CORRESPONDANCE - Année 1737 - Partie 4

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à M. Thieriot

A Cirey, le 3 Novembre.

 

 

          N’osant vous écrire par la poste (1), je me sers de cet homme qui part de Cirey, et qui se charge de ma lettre. Croiriez-vous bien que la plus lâche et la plus infâme calomnie qu’un prêtre puisse inventer a été cause de mon voyage en Hollande ? Vous avez été, avec plusieurs honnêtes gens, enveloppé vous-même dans cette calomnie absurde dont vous ne vous doutez pas. Il ne m’est pas permis encore de vous dire ce que c’est. Je vous demande même en grâce, mon cher ami, au nom de la tendre amitié qui nous unit depuis plus de vingt ans, et qui ne finira qu’avec ma vie, de ne paraître pas seulement soupçonner que vous sachiez qu’il y a eu une calomnie sur notre compte. Ne dites point surtout que vous ayez reçu une lettre de moi ; cela est de très grande conséquence. Il vous paraîtra sans doute surprenant qu’il y ait une pareille inquisition secrète ; mais enfin elle existe, et il faut que les honnêtes gens, qui sont toujours les plus faibles, cèdent aux plus forts. J’avais voulu  vous écrire par M. l’abbé du Resnel, qui est venu passer un mois à Cirey, et je ne me suis privé de cette consolation que parce qu’il ne devait retourner à Paris qu’après la Saint-Martin. Mon cher Thieriot, quand vous saurez de quoi il a été question, vous rirez, et vous serez indigné à l’excès de la méchanceté et du ridicule des hommes. J’ai bien fait de ne vivre que dans la cour d’Emilie, et vous faites très bien de ne vivre que dans celle de Pollion.

 

          Je lus, il y a un mois, le petit extrait que mademoiselle Deshayes avait fait de l’ouvrage de l’Euclide-Orphée, et je dis à madame du Châtelet : Je suis sûr qu’avant qu’il soit peu Pollion (2) épousera cette muse-là. Il y avait dans ces trois ou quatre pages une sorte de mérite peu commun ; et cela, joint à tant de talents et de grâces, fait en tout une personne si respectable, qu’il était impossible de ne pas mettre tout son bonheur et toute sa gloire à l’épouser. Que leur bonheur soit public, mon cher ami, et que mes compliments soient bien secrets, je vous en conjure. Je souhaite qu’on se souvienne de moi dans votre temple des Muses, je veux être oublié partout ailleurs.

 

          Je viens de lire les paroles de Castor et Pollux (3). Ce poème est plein de diamants brillants ; cela étincelle de pensées et d’expressions fortes. Il y manque quelque petite chose que nous sentons bien tous, et que l’auteur sent aussi, mais c’est un ouvrage qui doit faire grand honneur à son esprit. Je n’en sais pas le succès ; il dépend de la musique et des fêtes et des acteurs. Je souhaiterai de voir cet opéra avec vous, d’en embrasser les auteurs, de souper avec eux et avec vous, mon cher ami, si je pouvais souhaiter quelque chose, mais mon petit paradis terrestre me retiendra jusqu’à ce que quelque diable m’en chasse.

 

          Vous savez peut-être que le seul vrai prince qu’il y ait en Europe nous a envoyé dans notre Eden un petit ambassadeur (4), qu’il qualifie de son ami intime, et qui mérite ce titre. Les autres rois n’ont que des courtisans, mais notre prince n’aura que des amis. Nous avons reçu celui-ci comme Adam et Eve reçoivent l’ange dans le Paradis de Milton ; à cela près qu’il a fait meilleure chère, et qu’il a eu des fêtes plus galantes. Notre prince devient tous les jours plus étonnant ; c’est un prodige de talents et de vraie vertu. Je crains qu’il ne meure. Les hommes ne sont pas faits pour être gouvernés par un tel homme ; ils ne méritent pas d’être heureux.

 

          Il m’envoie quelquefois de gros paquets qui sont six mois en route, et qui probablement arriveraient plus tôt s’ils passaient par vos mains. Je voudrais bien que vous fussiez notre unique correspondant. Je me flatte que dans peu il me sera permis d’écrire librement à mes amis. Le nombre ne sera pas grand, et vous serez toujours à la tête.

