CORRESPONDANCE - Année 1737 - Partie 3
Photo de KHALAH
à M. l’abbé Moussinot
1er Juin 1737.
Il est impossible, mon cher ami, qu’il y ait trente-un volumes de pièces de l’Académie des sciences, depuis qu’elle distribue des prix. Il faut que vous ayez pris la malheureuse Académie française pour l’Académie des sciences. On envoya un jour dix-huit singes à un homme qui avait demandé dix-huit cygnes pour mettre sur son canal. J’ai bien la mise d’avoir trente-un singes, au lieu de dix-huit cygnes qu’il me fallait. Si l’on a fait, mon cher abbé, ce quiproquo, comme je le présume, il faut vite acheter les volumes des pièces qui ont remporté le prix à la véritable Académie, et je vous renverrai les ennuyeux compliments de la pauvre Académie française. Franchement il serait dur d’avoir des compliments, que je ne lis pas, au lieu de bons ouvrages dont j’ai besoin.
Vous vous moquez, mon cher ami, de me dire ce que vaut votre cachet, et d’où il vient. Passez-le en ligne de compte pour dix louis. En outre, je vous remercie de m’avoir procuré le plaisir de faire une galanterie qui a été bien reçue.
à M. l’abbé Moussinot
Juin.
Armez-vous de courage, mon cher et aimable facteur, car aujourd’hui je serai bien importun. Voici une négociation de savant où il faut, s’il vous plaît, que vous réussissiez, et que je ne sois point deviné. Visite à M. de Fontenelle, et longue explication sur ce qu’on entend par la propagation du feu.
Les raisonneurs, au nombre desquels je m’avise quelquefois de me fourrer, disputent si le feu est pesant ou non. M. Lémeri, dont vous m’avez envoyé la Chimie, prétend, chapitre V, qu’après avoir calciné vingt livres de plomb, il les a trouvées, en les pesant après la calcination, augmentées de cinq livres ; il ne dit point s’il a pesé la terrine dans laquelle cette calcination a été faite, s’il est entré du charbon dans son plomb ; il suppose tout simplement, ou plutôt tout hardiment, que le plomb s’est pénétré des particules de feu qui ont augmenté son poids. Cinq livres de feu ! Cinq livres de lumière ! Cela est admirable, et si admirable que je ne le crois pas.
D’autres savants ont fait des expériences dans la vue de peser le feu ; ils ont mis de la limaille de cuivre et de la limaille d’étain dans des retortes de verre bouchées hermétiquement ; ils ont calciné cette limaille, et ils l’ont trouvée augmentée de poids ; une once de cuivre a acquis quarante-neufs grains, et une once d’étain quatre grains. L’antimoine, calciné aux rayons du soleil par le verre ardent, a aussi augmenté de poids entre les mains du chimiste Homberg.
Je veux que toutes ces expériences soient vraies ; je veux que les matières dans lesquelles on tenait les métaux en calcination n’aient pas contribué à augmenter le poids de ces métaux ; mais, moi, qui vous parle, j’ai pesé plus d’un millier de fer tout rouge et tout enflammé (1), et je l’ai ensuite pesé refroidi ; je n’ai pas trouvé un grain de différence. Or il serait bien singulier que vingt livres de plomb calciné pesassent cinq livres de plus, et qu’un millier de fer ardent n’acquît par un grain de pesanteur (2).
Voilà, mon cher abbé, des difficultés qui, depuis un mois, fatiguent la tête peu physique de votre ami, et le rendent incertain en chimie, comme d’autres difficultés d’un ordre différent le rendent chancelant sur quelques points peu importants de la théologie scolastique. Dans chaque science, on cherche de bonne foi la vérité, et, quand on croit la tenir, on n’embrasse souvent qu’une erreur.
Voici maintenant la grâce que je vous demande. Entrez chez votre voisin, le sieur Geoffroy, apothicaire, de l’Académie des sciences ; liez conversation avec lui, au moyen d’une demi-livre de quiquina, que vous lui achèterez, et que vous m’enverrez. Interrogez-le sur les expériences de Lémeri et de Homberg, et sur les miennes. Vous êtes un négociateur très habile, vous saurez aisément ce que M. Geoffroy pense de tout cela, et vous m’en direz des nouvelles, le tout sans me commettre.
