CORRESPONDANCE - Année 1737 - Partie 5

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à M. l’abbé Moussinot

 

 

Oui, mon cher ami, je sais que, en achetant la terre de Spoix, il y aura le quint et le requint à payer en entier, qu’il y aura de grandes réparations à faire, chose naturelle dans une terre en décret. Je sais encore que onze arpents de bois sont entièrement dévastés. Tous les gros chênes ont été vendus, chose encore plus naturelle dans une terre entre les mains d’un seigneur aussi peu économe que le cordon bleu (1). Il y a des vignes assez bien tenues, et je me flatte que, étant à portée de bien régir cette terre, je la ferai valoir beaucoup plus qu’elle n’est affermée depuis cent ans.

 

          Le château de Spoix reste à madame d’Estaing, veuve du cordon bleu. Ce château est, je crois, pour son habitation ; elle a quatre-vingts ans, et pour peu de chose elle cèdera son droit. De plus, je ne compte pas habiter Spoix de quelque temps.

 

          J’ai tout lieu de croire que le décret en vertu duquel on vend cette terre est un accord par lequel quelqu’un de la famille veut se la faire adjuger. M. de Maulevrier, gendre de M. d’Estaing, est celui qui a le premier droit au retrait lignatrait. C’est madame de Maulevrier qui gouverne les affaires et qui les entend bien. En cas qu’elle voulût faire ce retrait, mon dessein serait qu’elle me laissât, ma vie durant, la jouissance de Spoix. J’en aurais soin ; je mettrais cette terre en valeur. Tâchez de savoir ses intentions. Je vous enverrai un pouvoir absolu pour traiter. C’est là une petite négociation que je remets à votre prudence et à votre amitié.

 

 

1 – François, comte d’Estaing, mort depuis 1732. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’abbé Moussinot

Décembre.

 

 

Les biens de M. de Richelieu me paraissent très engagés. Me trompé-je ? Les terres qui entrent dans son duché sont, par cela seul,  substituées de droit. Son père a vendu tout ce qu’il pouvait vendre ; mon hypothèque ne subsistant plus, sur quoi puis-je me faire payer ? Malgré ces scrupules, je donnerai encore de l’argent à M. le duc de Richelieu. Et voici un petit projet que je soumets à votre esprit d’ordre et de sagesse.

 

          J’ai prêté vingt mille livres à M. du Châtelet, j’emprunterai sur sa terre de Cirey la même somme ; j’en donnerai quatorze mille sept cents à M. de Richelieu, qui, avec les cinq mille trois cents, feront les vingt mille livres. Il me paierait alors une rente de six mille livres. Voyez, mon ami, à arranger cette affaire ; vous avez tout pouvoir pour cela, et j’ai toute confiance en vous.

 

          J’espère que la ville, Villars, d’Estaing, d’Auneuil, Lezeau, le trésor-royal et les fermiers-généraux nous aideront. Si le prince de Guise donne mille écus, il faudra s’en contenter. M. de Brézé fera un bon contrat ; M. Michel en fera un autre. Je n’aurai plus qu’à recevoir sans peine un revenu assez fort pour vivre heureux dans quelque agréable retraite où l’amitié désire un jour vous en faire les honneurs.

 

Ne mettez rien à la loterie dont vous parlez ; elle ne peut convenir qu’à ceux qui ont beaucoup de contrats et beaucoup d’argent. Je ne suis dans aucun de ces deux cas. Engagez M. Michel à garder votre argent jusqu’en avril ; c’est de conséquence ; et donnez ce que j’ai promis à d’Arnaud,. Il m’avait promis d’apprendre à écrire, je l’aurais placé ; il a tort : dites-lui cette vérité pour son bien.

 

 

 

 

à M. l’abbé Moussinot

Décembre.

