avant qu’il soit dix ans, vous verrez une révolution dans la physique, et se mirabitur Gallia neutonianam.
Et nous dirons avec vos Géorgiques :
Miraturque novas frondes et non sua pompa. (Lib. II.)
Il est vrai que la physique d’aujourd’hui est un peu contraire aux fables des Géorgiques, à la renaissance des abeilles, aux influences de la lune, etc. ; mais vous saurez, en maître de l’art, conserver les beautés de ces fictions, et sauver l’absurde de la physique.
Voilà à quoi vous servira l’esprit philosophique qui est aujourd’hui le maître de tous les arts.
Si vous avez quelque objection à faire sur Newton, quelque instruction à donner sur la littérature, ou quelque ouvrage à communiquer, songez, monsieur, je vous en prie, à un solitaire plein d’estime pour vous, et qui cherchera toute sa vie à être digne de votre commerce. C’est dans ces sentiments que je serai, etc.
1 – Dans les Observations de Desfontaines, juillet 1738. (G.A.)
2 – Usage des globes céleste et terrestre, 1699. (G.A.)
3 – Par madame du Châtelet. (G.A.)
à M. l’abbé Dubos
A Cirey, le 30 Octobre.
Il y a déjà longtemps, monsieur, que je vous suis attaché par la plus forte estime ; je vais l’être par la reconnaissance. Je ne vous répéterai point ici que vos livres doivent être le bréviaire des gens de lettres, que vous êtes l’écrivain le plus utile et le plus judicieux que je connaisse ; je suis si charmé de voir que vous êtes le plus obligeant, que je suis tout occupé de cette dernière idée.
Il y a longtemps que j’ai assemblé quelques matériaux pour faire l’histoire du siècle de Louis XIV. Ce n’est point simplement la vie de ce prince que j’écris, ce ne sont point les annales de son règne, c’est plutôt l’histoire de l’esprit humain, puisée dans le siècle le plus glorieux à l’esprit humain.
Cet ouvrage est divisé en chapitre ; il y en a vingt environ destinés à l’histoire générale ; ce sont vingt tableaux des grands événements du temps. Les principaux personnages sont sur le devant de la toile : la foule est dans l’enfoncement. Malheur aux détails ! La postérité les néglige tous ; c’est une vermine qui tue les grands ouvrages. Ce qui caractérise le siècle, ce qui a causé des révolutions, ce qui sera important dans cent années, c’est là ce que je veux écrire aujourd’hui.
Il y a un chapitre pour la vie privée de Louis XIV ; deux pour les grands changements faits dans la police du royaume, dans le commerce, dans les finances ; deux pour le gouvernement ecclésiastique, dans lequel la révocation de l’édit de Nantes et l’affaire de la Régale sont comprises ; cinq ou six pour l’histoire des arts, à commencer par Descartes, et à finir par Rameau.
Je n’ai d’autres mémoires, pour l’histoire générale, qu’environ deux cents volumes de mémoires imprimés que tout le monde connaît ; il ne s’agit que de former un corps bien proportionné de tous ces membres éparts, et de peindre avec des couleurs vraies, mais d’un trait, ce que Larrey, Limiers, Lamberti, Roussel, etc, etc., falsifient et délaient dans des volumes.
J’ai pour la vie privée de Louis XIV les Mémoires du marquis de Dangeau, en quarante volumes, dont j’ai extrait quarante pages ; j’ai ce que j’ai entendu dire à de vieux courtisans, valets, grands-seigneurs, et autres, et je rapporte les faits dans lesquels ils s’accordent. J’abandonne le reste aux faiseurs de conversations et d’anecdotes. J’ai un extrait de la fameuse lettre (1) du roi au sujet de M. de Barbésieux, dont il marque tous les défauts auxquels il pardonne en faveur des services du père ; ce qui caractérise Louis XIV bien mieux que les flatteries de Pélisson.
Je suis assez instruit de l’aventure de l’homme au masque de fer, mort à la Bastille. J’ai parlé à des gens qui l’ont servi.
Il y a une espèce de mémorial (2), écrit de la main de Louis XIV, qui doit être dans le cabinet de Louis XV. M. Hardion (3) le connaît sans doute ; mais je n’ose en demander communication.