 

          Vous devriez bien aller voir mes nièces, qui ont perdu leur père (5). Vous me ferez grand plaisir de leur parler de leur oncle le solitaire (sans témoins s’entend). Il y a là une nièce aînée (6) qui est une élève de Rameau, et qui a l’esprit aimable. Je voudrais bien l’avoir auprès de moi, aussi bien que sa sœur (7). Vous pourriez leur en inspirer l’envie ; elles ne se repentiraient pas du voyage.

 

          Mandez-moi donc des nouvelles de votre santé, de vos plaisirs, de tout ce qui vous regarde, et de nos amis, que j’embrasse en bonne fortune. Adieu, mon très cher ami, que j’aimerai toujours.

 

 

1 – On ouvrait les lettres. (G.A.)

 

2 – La Popelinière. (G.A.)

 

3 – Opéra de Bernard. (G.A.)

 

4 – Kaiserling. (G.A.)

 

5 – Pierre-François Mignot. (G.A.)

 

6 – Louise Mignot, plus tard madame Denis. (G.A.)

 

7 – Marie-Elisabeth Mignot, plus tard madame de Fontaine. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Thieriot

Novembre.

 

 

          Je n’ai reçu qu’aujourd’hui votre lettre du 22, mon cher ami. La route est plus longue, mais plus sûre. Nos cœurs peuvent se parler, et voilà ce que je voulais.

 

          Premièrement, je ne vous crois point instruit de la raison qui m’a obligé à me priver si longtemps du commerce de mes amis ; mais je crois enfin pouvoir le dire. Savez-vous bien qu’on avait accusé plusieurs personnes d’athéisme ? Savez-vous bien que vous étiez du nombre ? Je n’en dirai pas plus. Ah ! Mon ami, que nous sommes loin de mériter cette sotte et abominable accusation ! Il est au moins de notre intérêt qu’il y ait un Dieu, et qu’il punisse ces monstres de la société, ces scélérats qui se font un jeu de la plus damnable imposture.

 

          A l’égard de la nouvelle calomnie dont vous me parlez, j’ai cru devoir écrire à son altesse royale (1). Je vous instruis de cette démarche, afin que vous vous y conformiez, et que vous m’éclairiez, en cas que cette impertinence continue. Le roi de Prusse, avec de grands Etats, beaucoup d’argent comptant, et une armée de géants, peut très bien se moquer d’un sot libelle ;

 

 

Mais moi, chétif, qui ne suis roi, ni rien,

 

(Clém. Marot.)

 

 

je tremble toujours de la calomnie, quelque absurde qu’elle soit, et je suis comme le lièvre, qui craignait qu’on ne prît ses oreilles pour des cornes.

 

          Tout cela m’attristerait bien ; mais la vie douce dont je jouis me console ; la sagesse, l’esprit, la bonté extrême dont le prince royal m’honore, me rassurent ; et je ne crains rien avec votre amitié.

 

 

1 – On l’avait accusé d’être l’auteur d’une satire contre le père de Frédéric. Voyez la correspondance avec ce dernier à cette époque. (G.A.)

 

 

 

 

à M. L’abbé Moussinot

Novembre.

 

 

          Votre patience, mon cher abbé, va être mise à une étrange question ; je tremble qu’elle n’en puisse soutenir l’épreuve. J’espère tout de votre amitié. Affaires temporelles, affaires spirituelles, ce sont là les deux grands sujets du long bavardage que je vais vous faire.

 

          M. de Lezeau me doit trois ans ; il faut le presser sans trop l’importuner. Une lettre au prince de Guise ; cela ne coûte rien et avance les affaires. Les Villars et les d’Auneuil doivent deux années ; il faut poliment et sagement remontrer à ces messieurs leurs devoirs à l’égard de leurs créanciers. Il faut aussi terminer avec M. de Richelieu, et en passer par où l’on voudra. J’aurais de grandes objections à faire sur ce qu’il me propose ; mais j’aime encore mieux une conclusion qu’une objection. Concluez donc, mon cher ami ; je m’en rapporte aveuglément à vos lumières, qui me sont toujours très utiles.