 

 

Je vous prie, mon cher abbé, de faire chercher une montre à secondes chez Leroy, ou chez Lebon, ou chez Thiout ; enfin la meilleure montre, soit d’or, soit d’argent, il n’importe ; le prix n’importe pas davantage. Si vous pouvez charger l’honnête Savoyard que vous nous avez déjà envoyé ici à cinquante sous par jour, (et que nous récompenserons encore, outre le prix convenu), de cette montre à répétition, vous l’expédierez tout de suite, et vous ferez là une affaire dont je serai bien satisfait.

 

D’Hombre, que vous connaissez, a fait banqueroute, il me devait quinze cents francs ; il vient de faire un contrat avec ses créanciers que je n’ai point signé. Parlez, je vous prie, à un procureur, et qu’on m’exploite ce drôle, dont je suis très mécontent.

 

J’ai lu l’épître de d’Arnaud ; je ne crois pas que cela soit imprimé, ni doive l’être. Dites-lui que ma santé ne me permet d’écrire à personne, mais que je l’aime beaucoup. Retenez-le à dîner quelquefois chez M. Dubreuil, je paierai les poulardes très volontiers ; éprouvez son esprit et sa probité, afin que je puisse le placer. – Je vous le répète, mon cher ami, vous avez carte blanche sur tout, et je n’ai jamais que des remerciements à vous faire.

 

 

 

 

à M. l’abbé Moussinot

Décembre (1).

 

 

J’attends le pâté que vous m’annoncez, et pour douze à quinze francs de joujoux d’enfants. Nous voici bientôt aux étrennes ; c’est le temps de leurs plaisirs et de ma petite moisson, à laquelle il faut penser.

 

Si l’on ne voit pas distinctement les satellites de Jupiter, je ne veux point du télescope de Newton. Notre chimiste fait des difficultés ! Il faut payer son voyage et demeurer là. Au lieu de trois Henriades, j’en demande six bien reliées. Je suis honteux de vous importuner pour des bagatelles.

 

L’affaire de M. de Guise n’est pas si bagatelle. Il m’écrit que les procédures qu’on a faites sont assez inutiles. C’est de quoi je ne conviens pas ; je les crois très nécessaires. Savez-vous, mon cher ami, que vous ne feriez pas mal d’aller voir M. Chopin dans quelque intervalle de la grand’messe et de vêpres ? Il me semble qu’on fait plus de choses dans une conversation avec le chef de la commission (2) qu’avec des rames de papier timbré. Je souhaiterais que ce M. Chopin eût quelques rentes viagères, il verrait ce que c’est que de n’avoir point à vivre de son vivant et de laisser à ses hoirs trois ou quatre années à percevoir. Vous lui diriez que le sérénissime prince de Guise se moque de moi, ; chétif citoyen, qu’il fait bombance à Arcueil, et qu’il laisse mourir de faim ses créanciers ; vous lui feriez un beau discours sur le respect que l’on doit aux rentes viagères. Il est vrai que le roi a réduit les nôtres à moitié ; mais le prince de Guise n’est pas si modéré, il me retranche toute la mienne.

 

Je vous avoue que je trouve procédé-là pire que les barricades de Guise-le-Balafré. Je vous embrasse de tout mon cœur, mon ami, et nous boirons à votre santé en mangeant le pâté.

 

 

 

1 – MM. E. Bayoux et A. François ont reproduit ce billet sous la date du 9 décembre 1738 avec quelques variantes. (G.A.)

 

2 – Commission pour la liquidation des dettes du prince de Guise. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’abbé Moussinot

Décembre.

 

 

On m’avait mandé, mon cher ami, que tous les meubles d’Arouet avaient été brûlés et son logement consumé (1) ; je vois avec plaisir que cela n’est pas. Ne négligez rien, je vous en conjure, tant auprès de Me Picart qu’auprès de ses connaissances, pour découvrir le mariage secret d’Arouet (2). Cela m’est important, car je suis sur le point de marier une de mes nièces. On le dit fort intrigué dans cette affaire des convulsions. Quel fanatisme ! Mon cher, ne donnez pas dans ces horribles folies. Tout bon Français applaudit à un bon janséniste, qui crie contre les formulaires et les excommunications, et qui se moque un peu de l’infaillibilité du pape ; mais en méprise un insensé qui se fait crucifier, et un imbécile qui assiste à ces crucifiements de galetas.