Sur les affaires de l’Eglise, j’ai tout le fatras des injures de parti, et je tâcherai d’extraire une once de miel de l’absinthe des Jurieu, des Quesnel, des Doucin, etc.
Pour le dedans du royaume, j’examine les mémoires des intendants, et les bons livres qu’on a sur cette matière. M. l’abbé de Saint-Pierre a fait un journal (4) politique de Louis XIV que je voudrais bien qu’il me confiât. Je ne sais s’il fera cet acte de bienfaisance (5) pour gagner le paradis.
A l’égard des arts et des sciences, il n’est question, je crois, que de tracer critique ; de marquer les progrès de la peinture, de la sculpture, de la musique, de l’orfèvrerie, des manufactures de tapisserie, de glaces, d’étoffes d’or, de l’horlogerie. Je ne veux que peindre, chemin faisant, les génies qui ont excellé dans ces parties. Dieu me préserve d’employer trois cents pages à l’histoire de Gassendi ! La vie est trop courte, le temps trop précieux, pour dire des choses inutiles.
En un mot, monsieur, vous voyez mon plan mieux que je ne pourrais vous le dessiner. Je ne me presse point d’élever mon bâtiment :
………. Pendent opera interrupta, minæque
Murorum ingentes ……..
Si vous daignez me conduire, je pourrai dire alors :
.......... Æquataque machina cœlo (Æncid., lib. IV.)
Voyez ce que vous pouvez faire pour moi, pour la vérité, pour un siècle qui vous compte parmi ses ornements.
A qui daignerez-vous communiquer vos lumières, si ce n’est à un homme qui aime sa patrie et la vérité, et qui ne cherche à écrire l’histoire ni en flatteur, ni en panégyriste, ni en gazetier, mais en philosophe ? Celui qui a si bien débrouillé le chaos de l’origine des Français m’aidera sans doute à répandre la lumière sur les plus beaux jours de la France. Songez, monsieur, que vous rendrez service à votre disciple et à votre admirateur.
Je serai toute ma vie, avec autant de reconnaissance que d’estime, etc.
1 – Voyez le chapitre XXVIII du Siècle de Louis XIV. (G.A.)
2 – Intitulé : Mémoires historiques dans les Œuvres de Louis XIV. (G.A.)
3 – Cet académicien enseigna l’histoire à mesdames de France. (G.A.)
4 – Annales politiques, ouvrage qui ne parut qu’en 1757. (G.A.)
5 – Ce mot passait pour être de la création de l’abbé. (G.A.)
à M. Thieriot
A Cirey, le 31 Octobre.
Voici, mon cher père Mersenne, une lettre pour M. Dubos et pour M. Le Franc. Je vous envoie aussi la lettre de M. Le Franc.
Si vous pouvez obtenir quelque bon renseignement de Varron-Dubos, le plus beau siècle de la France vous en sera très obligé.
Pourriez-vous engager Aristide de Saint-Pierre (1) à communiquer son mémoire politique sur Louis XIV, en forme de journal ? Nous n’en tirerons point de copie, nous le renverrons bien cacheté, il n’aura point sorti de nos mains, et de tâcherai de faire de l’extrait de son journal un usage dont aucun bon citoyen ne me saura mauvais gré. Je pense, comme M. l’abbé de Saint-Pierre, qu’il faut écrire l’histoire en philosophe ; mais je me flatte qu’il pense, comme moi, qu’il ne faut pas l’écrire en précepteur, et qu’un historien doit instruire le genre humain sans faire le pédagogue.
Je crois que vous pouvez faire un bon usage de mes précédentes lettres.
Aurai-je le s’Gravesande in-4° avec figures ? Mais cet ancien domestique de madame Dupin (2) est-il encore à louer ? Vous avez vu Cirey et le cabinet de physique. Tâchez de le séduire ou de m’en envoyer un autre. Cousin a une maladie qui ne lui permettra de longtemps de travailler.
Mon cher ami, je suis un grand importun : mais je le sais bien.
Je vous enverrai, si vous le voulez, la Vie de Molière et le catalogue raisonné de ses ouvrages ; mais il faudrait me faire tenir la dissertation de Luigi Riccoboni, detto Lelio (3).
1 – Voltaire le surnomme Aristide, à cause de sa proscription de l’Académie. (G.A.)