 

          Prault doit donner cinquante francs à M. votre frère. Je le veux ; c’est un petit pot-de-vin, une petite bagatelle qui est entrée dans mon marché (1) ; et, quand cette bagatelle sera payée, M. votre frère grondera de ma part le négligent Prault, qui, dans les envois des livres que je veux, met toujours des retards qui m’impatientent cruellement ; rien de tout ce qu’il m’expédie n’arrive à point nommé.

 

          M. votre frère demandera ensuite à ce libraire, ou à tel autre qu’il voudra, un Puffendorf ; la Chimie de Boërhaave la plus complète, une Lettre sur la divisibilité de la matière, chez Jombert ; la Table des trente premiers tomes de l’Histoire de l’Académie des Sciences ; Mariotte de la Nature de l’Air ; idem, du Froid et du Chaud ; Bovie, De ralione inter ignem et flammam, difficile à trouver ; c’est l’affaire de M. votre frère.

 

          Autres commissions. Deux rames de papier de ministre, autant de papier à lettres ; le tout papier de Hollande ; douze bâtons de cire d’Espagne à l’esprit de vin, une sphère copernicienne, un verre ardent des plus grands, mes estampes du Luxembourg, deux globes avec leurs pieds, deux thermomètre, deux baromètres (les plus longs sont les meilleurs) ; deux planches bien graduées, des terrines, des retortes. En fait d’achat, mon ami, qu’on préfère toujours le beau et le bon un peu cher au médiocre moins coûteux.

 

          Voilà pour le bel esprit qui cherche à s’instruire à la suite des Fontenelle, des Boyle, des Boërhaave, et autres savants. Ce qui suit est pour l’homme matériel, qui digère fort mal, qui a besoin de faire, à ce qu’on lui dit, de grands exercices, et qui, outre ce besoin de nécessité, a encore d’autres besoins de société. Je vous prie, en conséquence, de lui faire acheter un bon fusil, une jolie gibecière avec appartenances, marteaux d’armes, tire-bourre ; et grandes boucles de diamants pour souliers, autres boucles à diamants pour jarretières ; vingt livres de poudre à poudrer, dix livres de poudre de senteur, une bouteille d’essence au jasmin, deux énormes pots de pommade à la fleur d’orange, deux houppes à poudrer, un très bon couteau, trois éponges fines, trois balais pour secrétaire, quatre paquets de plumes, deux pinces de toilette très propres, une paire de ciseaux de poche très bons, deux brosses à frotter, enfin trois paires de pantoufles bien fourrées : et puis je ne me souviens de rien de plus.

 

          De tout cela on fera un ballot, deux s’il le faut, trois même s’ils sont nécessaires. Votre emballeur est excellent. Envoyez le tout par Joinville, non à mon adresse, car je suis en Angleterre (je vous prie de vous en souvenir), mais à l’adresse de madame de Champbonin.

 

          Tout cela coûte, me direz-vous, et où prendre de l’argent ? Où vous voudrez, mon cher abbé. On a des actions. On en fond. Il ne faut jamais rien négliger de son plaisir, parce que la vie est courte. Je serai tout à vous pendant cette courte vie.

 

 

1 – La vente du manuscrit de l’Enfant prodigue. (G.A.)

 

 

 

 

à M. L’abbé Moussinot

17 Novembre 1737 (1).

 

 

          Je reçois la vôtre du 15, mon cher et véritable ami. Vous êtes bien bon de soupçonner M. d’Argental d’avoir écrit le billet que vous m’envoyez. Je vois bien que vous ne connaissez pas l’écriture et le style du petit La Mare. Il me semble qu’il devrait se servir autrement de sa plume. Il pourrait avoir plus de respect pour vous et de reconnaissance pour moi. Il devrait au moins n’écrire que pour me remercier de mes bienfaits. Je lui ai donné cent francs pour son voyage d’Italie, et je n’ai pas entendu parler de lui depuis son retour. Je ne le connais que pour l’avoir fait guérir d’une maladie infâme à mes dépens, et pour l’avoir accablé de dons qu’il ne méritait pas. Mais je suis accoutumé à l’ingratitude des hommes.