Je suis, comme vous voyez, mon cher ami, fort occupé de physique ; mais je n’oublie pas ce superflu qu’on nomme nécessaire. (3). J’espère qu’Hébert (4) ne tardera pas à le finir, et qu’il n’épargnera rien pour le goût et pour la magnificence.
1 – Voltaire avait une forge à Cirey. (G.A.)
2 – Voyez les notes de M. Delavaut dans l’Essai sur la nature du feu. (G.A.)
3 – Voyez le Mondain. (G.A.)
4 – Marchand de curiosités. (G.A.)
à M. Pitot
Le 20 Juin.
Vous devez avoir actuellement, monsieur, tout l’ouvrage (1) sur lequel vous voulez bien donner votre avis. J’en ai commencé l’édition en Hollande et j’ai appris depuis que le gouvernement désirait que le livre parût en France, d’une édition de Paris. M. d’Argenson (2) sait de quoi il s’agit ; je n’ai osé lui écrire sur cette bagatelle. La retraite où je vis ne me permet guère d’avoir aucune correspondance à Paris, et surtout d’importuner les gens en place de mes affaires particulières. Sans cela il y a longtemps que j’aurais écrit à M. d’Argenson, avec qui j’ai eu l’honneur d’être élevé, et qui, depuis vingt-cinq ans, m’a toujours honoré de ses bontés. Je compte qu’il m’a conservé la même bienveillance.
Je vous supplie, monsieur, de lui montrer cet article de ma lettre quand vous le trouverez dans quelque moment de loisir. Vous l’instruirez mieux que je ne le ferais touchant cet ouvrage. Vous lui direz qu’ayant commencé l’édition en Hollande, et en ayant fait présent au libraire qui l’imprime, je n’ai songé à le faire imprimer en France que depuis que j’ai su qu’on désirait qu’il y parût avec privilège et approbation.
Ce livre est attendu ici avec plus de curiosité qu’il n’en mérite, parce que le public s’empresse de chercher à se moquer de l’auteur de la Henriade devenu physicien. Mais cette curiosité maligne du public servira encore à procurer un prompt débit à l’ouvrage, bon ou mauvais.
La première grâce que j’ai à vous demander, monsieur, est de me dire, en général, ce que vous pensez de cette philosophie, et de me marquer les fautes que vous y aurez trouvées. J’ai un instinct qui me fait aimer le vrai ; mais je n’ai que l’instinct, et vos lumières le conduiront.
Vous trouvez que je m’explique assez clairement ; je suis comme les petits ruisseaux ; ils sont transparents parce qu’ils sont peu profonds. J’ai tâché de présenter les idées de la manière dont elles sont entrées dans ma tête. Je me donne bien de la peine pour en épargner à nos Français, qui, généralement parlant, voudraient apprendre sans étudier.
Vous trouverez dans mon manuscrit quelques anecdotes semées parmi les épines de la physique. Je fais l’histoire de la science dont je parle, et c’est peut-être ce qui sera lu avec le moins de dégoût. Mais le détail des calculs me fatigue et m’embarrasse encore plus qu’il ne rebutera les lecteurs ordinaires. C’est pour ces cruels détails surtout que j’ai recours à votre tête algébrique et infatigable ; la mienne, poétique et malade, est fort empêchée à peser le soleil.
Si madame votre femme est accouchée d’un garçon, je vous en fais mon compliment. Ce sera un honnête homme et un philosophe de plus, car j’espère qu’il vous ressemblera (3).
Sans aucune cérémonie, je vous prie de compter sur ma reconnaissance autant que sur mon estime et mon amitié ; il serait indigne de la philosophie d’aller barbouiller nos lettres d’un votre très humble, etc.
P.-S. Vous vous moquez du monde de me remercier comme vous faites, et encore plus de parler d’acte par devant notaire ; je le déchirerais. Votre nom me suffit, et je ne veux point que le nom d’un philosophe soit déshonoré par des obligations en parchemin. S’il n’y avait que des gens comme nous, les gens de justice n’auraient pas beau jeu.
1 – Les Eléments de Newton. (G.A.)
2 – Le marquis. (G.A.)
3 – Le fils de M. Pitot est actuellement (1784) avocat général de la cour de Montpellier. (K.)
à M. le marquis d’Argens
Le 22 Juin.