2 – J.-Jacques Rousseau fut un moment précepteur du fils de cette dame. (G.A.)
3 – Observations sur la comédie et sur le génie de Molière. (G.A.)
à M. le comte d’Argental
A Cirey, le 3 Novembre.
Aimable ange gardien, il faut que vous le soyez non seulement de Cirey, mais de tout le canton.
Protéger, je vous en conjure, de la manière la plus efficace, M. l’abbé de Valdruche, qui vous rendra cette lettre. C’est le fils de mon médecin, d’un de mes meilleurs amis. Vous vous sentiez bien disposé en sa faveur, quand vous saurez qu’il a pour tout bien un petit canonicat de Joinville, que le chapitre lui a conféré légitimement, et que notre saint-père le pape veut lui ôter. N’est-il pas bien odieux qu’un évêque étranger puisse disposer d’un bien qui est en France ? Qu’on ait des maîtres à trois cents lieues de chez soi ? Et qu’on mette en question qui doit l’emporter des droits les plus sacrés des hommes, ou d’un rescrit du pape ? Tout est subreptice, tout est abusif dans les procédés de l’ecclésiastique qui dispute le bénéfice à l’abbé de Valdruche ; mais il a pour lui le pape et les capucins de Chaumont. Figurez-vous que les juges de Chaumont ont osé donner la provision au papimane, et qu’à l’audience on a cité des jurisconsultes italiens qui disent : Papa omnia potest. Que votre zèle de bon citoyen s’allume. C’est un chaînon des fers ultramontains qu’il s’agit de briser. Vous êtes à portée de procurer au fils de mon ami une audience prompte ; c’est tout ce qu’il lui faut. Je crois que sa cause est celle de nos libertés, et la cause même du parlement. Dites-lui, mon cher ami, comment il faut qu’il se conduise ; adressez-le aux bons faiseurs ; c’est mon procès que vous me faites gagner. Je crois que je vous en aimerais davantage, si la chose était possible. Adieu ; vous n’aurez jamais mieux récompensé le tendre et respectueux attachement que j’aurai pour vous toute ma vie.
à M. de Cideville
A Cirey, ce 10 Novembre.
Mon cher ami, je vous dois une Mérope, et je ne vous envoie qu’une épître. Je ne vous paie rien de ce que je vous dois :
Tam raro scibinus, ut toto non quater anno.
Hor. Lib. II, sat. III
Vous m’avez envoyé une ode charmante. Je rougis de ma misère, quand je songe que je n’y ai répondu que pas des applaudissements (1). Vos richesses, en me comblant de joie, me font sentir ma pauvreté. Ne croyez pas, mon cher ami, qu’en vous envoyant une épître, je prétende éluder la promesse de la Mérope. A qui donc donnerai-je les prémices de mes ouvrages, si ce n’est à mon cher Cideville, à celui qui joint le don de bien juger au talent d’écrire avec tant de facilité et de grâce ? Quel cœur dois-je songer à émouvoir, si ce n’est le vôtre ? Je compte que mes ouvrages seront au moins reçus comme les tributs de l’amitié. Ils vous parleront de moi ; ils vous peindront mon âme.
Ma retraite heureuse ne m’offre point de nouvelles à vous apprendre. Elle laisse un peu languir le commerce ; mais l’amitié ne languit point. Je ne m’occupe à aucune sorte de travail que je ne me dise à moi-même : Mon ami sera-t-il content ? Cette pensée sera-t-elle de son goût ? Enfin, sans vous écrire, je passe mes jours dans l’envie de vous plaire et dans le plaisir d’écrire pour vous.
Madame du Châtelet, qui vous aime comme si elle vous avait vu, vous fait les plus sincères compliments. Nous avons entendu parler ici confusément d’une épître de Formont, contre les philosophes qui ont le malheur de n’être que philosophes. Dieu merci, l’épître n’est pas contre nous.
Rousseau, après avoir longtemps offensé Dieu, s’est mis à l’ennuyer. Il sera damné pour ses sermons et pour ses couplets.
Je vous embrasse tendrement, mon aimable Cideville. V.
1 – Lettre du 14 Juillet. (G.A.)
à M. de Formont
A Cirey, ce 11 Novembre.