 

          Que La Mare ne m’ait payé que d’ingratitude, encore passe. Mais Demoulin y a joint la friponnerie, l’outrage et les plus indignes procédés. Sa femme, comme je vous l’ai mandé, m’a écrit pour me demander grâce ; mais si Demoulin ne me demande pas au moins pardon de ses infamies, il sera poursuivi à la rigueur.

 

          Tâchez, mon cher abbé, d’avoir cette belle pendule à secondes.

 

          Je vous supplie d’envoyer presser Prault fils pour l’envoi des livres que j’ai demandés.

 

          Je prie M. votre frère de se souvenir du Cresphonte (2).

 

          Un petit billet à Thieriot, je vous prie, pour les habits. Pardon, et mille amitiés à vous et aux vôtres.

 

 

1 – Editeurs, Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – Voltaire confond cette tragédie de Gilbert avec le Téléphonte du même auteur. C’est Téléphonte qu’il veut dire, le sujet étant le même que celui de Mérope. (G.A.)

 

 

 

 

à Mme de Champbonin

De Cirey, Décembre.

 

 

          Aimable amie, je n’ai point été libre jusqu’à ce moment ; pardon ! Mais sachez que c’est à moi et à ma nièce (1) à vous remercier. Sachez que c’est faire son bonheur que de la mettre près de vous. Vous avez tout, hors l’amour-propre. Le mien est extrême de pouvoir être uni à vous par les liens du sang, que je me propose ; mais ne nous enivrons point des fumées d’un vin que nous n’avons point encore bu. Ne croyons jamais que ce qui est fait. Je crois l’affaire en train ; mais qui peut répondre des événements ? Je ne réponds que de mon cœur, qui est à vous pour toujours. Venez me voir, ma chère amie, quand vous passez près de la ville des Entre-sols (2).

 

 

1 – Louise Mignot, que Voltaire voulait marier à Champbonin fils. (G.A.)

 

2 – Le château de Cirey. (G.A.)

 

 

 

 

à M. L’abbé Moussinot

Décembre.

 

 

          Au lieu de l’argent (1) que me doit Prault, mon cher abbé, je lui ai demandé des livres. Vous dites qu’il est mécontent, j’en suis surpris ; il doit savoir qu’on ne s’interdit jamais la liberté des éditions étrangères. Sitôt qu’un livre est imprimé à Paris, avec privilège, les libraires de Hollande s’en saisissent, et le premier qui l’imprime est celui qui a le privilège exclusif dans ce pays-là ; et, pour avoir ce droit d’imprimer le premier, il suffit de faire annoncer l’ouvrage dans les gazettes. C’est un usage établi, et qui tient lieu de loi.

 

          Or, quand je veux favoriser un libraire de Hollande, je l’avertis de l’ouvrage que je fais imprimer en France, et je tâche qu’il en ait le premier exemplaire, afin qu’il prenne le devant sur ses confrères. J’ai donc promis à un libraire hollandais que je lui ferais avoir incessamment l’ouvrage en question, et je lui ai promis cette petite faveur pour l’indemniser de ce qu’on tarde à lui faire achever les Eléments de la philosophie de Newton qu’il a commencés depuis près d’un an.

 

          Il ne s’agit que de hâter Prault afin de hâter en même temps le petit avantage qui indemnisera le libraire hollandais (2) que j’affectionne et qui est très honnête homme. Le sieur Prault sait très bien ce dont il s’agit. Son privilège est pour la France et non pour la Hollande ; il n’a même transigé que sur ce pied-là, et à condition qu’on imprimerait à la fois à Paris et à Amsterdam.

 

          Pour prévenir toute difficulté, envoyez-lui ce billet, et qu’il y mette sa réponse.

 

          Vous voilà au fait, et je vous demande pardon de ce verbiage.

 

          Prault doit encore cinquante francs à M. votre frère ; je veux qu’il les paie. C’est un nouveau pot-de-vin que je le prie d’accepter. Je le prie aussi de m’envoyer la vieille tragédie de Cresphonte et tous les bouquins que j’ai notés sur le catalogue qu’il m’a fait parvenir.

 

 

1 – Le prix de l’Enfant prodigue. (G.A.)

 

2 – E. Ledet. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Thieriot

A Cirey, le 6 Décembre.