J’ai reçu vos Lettres, mon cher Isaac, comme nos pères reçurent les cailles dans le désert ; mais je ne me lasserai pas de vos Lettres comme ils se lassèrent de leurs cailles. Souvenez-vous que je vous ai toujours assuré un succès invariable pour les Lettres juives. Comptez que vous vous lasserez plus tôt d’en écrire, que le public de les lire et de les désirer.
Je suis très aise que vous ayez exécuté ce petit projet d’Anecdotes littéraires (1). Le goût que vous avez pour le bon et pour le vrai ne vous permettra pas de passer sous silence les Visions de Marie Alacoque.
Les vers français que Jésus-Christ a faits pour cette sainte ; vers qui feraient penser que notre divin Sauveur était un très mauvais poète, si on ne savait d’ailleurs que Languet, archevêque de Sens, a été le Pellegrin qui a fait ces vers de Jésus-Christ.
L’impertinence absurde des jésuites qui, dans leur misérable Journal (2), viennent d’assurer que l’Essai sur l’Homme, de Pope, est un ouvrage diabolique contre la religion chrétienne.
Le style d’un certain père Regnault, auteur des Entretiens physiques ; style digne de son ignorance. Ce bon Père à la justice d’appeler les admirables découvertes et les démonstrations de Newton sur la lumière, un système ; et ensuite il a la modestie de proposer le sien. Il dit qu’Hercule était physicien, et qu’on ne pouvait résister à un physicien de cette force. Il examine la question du vide ailleurs que dans la bouteille ou dans la bourse.
C’est là le style de nos beaux esprits savants, qui ne peuvent imiter que les défauts de Voiture et de Fontenelle.
Pareilles impertinences dans le P. Castel, qui, dans un livre de mathématiques (3), pour faire comprendre que le cercle est un composé d’une infinité de lignes droites, introduit un ouvrier faisant un talon de soulier, qui dit qu’un cône n’est qu’un pain de sucre, etc., etc., et que ces notions suffisent pour être bon mathématicien.
Les cabales et les intrigues pour faire réussir de mauvaises pièces, et pour faire croire qu’elles ont réussi, quand elles ont fait bâiller le peu d’auditeurs qu’elles ont eu ; témoin l’Ecole des amis, Childéric (4), et tant d’autres, qu’on ne peut lire.
Enfin, vous ne manquerez pas de matières. Vous aurez toujours de quoi venger et éclairer le public.
Vous faites fort bien, tandis que vous êtes encore jeune, d’enrichir votre mémoire par la connaissance des langues ; et, puisque vous faites aux belles-lettres l’honneur de les cultiver, il est bon que vous vous fassiez un fonds d’érudition qui donnera toujours plus de poids à votre gloire et à vos ouvrages. Tout est également frivole en ce monde ; mais il y a des inutilités qui passent pour solides, et ces inutilités-là ne sont pas à négliger. Tôt ou tard vous en recueillerez le fruit, soit que vous restiez dans les pays étrangers, soit que vous rentriez dans votre patrie.
Voici une lettre (5) que j’ai reçue, laquelle doit vous confirmer dans l’idée que vous avez de Rousseau. Adieu ; je vous aime autant qu’il est méprisable. Je vous suis attaché pour toute ma vie.
1 – Anecdotes historiques, galantes et littéraires du temps présent. (G.A.)
2 – Journal de Trévoux. (G.A.)
3 – Mathématique universelle abrégée. (G.A.)
4 – L’une, comédie de La Chaussée ; l’autre, tragédie de Morand. (G.A.)
5 – Lettre de Rousset de Missi sur l’affaire de Rousseau avec Médine. (G.A.)