Est-il vrai, cher Formont, que ta muse charmante,
Du Dieu qui nous inspire interprète éclatante,
Vient, par les sons hardis de tes nouveaux concerts,
De confondre à jamais ces ennemis des vers,
Qui, hérissés d’algèbre et bouffis de problèmes,
Au monde épouvanté parlent par théorèmes,
Observant, calculant, mais ne sentant jamais ?
Ces Atlas, qui des cieux semblent porter le faix,
Ne baissent point les yeux vers les fleurs de la terre,
Aux douceurs de la vie ils déclarent la guerre.
Jadis, en façonnant ce peuple raisonneur,
Prométhée oublia de leur donner un cœur,
On dit que de tes chants le pouvoir invincible
Donne aujourd’hui la vie à leur masse insensible ;
Ils sentent le plaisir qui naît d’un vers heureux ;
C’est un sens tout nouveau que tu produis en eux.
Quand verrai-je ces vers, enfants de ton génie,
Ces vers où la raison parle avec harmonie ?
Ils sont faits pour charmer les beaux lieux où je suis.
Du jardin d’Apollon, nous cueillons tous les fruits ;
Newton est notre maître, et Milton nous délasse ;
Nous combattons Malbranche, et relisons Horace.
Ajoute un nouveau charme à nos plaisirs divers.
Heureux le philosophe épris de l’art des vers ;
Mais heureux le poète épris de la science :
Les mots ne bornent point sa vive intelligence ;
Des mouvements du ciel il dévoile le cours,
Il suit l’astre des nuits et le flambeau des jours ;
Loin des sentiers étroits de la Grèce aveuglée,
Son esprit monte aux cieux qu’entr’ouvrit Galilée ;
Il connaît, il admire un univers nouveau.
On ne le verra point, sur les pas de Boileau,
Douter si le soleil tourne autour de son axe,
« Et, l’astrolabe en main, chercher un parallaxe ; »
Il attaque, il détrône, il enchaîne en beaux vers
Les affreux préjugés, tyrans de l’univers.
Je connais le poète à ces marques sublimes,
Non dans un alphabet de pédantesques rimes,
Non dans ces vers forcés, surchargés d’un vieux mot,
Où l’auteur nous ennuie en phrases de Marot (1).
De ce style emprunté tu proscris la bassesse.
Qui pense hautement s’exprime avec noblesse ;
Et le sage Formont laisse aux esprits mal faits
L’art de moraliser du temps de Rabelais.
Nardi parvus onyx eliciet cadum. (HOR., lib. IV. Od. XII.)
Envoyez-nous donc, mon cher philosophe-poète, votre belle épître. A qui la donnerez-vous, si vous la refusez à la divinité de Cirey ? Vous savez combien madame du Châtelet aime votre esprit ; vous savez si elle est digne de voir vos ouvrages ; pour moi, je demande, au nom de l’amitié, ce qu’elle a droit d’exiger de l’estime que vous avez pour elle. Nous sommes bien loin d’abandonner ici la poésie pour les mathématiques ; nous nous souvenons que c’est Virgile qui disait :
Nos vero dulces teneant ante omnia musæ ;
Defectus solis varios…. Et sidera monstrent. (Georg., lib. II.)
Ce n’est pas dans cette heureuse solitude qu’on est assez barbare pour mépriser aucun art ; c’est un étrange rétrécissement d’esprit que d’aimer une science pour haïr toutes les autres ; il faut laisser ce fanatisme à ceux qui croient qu’on ne peut plaire à Dieu que dans leur secte ; on peut donner des préférences, mais pourquoi des exclusions ? La nature nous a donné si peu de portes par où le plaisir et l’instruction peuvent entrer dans nos âmes ; faudra-t-il n’en ouvrir qu’une ? Vous êtes un bel exemple du contraire ; car qui raisonne plus juste, et qui écrit avec plus de grâce que vous ? Vous trouvez encore du temps de reste pour passer du temple de la poésie et de la métaphysique à celui de Plutus, et je vous en fais mon compliment. Vous avez dit comme Horace :
Det vitam, det opes ; æquum mi animum ipse parabo.