 

 

          Je vois par votre lettre, mon cher ami, que vous êtes très peu instruit de la raison qui m’a forcé de me priver, pour un temps, du commerce de mes amis ; mais votre commerce m’est si cher, que je ne veux pas hasarder de vous en parler dans une lettre qui peut fort bien être ouverte, malgré toutes mes précautions.

 

          J’ai cru devoir mander au prince royal la calomnie dont je vous remercie de m’avoir instruit. Vous croyez bien que je ne fais ni à lui ni à moi l’outrage de me justifier ; je lui dis seulement que votre zèle extrême pour sa personne ne vous a pas permis de me cacher cette horreur, et que les mêmes sentiments m’engagent à l’en avertir. Je crois que c’est un de ces attentats méprisables, un de ces crimes de la canaille, que les rois doivent ignorer. Nous autres philosophes, nous devons penser comme des rois, mais malheureusement la calomnie nous fait plus de mal réel qu’à eux.

 

          Vous devriez bien (1) m’envoyer les versiculets (2) du prince et la réponse. Vous me direz que c’était à moi d’en faire, et que je suis bien impertinent de rester dans le silence quand les savants et les princes s’empressent à rendre hommage à madame de La Popelinière.

 

 

Mais, quoi ! Si ma muse échauffée

Eût loué cet objet charmant,

Qui réunit si noblement

Les talents d’Euclide et d’Orphée,

Ce serait un faible ornement

Au piédestal de son trophée.

La louer est un vain emploi ;

Elle règnera bien sans moi

Dans ce monde et dans la mémoire

Et l’heureux maître de son cœur,

Celui qui fait seul son bonheur,

Pourrait seul augmenter sa gloire.

 

 

          A propos de vers, on imprime l’Enfant prodigue un peu différent de la détestable copie qu’ont les comédiens, et que vous avez envoyée (dont j’enrage) au prince royal.

 

          Je n’ai encore fait que deux actes de Mérope, car j’ai un cabinet de physique qui me tient au cœur.

 

 

Pluribus attentus, minor est ad singula sensus.

 

 

          Je trouve dans Castor et Pollux des traits charmants ; le tout ensemble n’est pas peut-être bien tissu. Il y manque le molle et amœnum, et même il y manque de l’intérêt. Mais, après tout, je vous avoue que j’aimerais mieux avoir fait une demi-douzaine de petits morceaux qui sont épars dans cette pièce qu’un de ces opéras insipides et uniformes. Je trouve encore que les vers n’en sont pas toujours bien lyriques, et je crois que le récitatif a dû beaucoup coûter à notre grand Rameau. Je ne songe point à sa musique je ne n’aie de tendres retours pour Samson. Est-ce qu’on n’entendra jamais à l’Opéra :

 

 

Profonds abîmes de la terre,

Enfer, ouvre-toi, etc. ?

 

 (Act. V, sc. I.)

 

 

          Mais ne pensons plus aux vanités du monde.

 

          Je vous remercie, mon ami, d’avoir consolé mes nièces. Je ne leur proposais un voyage à Cirey qu’en cas que leurs affaires et les bienséances s’accordassent avec ce voyage. Mais voici une autre négociation qui est assez digne de la bonté de votre cœur et du don de persuader dont Dieu a pourvu votre esprit accort et votre longue physionomie.

 

          Si madame Pagnon (3) voulait se charger de marier la cadette à quelque bon gros robin, je me chargerais de marier l’aînée à un jeune homme de condition, dont la famille entière m’honore de la plus tendre et de la plus inviolable amitié. Assurément je ne veux pas hasarder de la rendre malheureuse ; elle aurait affaire à une famille qui serait à ses pieds ; elle serait maîtresse d’un château assez joli qu’on embellirait pour elle. Un bien médiocre la ferait vivre avec beaucoup plus d’abondance que si elle avait quinze mille livres de rente à Paris. Elle passerait une partie de l’année avec madame du Châtelet ; elle viendrait à Paris avec nous dans l’occasion ; enfin je serais son père.