 

Je sais bien qu’il ne serait pas mal que je fusse à Paris ; mais je crois mes intérêts mieux entre vos mains qu’entre les miennes ; et l’ancien trésorier du chapitre de Saint-Merri a, pour conduire les affaires de ce bas monde, infiniment plus d’intelligence que son ami le philosophe, qui dans sa solitude de Cirey fait des vers, étudie Newton, le tout avec assez peu de succès, et qui, en outre, digère fort mal.

 

 

1 – Le 26 Octobre 1737, un vaste incendie s’était déclaré à la chambre des comptes et avait duré trois jours. On accusa les jansénistes d’en être les auteurs, et il paraît même que le frère de Voltaire fut un moment arrêté. Armand Arouet demeurait sous la chambre, cour du Palais. (G.A.)

 

2 – Il n’était pas marié, mais il avait des aventures galantes avec les jolies convulsionnaires. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Thieriot

 

15 Décembre 1737, à Cirey (1).

 

J’ai reçu, mon cher ami, la lettre du prince (2). Cela fait un peu de détour, mais cela est plus sûr. Vous pouvez m’écrire par la voie ordinaire, à Cirey, quand vous n’aurez rien de particulier à me faire savoir. Madame du Châtelet vous a écrit. Je vous dis à peu près les mêmes choses qu’elle, mon cher ami, je n’ai pas un moment à moi (3). Une tragédie nouvelle est actuellement le démon qui tourmente mon imagination. J’obéis au dieu ou au diable qui m’agite. Physique, géométrie, adieu jusqu’à Pâques. Sciences et arts, vous servez par quartier chez moi ; mais Thieriot est dans mon cœur toute l’année.

 

Votre frère m’a envoyé des habits qui sont si beaux que j’en suis honteux. Je vous recommande ma nièce. M’est-il permis de dire à Pollion et à Polymnie combien je les révères ?

 

Portez-vous bien, aimez-moi, écrivez-moi. A propos, j’ai corrigé les premiers actes d’Œdipe, Zaïre, et tous mes petits ouvrages.

 

Toujours enfantant, toujours léchant ; mais le monde est trop méchant.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – De Frédéric. (G.A.)

 

3 – Tout ce qui suit a fait partie jusqu’à présent de la lettre à Thieriot du 23 Décembre. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Thieriot

A Cirey, le 21 Décembre.

 

 

Je réponds en hâte, mon cher ami, à votre lettre du 18 touchant l’article qui concerne mes nièces. Vous mandez à madame du Châtelet que vous pensez que je veux faire plus de bien à ce gentilhomme que je propose qu’à ma nièce même. Je crois en faire beaucoup à tous les deux ; et je crois en faire à moi-même, en vivant avec une personne à qui le sang et l’amitié m’unissent, qui a des talents, et dont l’esprit me plaît beaucoup. Je trouve de plus une charge très honnête, convenable à un gentilhomme, et, qui plus est, lucrative, que ma nièce pourrait acheter, et qui lui appartiendrait en propre. Je connais moins la cadette que l’aînée ; mais quand il s’agira d’établir cette cadette, je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir. Si ma nièce aînée était contente de sa campagne, et qu’elle voulût avoir un jour sa sœur auprès d’elle ; si cette sœur aimait mieux être dame de château que citadine de Parie malaisée, je trouverais bien à la marier dans notre petit paradis terrestre. Au bout du compte, je n’ai réellement de famille qu’elles ; je serai très aise de me les attacher. Il faut songer qu’on devient vieux, infirme, et qu’alors il est doux de retrouver des parents attachés par la reconnaissance. Si elles se marient à des bourgeois de Paris, serviteur très humble ; elles sont perdues pour moi. Vieillir fille est un piètre état. Les princesses du sang ont bien de la peine à soutenir cet état contre nature. Nous sommes nés pour avoir des enfants. Il n’y a que des fous de philosophes, du nombre desquels nous sommes, à qui il soit décent de se sauver de la règle générale. Je peux vous assurer enfin que je compte faire le bonheur de mademoiselle Mignot ; mais il faut qu’elle le veuille ; et vous, qui êtes fait pour le bonheur des autres, c’est votre métier de contribuer au sien.