Lib. I, ep. VIII
Je vois que vos nouvelles occupations ne vous ont point enlevé à la littérature ; qu’elles ne vous enlèvent donc point à vos amis ; écrivez un petit mot et envoyez l’épître. Vous voyez sans doute souvent madame du Deffand ; elle m’oublie, comme de raison, et moi je me souviens toujours d’elle ; j’en ferai une ingrate, je lui serai toujours attaché. Quand vous souperez avec le philosophe baylien, M. des Alleurs l’aîné, et avec son frère, le philosophe mondain, buvez à ma santé avec eux, je vous prie. Est-il vrai que votre épître est adressée à M. l’abbé des Rothelin ? Il le mérite ; il a la critique très juste et très fine ; je vous prierais de lui présenter mes très humbles compliments, si je ne me regardais comme un peu trop profane. Adieu, mon cher ami, que j’aimerai toujours. Madame du Châtelet vous renouvelle les assurances de son estime et de son amitié, et joint ses prières aux miennes.
1 – Allusion à J.-B. Rousseau. (G.A.)
à M. Thieriot (1)
Voici encore, mon cher ami, un petit mot pour le prince royal sur une chose que vous aviez oubliée. Si vous trouvez que ce que je demande vous convienne et que la manière dont je le demande convienne aussi, envoyez la lettre ; sinon, brûlez-là.
J’ai reçu Dardanus (2) ; donnez à M. de La Bruère ma réponse cachetée, si vous le voulez bien.
En voici une pour l’abbé Le Blanc.
Voici la réplique à l’abbé Trublet. Judica me.
Le père Mersenne doit me trouver excédant.
Dites-vite si je peux compter sur le s’Gravesande deux volumes in-4°. C’est mon pain quotidien, je ne peux m’en passer, et nous ne pouvons guère nous passer de vous ici. Envoyez-nous ce valet de chambre physicien de madame Dupin ; l’autre nous a manqué.
1 – C’est à tort, croyons-nous, que les éditeurs de cette lettre l’ont classée à la date du 15 Décembre 1739. Elle appartient assurément au mois de novembre 1738. (G.A.)
2 – Opéra de La Bruère, demandé à Thieriot le 11 Octobre. (G.A.)
à M. l’abbé Le Blanc
A Cirey, ce 11 Novembre.
Comme Anglais (1), comme auteur d’Aben-Saïd, comme amateur des arts et de la vérité, comme ayant châtié l’abbé Desfontaines, vous avez, monsieur, mille droits à mon amitié et à mon estime. Je ne doute pas que vous n’ayez encore fortifié votre génie par l’étude d’une langue dans laquelle est écrit ce qu’on a jamais pensé de plus fort. Vous avez dû sentir votre âme plus libre et plus à l’aise à Londres ; c’est là que la nature étale des beautés mâles qui ne doivent rien à l’art. Les grâces, l’exactitude, la douceur, la finesse sont plus le partage des Français.
Utraque poscit opem res et conjurat amicè.
Je crois qu’un Anglais qui a bien vu la France, et un Français qui a bien vu l’Angleterre, en valent mieux l’un et l’autre. Vous êtes fait, monsieur, pour joindre le mérite du pays d’où vous venez à celui de votre patrie. Comme vous me feriez un vrai plaisir de m’envoyer les étrivières rimes que vous avez données à ce misérable abbé Desfontaines, également haï et méprisé des Français et des Anglais !
C’est un esclave que son maître
Au front a sagement marqué ;
A tous vous l’avez fait connaître.
On m’a dit que ce vilain prêtre
Est de vos traits bien plus piqué
Que du fouet jamais à Bicêtre
Sur son fessier large appliqué.
Je le crois bien ; car il y a quelques ressources, après tout, pour les blessures de son derrière, et il n’y en a point contre une bonne épigramme de votre main. Si vous aviez fait quelque chose de nouveau et que vous voulussiez l’envoyer à Cirey, je m’y intéresse presque autant que vous-même. J’aime les belles-lettres avec ardeur. Personne n’est plus en état que vous d’empêcher qu’elles ne tombent en France. Il ne m’appartient pas de vous exhorter à travailler ; mais je peux au moins vous dire combien je souhaite de joindre de nouveaux applaudissements à ceux que je vous ai déjà donnés.
Je suis, avec bien de l’estime et de l’amitié, votre, etc.
1 – Le Blanc est auteur de Lettres sur l’Angleterre. (G.A.)