 

          C’est, mon cher ami, ce que je lui propose, en cas qu’elle ne trouve pas mieux. Dieu me préserve de prétendre gêner la moindre de ses inclinations ! Attenter à la liberté de son prochain me paraît un crime contre l’humanité ; c’est le péché contre nature. C’est votre prudence à sonder ses inclinations. Si, après que vous lui aurez présenté ce parti avec vos lèvres de persuasion, elle le trouve à son gré, alors qu’elle me laisse faire. Vous pourrez lui insinuer un peu de dégoût pour la vie médiocre qu’elle mènerait à Paris, et beaucoup d’envie de s’établir honnêtement. Ce serait ensuite à elle à ménager tout doucement l’esprit de ses oncles.

 

          Tout ceci, comme vous le voyez, est l’exposition de la pièce ; mais le dernier acte n’est pas, je crois, prêt d’être joué. Je remets l’intrigue entre vos mains.

 

          Voici un petit mot de lettre (4) pour l’ami Berger. Adieu ; je vous embrasse. Comment donc le gentil Bernard a-t-il quitté Pollion et Tucca ?

 

Je reçois dans le moment une lettre de ma nièce, qui me fait beaucoup de plaisir. Elle n’est pas loin d’accepter ce que je lui propose, et elle a raison. Vale.

 

 

1 – Ce passage et les vers suivants se trouvent dans presque toutes les éditions, à la fin de la dernière lettre à Thieriot. (G.A.)

 

2 – Voyez la lettre à Frédéric du 20 Décembre 1737. (G.A.)

 

3 – « Cette dame Pagnon ou Paignon, dit M. Clogenson, appartenait à la famille qui, sous Louis XIV, avait concouru, avec celle des Mignot, à établir à Sedan la fabrique de draps fins perfectionnés, de nos jours, par MM. Bacot. ». (G.A.)

 

4 – On n’a pas ce mot. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’Abbé Moussinot

Cambridge, 3 Décembre.

 

 

Je suis fort aise, mon cher physicien, que M. de Fontenelle se soit expliqué sur la propagation du feu. Comme la lumière du soleil est le feu le plus puissant que nous connaissions, il était naturel d’avoir quelques idées un peu claires sur la propagation de ce feu élémentaire. C’était l’affaire d’un philosophe ; le reste est l’affaire d’un forgeron. Je suis au milieu des forges, et la matière me convient assez. J’espère que Bronod (1) s’expliquera aussi clairement sur les cinquante louis dont vous me parlez, que M. de Fontenelle sur la lumière. Si Bronod ne donne pas cet argent, je crois qu’il faudra vendre une action. Je ne vois pas grand mal à cela ; on ne perd jamais son dividende ; il est vrai que le prix varie vers les époques de leur paiement, c’est-à-dire de six en six mois, mais cela va à peu de chose ; et d’ailleurs il vaut mieux sacrifier quelques pistoles, que de vous donner la peine d’aller encore chez le sieur Bronod.

 

          Les trois louis que vous avez donnés, en dernier lieu, au sieur Robert (2), étaient sans doute pour ses avances. Je ne peux imaginer qu’un procureur se soit avisé de faire des frais, puisque je n’ai point eu d’affaires, à moins que je n’aie eu quelque procès sans le savoir.

 

          M. Michel veut donc garder mon argent jusqu’au 1er Mars ? soit : laissez-le lui-donc ; ce sera toujours deux mois d’intérêts de gagnés. Ne dédaignons pas de pareilles broutilles.

 

          Faites, je vous prie, et si vous le jugez nécessaire, un petit présent à l’intendant de M. de Richelieu ; mais, au préalable, il faut qu’il y ait une bonne délégation pour que dorénavant je reçoive régulièrement une rente de quatre mille livres.

 

          Un louis d’or à d’Arnaud, sans lui dire ni où je suis ni ce que je fais, ni à lui ni à personne. Je suis à Cirey pour vous seul, et dans la Cocinchine pour tous les Parisiens, ou, ce qui sera plus vraisemblable, confiné dans quelque province d’Angleterre.

 

 

1 – Notaire. (G.A.)

 

2 – Avocat. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’Abbé Moussinot

 

 

L’estampe tirée sur pastel, mon cher abbé, est horrible et misérable, n’en déplaise au graveur ; peu m’en soucie. Je ne prendrai point le parti de mon visage, que je ne connais pas trop ; mais, mon cher ami, ne pourrait-on pas me faire moins vilain ? J’abandonne cela à vos soins ; surtout n’en parlez pas à madame du Châtelet.