 

Faites ma cour, mon cher ami, à Pollion, à Polymnie, à Orphée. Je vous embrasse tendrement.

 

 

 

 

à M. l’abbé Moussinot

 

 

Instruisez un maudit curieux, mon cher ami, et qui met un grand intérêt dans sa petite curiosité. Avez-vous entendu dire que la terre du Faou sur laquelle est placée ma rente de quatre mille livres est en vente ? Si l’acquéreur du Faou veut se charger de me payer, tant mieux ; si M. de Richelieu veut me rembourser deux fois, tant mieux ; s’il m’assigne ailleurs, tant pis.

 

Notre chimiste s’en retourne ; il a vu les lieux et ordonné les laboratoires. Je vais lui faire accommoder un petit appartement avec un jardin dont il sera absolument le maître. Il achètera, à Paris, tous les ustensiles qui me seront nécessaires pour devenir chimiste ; et vous, monsieur le trésorier, vous paierez tout ce qu’achètera le chimiste, aussi bien que ses voyages. J’espère qu’il sera aussi content de moi que je le suis de sa franchise, de son humeur aimable, et de la profonde connaissance qu’il paraît avoir de la chimie. Il aime comme moi la solitude et le travail ; je me flatte que nous nous conviendrons. Je voudrais bien, mon cher abbé, vous que je tourment et fatigue journellement, que vous fissiez ce que M. le chimiste a fait, que vous vinssiez ici quelque jour, vous reposer, voir et embrasser votre ami.

 

 

 

 

à M. Thieriot

A Cirey, le 23 Décembre.

 

 

Mon cher ami, je n’ai rien à ajouter ni à la peinture que la déesse de Cirey fait de notre vie philosophique, ni aux souhaits de partager quelque temps cette vie avec vous. Si certaine chose que j’ai entamée réussissait, il faudrait bien vous voir à toute force, au bout du compte. Pollion vous donnerait sa chaise de poste jusqu’à Troyes, et à Troyes vous trouveriez la mienne et des relais. En un jour et demi vous feriez le voyage, et puis

 

 

O noctes cœnæque deum…….

 

(Hor. Liv. II, sat. VI)

 

 

On sait bien qu’on ne pourrait vous garder longtemps, mais enfin on vous verrait.

 

Je suis d’autant plus fâché de la déconvenue des Linant, que le frère commençait à faire de bons vers, et que sa tragédie n’était pas en si mauvais train. Quand je vois qu’un disciple d’Apollon pèche par le cœur, je ressens les douleurs d’un directeur qui apprend que sa pénitente est au b……

 

Ma nièce n’a point voulu de mon campagnard ; je ne lui en sais aucun mauvais gré. J’aurais voulu trouver mieux pour elle. Cependant il est certain qu’elle aurait eu huit mille livres de rente, au moins ; mais enfin elle ne l’a pas voulu, et vous savez si ne feux la gêner. Je ne veux que son bonheur, et je mettrais une partie du mien à pouvoir vivre quelquefois avec elle. Dieu veuille que quelque plat bourgeois ne l’ensevelisse pas dans un petit ménage avec des caillettes de la rue Thibautodé ! Il me semble qu’elle était faite pour Cirey (1).

 

 

1 – .Voyez une note de la lettre du 15 Décembre à Thieriot. (G.A.)

 

 

 

 

à M. de Cideville

A Cirey, ce 23 Décembre.

 

 

L’Amitié, ma déesse unique,

Vient enfin de me réveiller

De cette langueur léthargique

Où je paraissais sommeiller,

Et m’a dit d’un ton véridique :

« N’as-tu pas assez barbouillé

Ton système philosophique,

Assez énoncé, détaillé

De Louis l’histoire authentique ?

N’as-tu pas encor rimaillé

Récemment une œuvre tragique (1) ?

Seras-tu sans cesse embrouillé

De vers et de mathématiques ?

Renonce plutôt à Newton,

A Sophocle, aux vers de Virgile,

A tous les maîtres d’Hélicon ;

Mais sois fidèle à Cideville. »

 

J’ai répondu du même ton :

« O ma patronne, ô ma déesse !

Cideville est le plus beau don

Que je tienne de ta tendresse :

Il est lui seul mon Apollon ;

C’est lui dont je veux le suffrage :

Pour lui mon esprit tout entier

S’occupait d’un trop long ouvrage ;

Et si j’ai paru l’oublier,

C’est pour lui plaire davantage. »

 

 

Voilà une de mes excuses, mon cher Cideville, et cette excuse vous arrivera incessamment par le coche. C’est une tragédie ; c’est Mérope, tragédie sans amour, et qui peut-être n’en est que plus tendre. Vous en jugerez, vous qui avez un cœur si bon et si sensible, vous qui seriez le plus tendre des pères, comme vous avez été le meilleur des fils, et comme vous êtes le plus fidèle ami, et le plus sensible des amants.

 

Une autre excuse bien cruelle de mon long silence c’est que la calomnie, qui m’a persécuté si indignement, m’a forcé enfin de rompre tout commerce avec mes meilleurs amis pendant une année. On ouvrait toutes mes lettres, on empoisonnait ce qu’elles avaient de plus innocent ; et des personnes qui avaient apparemment juré ma perte en faisaient des extraits odieux qu’ils portaient jusqu’aux ministres, dans l’occasion. J’avais cru apaiser la rage de ces persécuteurs en faisant un tour en Hollande ; ils m’y ont poursuivi. Rousseau, entre autres, ce monstre né pour calomnier, écrivit que j’étais venu en Hollande pour prêcher contre la religion, que j’avais tenu école de déisme (1) chez s’Gravesande, fameux philosophe de Hollande. Il fallut que M. s’Gravesande démentît ce bruit abominable dans les gazettes. Je ne m’occupai dans mon séjour en Hollande, qu’à voir les expériences de la physique newtonienne que fait M. s’Gravesande, qu’à étudier et qu’à mettre en ordre les Eléments de cette physique, commencés à Cirey. Je n’ai opposé à la rage de mes ennemis qu’une vie obscure, retirée, des études sérieuses auxquelles ils n’entendent rien. Bientôt l’amitié me fit revenir en France. Je retrouvai à Cirey madame du Châtelet et toute sa famille. Ils connaissent mon cœur ; ils ne se sont jamais démentis un moment pour moi. J’y ai trouvé le repos et la douceur de la vie, que mes ennemis voudraient m’arracher. Pour montrer une docilité sans réserve à ceux dont je peux dépendre, j’ai, par le conseil de M. d’Argental, envoyé, il y a plus de six mois, mes Eléments de Newton à la censure de Paris. Ils y sont restés ; on ne me les rend point. J’en ai suspendu la publication en Hollande. Je la suspends encore. Les libraires (qui se sont trouvés par hasard d’honnêtes gens) ont bien voulu différer par amitié pour moi. J’attendais quelque décision en France de la part de ceux qui sont à la tête de la littérature. Je n’en ai aucune. Voilà quant à la philosophie ; car je veux vous rendre un compte exact.

 

Quant aux autres ouvrages, j’ai donc fait Mérope, dont vous jugerez incessamment. J’ai corrigé toutes mes tragédies, entre autres, les trois premiers actes d’Œdipe. J’ai retouché beaucoup, jusqu’aux petites pièces détachées que vous avez entre les mains. J’ai poussé l’histoire de Louis XIV jusqu’à la bataille de Turin (2). Je m’amuse d’ailleurs à me faire un cabinet de physique assez complet. Madame du Châtelet est dans tout cela mon guide et mon oracle. On a imprimé l’Enfant prodigue, mais je ne l’ai point encore vu.