 

          Venons au nécessaire de cette dame. Voyez au plus tôt Hébert, et recommandez-lui la plus prompte diligence. Vous vous avez donné cinquante louis ; donnez-lui en cinquante autres, s’il les exige, et assurez-le, à l’instant de la délivrance, le tout sera exactement payé.

 

          Si, suivant ma dernière lettre, vous avez fait vendre une action, vous avez bien fait ; si vous ne l’avez pas vendue, vous avez encore bien fait. Je vous approuve en tout parce que tout ce que vous faites est toujours bien ; et vous méritez qu’on vous remercie et qu’on vous embrasse bien fort.

 

 

 

 

à M. l’Abbé Moussinot

Décembre.

 

 

Vous me parlez, mon cher abbé, d’un bon homme de chimiste, et je vous écoute avec plaisir ; vous me proposez ensuite de le prendre avec moi, je ne demande pas mieux. Il sera ici d’une liberté entière, pas mal logé, bien nourri, une grande commodité pour cultiver à son aise son talent de chimiste ; mais il faudrait qu’il sût dire la messe, et qu’il voulût la dire les dimanches et les fêtes dans la chapelle du château. Cette messe est une condition sans laquelle je ne puis me charger de lui. Je lui donnerai cent écus par an, mais je ne peux rien faire de plus.

 

          Il faut encore l’instruire qu’on mange très rarement avec madame la marquise du Châtelet, dont les heures de repas ne sont pas trop réglées ; mais il y a la table de M. le comte du Châtelet son fils, et d’un précepteur, homme d’esprit, servie régulièrement à midi et à huit heures du soir. M. du Châtelet père y mange souvent, et quelquefois nous soupons tous ensemble. D’ailleurs on jouit ici d’une grande liberté. On ne peut lui donner, pour le présent, qu’une chambre avec antichambre. S’il accepte mes propositions, il peut venir et apporter tous ses instruments de chimie. S’il a besoin d’argent, vous pourrez lui donner un quartier d’avance, à condition qu’il partira sur-le-champ. S’il tarde à partir, ne tardez pas, mon cher trésorier, à m’envoyer de l’argent par la voie du carrosse. Au lieu de deux cent cinquante louis, envoyez-en hardiment trois cents, avec les livres et les bagatelles que j’ai demandés.

 

          Au reste, mon cher ami, je suppose que votre chimiste est un homme sage, puisque vous le proposez : dites-moi son nom, car encore faut-il que je sache comment il s’appelle. S’il fait des thermomètres à la Fahrenheit, il en fera ici, et il rendra service à la physique. Ces thermomètres cadrent-ils avec ceux de Réaumur ? Ces instruments ne conviennent qu’autant qu’ils sonnent la même octave.

 

 

 

 

à M. l’Abbé Moussinot

Décembre.

 

 

La terre de Spoix (1), mon cher plénipotentiaire, est à vendre. Je sais ce qu’elle vaut. Si on pouvait l’avoir pour moins de cinquante mille livres, on ne risquerait rien. Il est vrai      qu’il faudrait payer pour treize mille livres de droits ; mais avec cela ce serait encore bien placer son argent. Elle sera adjugée aux requêtes du palais, au premier mars ; la quarantaine est ouverte. Si M. d’Estaing songe à cette terre, je lui propose de s’en accommoder à vie, et, s’il n’y songe pas, et qu’elle ne coûte que cinquante mille livres, je veux bien l’acheter. Chargez donc un procureur d’enchérir pour mon compte. L’acquisition de cette terre est une chose importante et digne d’occuper votre esprit plein de ressources et de sagesse.

 

          Encore un louis d’or à ce grand  d’Arnaud : c’est son étrenne. Dites-lui que je n’écris à personne, qu’il apprenne lui-même à écrire, et que je songe à lui.

 

O mon ami, que je suis incommode !

 

 

1 – Voyez une lettre d’octobre à Moussinot.. (G.A.)

CORRESPONDANCE - 1737-4

 

 

 

 

 

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