 

Comme je suis en train de vous rendre compte de tout, il faut vous dire que ce Demoulin, qui voulait faire imprimer vos lettres, est celui qui me suscita l’infâme procès de Jore. Il m’avait dissipé vingt mille francs que je lui avais confiés ; et, pour m’empêcher de lui faire rendre compte, il m’embarrassa dans ce procès. Il vient aujourd’hui de me demander pardon et de me tout avouer. O hommes ! ô monstres ! qu’il y a peu de Cidevilles !

 

Continuons ; vous aurez tout le détail de mes peines. Une des plus grandes a été d’avoir donné à madame du Châtelet les Linant. Vous savez quel prix elle a reçu de ses bontés. Je crois la sœur plus coupable que le frère. Je suis d’autant pus affligé que Linant semblait travailler. Il reprenait sa tragédie à cœur ; je m’y intéressais ; je le faisais travailler ; il me serait devenu cher à mesure qu’il eût cultivé son talent ; mais il ne m’est plus permis de conserver avec lui le moindre commerce.

 

          Mon cher ami, cette lettre est une jérémiade. Je pleure sur les hommes ; mais je me console, car il y a des Emilies et des Cidevilles.

 

 

1 – Les Eléments de la métaphysique de Newton, le Siècle de Louis XIV, et Mérope. (G.A.)

 

2 – Déisme et athéisme étaient alors synonymes. (G.A.)

 

3 – Chapitre XX du Siècle. (G.A.)

 

 

 

 

à M. de Formont

A Cirey, le 23 Décembre.

 

 

A mon très cher ami Formont,

Demeurant sur le double mont,

Au-dessus de Vincent Voiture,

Vers la taverne où Bachaumont

Buvait et chantait sans mesure,

Où le plaisir et la raison

Ramenaient le temps d’Epicure.

Vous voulez donc que des filets

De l’abstraite philosophie

Je revole au brillant palais

De l’agréable poésie,

Au pays où règnent Thalie,

Et le cothurne, et les sifflets.

Mon ami, je vous remercie

D’un conseil, à mon destin ;

Je vais de folie en folie,

Ainsi qu’on voit une catin

Passer du guerrier au robin,

Au gras prieur d’une abbaye,

Au courtisan, au citadin ;

Ou bien, si vous voulez encore,

Ainsi qu’une abeille au matin

Va sucer les pleurs de l’Aurore

Ou sur l’absinthe ou sur le thym,

Toujours travaille et toujours cause,

Et nous pétrit son miel divin

Des gratte-culs et de la rose (1).

 

J’ai donc, suivant votre conseil, abandonné pour un temps la raison réciproque des carrés des distances, et la progression en nombres impairs dans laquelle tombent les corps graves, et autres casse-têtes, pour retourner à Melpomène. J’ai fait Mérope, mon cher ami, arbiter elegatiarum et judex noster. Ce n’est pas la Mérope de Maftei, c’est la mienne. Je veux vous l’envoyer à vous et à notre aimable Cideville. Il y a si longtemps que je n’ai payé aucun tribut à notre amitié, qu’il faut bien réparer le temps perdu. Ce n’était pas la seule tragédie qu’on faisait à Cirey. Linant avait remis sur le métier cette intrigue égyptiatique que je lui avais fait commencer il y a sept ans (2). Enfin il avait repris vigueur, et je me flattais que dans quatorze ans il aurait fini le cinquième acte. Raillerie à part, s’il avait voulu un peu travailler, je crois que l’ouvrage aurait eu du succès ; mais vous savez que le démon d’écrire en prose avait tellement possédé la sœur, que madame du Châtelet a été dans la nécessité absolue de renvoyer la sœur et le frère. Ils ont grand tort l’un et l’autre ; ils pouvaient se faire un sort très doux, et se préparer un avenir agréable. Linant aurait passé sa vie dans la maison avec une pension. Son pupille en aurait eu soin toute sa vie. Il y a de la probité, de l’honneur dans cette maison du Châtelet. Celui qui avait élevé M. du Châtelet est mort dans leur famille assez à son aise. Que pouvait faire de mieux un paresseux comme Linant, un homme qui, d’ailleurs, a si peu de ressources, un homme qui doit craindre à tout moment de perdre la vue ; que pouvait-il, dis-je, faire de mieux que de s’attacher à cette maison ? Je crois qu’il se repentira plus d’un jour ; mais il ne me convient pas de conserver avec lui le moindre commerce. Mon devoir a été de lui faire du bien quand vous et M. de Cideville me l’avez recommandé. Mon devoir est de l’oublier, puisqu’il a manqué à madame du Châtelet.

 

          Voulez-vous, en attendant Mérope, une Ode que j’ai faite sur la Paix ? On a tant fait de ces drogues, que je n’ai pas voulu donner la mienne. Envoyez-là à notre ami Cideville, et dites m’en votre avis ; mais qu’elle n’ennuie que Cideville et vous. Les esprits sont à Paris dans une petite guerre civile ; les jansénistes attaquent les jésuites, les cassinistes s’élèvent contre Maupertuis (3), et ne veulent pas que la terre soit plate aux pôles. Il faudrait les y envoyer pour leur peine. Les lullistes appellent les partisans de Rameau, les ramoneurs. Pour moi, sans parti, sans intrigue, retiré dans le paradis terrestre de Cirey, je suis si peu attaché à tout ce qui se passe à Paris, que je ne regrette pas même la diablerie de Rameau (4) ou les beaux airs de Persée. (5). Si je peux regretter quelque chose, c’est vous, mon cher Formont, que j’estimerai et que j’aimerai toute ma vie. Madame du Châtelet, qui partage mes sentiments pour vous, vous fait les plus sincères compliments.

 

          On arrête en France l’impression de ma Philosophie de Newton. Sans doute il y a dans cet ouvrage des erreurs que je n’ai pas aperçues.

 

 

1 – Voyez, le Commentaire historique. (G.A.)

 

2 - Il y avait cinq ans qu’il avait donné à Linant le sujet de Ramsès. (G.A.)

 

3 – Cassini prétendait que les pôles étaient allongés. (G.A.)

 

4 – Les enfers, dans Castor et Pollux. (G.A.)

 

5 – Opéra de Quinault et de Lulli. (G.A.)

 

 

 

à M. l’abbé Moussinot

28 Décembre.

 

 

Voici, mon cher ami, une bonne œuvre que je vous prie de ne pas négliger. Il y a, rue Sainte-Marguerite, une demoiselle d’Amfreville, fille de condition, qui a une espèce de terre à Cirey. Je ne la connais guère ; mais elle est, me dit-on, dans un extrême besoin. Vite, mon cher abbé, prenez une voiture, allez trouver cette demoiselle ; dites-lui que je prends la liberté de lui prêter dix pistoles, et que je suis à son service, si elle en a encore besoin.

 

          Après cette bonne œuvre, vous en ferez une autre d’honnêteté ; ce sera de porter à mademoiselle Mignot l’aînée un sac de mille livres, lui demandant bien pardon de ma grossièreté, et lui ajoutant que sur ces mille livres il y en a quatre cents pour sa cadette. Vous direz en particulier à cette aînée que je suis fâché qu’elle ait refusé le parti que je lui proposais, qu’elle aurait joui de plus de huit mille livres de rente, et qu’elle eût épousé un homme de condition très aimable, mais que j’ai tout rompu dès que j’ai su qu’elle faisait la moindre difficulté. Assurez-là de ma tendre amitié dans les termes les plus forts ; vous me ferez plaisir de lui faire un peu sentir la différence de mon caractère avec celui d’Arouet, ma facilité en affaires, enfin tout ce que vous croirez qui pourra augmenter son amitié et sa confiance. Elle avait eu envie de vous charger de sa procuration, et de venir s’établir auprès de moi ; faites lui entendre qu’elle eût très bien fait.

 

 

CORRESPONDANCE - 1737-5

 

 

 

 

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