à M. l’abbé Moussinot
29 Juin.
Voudriez-vous, mon cher ami, faire une visite longue ou courte, à votre gré, à M. Boulduc, savant chimiste ? On m’assure qu’il a fait des expériences qui tendent à prouver que le feu n’augmente pas la pesanteur des corps : il s’agit d’avoir sur cela une conversation avec lui. Il y a encore un M. Grosse qui demeure dans le même corps de logis ; c’est encore un chimiste très intelligent et très laborieux : je vous prie de demander à l’un et à l’autre ce qu’ils pensent des expériences du plomb calciné au feu ordinaire, et des matières calcinées au feu des rayons du soleil réunis, par le verre ardent. Ils se feront un plaisir de vous parler, de vous instruire, et vous m’enverrez un précis de leurs instructions philosophiques. C’est là, mon cher correspondant ; une commission plus amusante que de se mettre au marc la livre avec les créanciers du prince de Guise. Ce prince m’a toujours caché l’établissement d’une commission pour la liquidation de ses dettes. Une rente viagère doit être sacrée ; il m’en doit trois années. Une commission établie par le roi n’est pas établie pour frustrer des créanciers. Les rentes viagères doivent certainement être exceptées des lois les plus favorables aux débiteurs de mauvaise volonté. Parlez-en, je vous prie, à M. de Machault (1), et après lui avoir représenté mon droit et la lésion que je souffre, vous agirez comme il conviendra : il est essentiel d’en venir à des voies juridiques, et bienséant de mêler à cela toute la considération possible. Ne vous en reposez pas sur la parole positive du prince de Guise. Les paroles positives des princes sont des chansons, et les siennes sont pis.
1 – Maître des requêtes, plus tard contrôleur général des finances. (G.A.)
à M. l’abbé Moussinot
30 Juin.
Encore une petite visite, mon cher ami, au sieur Geoffroy. Remettez-le encore, moyennant quelques onces de quinquina, ou de séné, ou de manne, ou de tout ce qu’il vous plaira acheter pour votre santé ou pour la mienne, remettez-le, dis-je, sur le chapitre du plomb et du régule d’antimoine augmenté de poids après la calcination.
Il vous a dit, et cela est très vrai, que ces matières perdent cette augmentation de poids après être refroidies ; mais ce n’est pas assez : il faut savoir si ce poids se perd, quand le corps calciné s’est simplement refroidi, ou s’il se perd quand ce corps calciné a été ensuite fondu. Lémeri, qui rapporte que vingt livres de plomb calciné ont produit vingt-cinq livres pesant, ajoute que ce plomb refondu ensuite n’a pesé que dix-neuf livres.
MM. Duclos et Homberg rapportent que le régule de mars et celui d’antimoine, calcinés au verre argent, ont augmenté de poids, mais que, fondus après à ce même verre, ils ont perdu et ce poids qui leur avait été ajouté, et un peu du leur propre. Ce n’est donc pas après avoir été refroidis que ces corps ont perdu le poids ajouté à leur substance par l’action du feu.
Il faudrait encore savoir si M. Geoffroy pense que la matière ignée seule a produit ce poids surabondant ; si la cuillère de fer avec laquelle on remue pendant l’opération, si le vase qui contient le métal n’augmente pas le poids de ce métal, en passant en quelque quantité dans sa substance.
Sachez, mon cher ami, le sentiment de monsieur l’apothicaire sur tous ces objets, et mandez-le moi vite. Vous êtes très capable de faire parler ce chimiste, et tous les chimistes de l’Académie, et de les bien entendre. Je compte sur votre amitié et sur votre discrétion.
à M. l’abbé Moussinot
6 Juillet.
Il y a plaisir, mon cher ami, à vous donner des commissions savantes, tant vous vous en acquittez bien. On ne peut rendre service ni mieux ni plus promptement.
Je viens de faire sur-le-champ l’expérience que le savant charbonnier, M. Grosse, conseille sur le fer. J’en ai pesé un morceau de deux livres, que j’ai fait rougir sur une tuile à l’air ; je l’ai pesé rouge, je l’ai pesé froid, il a toujours été de même poids. J’ai pesé tous ces jours-ci du fer et de la fonte enflammés ; j’en ai pesé depuis deux livres jusqu’à mille livres. Loin de trouver le poids du fer rouge plus grand, je l’ai trouvé plus petit de beaucoup, ce que j’attribue à l’effet de la fournaise prodigieusement ardente, qui aura enlevé quelques particules de fer ; c’est ce que je vous prie de dire au sieur Grosse quand vous le verrez ; voyez donc promptement ce gnome, et avec votre incognito ordinaire, faites-lui une nouvelle consultation. C’est un homme bien au fait. Sachez donc, 1° s’il croit que le fer père ; 2° si les expériences faites par M. Hombert et autres doivent l’emporter à ce sujet sur celle du fer rouge et refroidi, qui pèse toujours également. Nous sommes environnés, mon chef abbé, d’incertitudes dans tous les genres possibles. La moindre vérité donne des peines infinies à trouver.
3° Demandez-lui si le miroir ardent du Palais-Royal fait le même effet sur les matières mises dans l’air libre et dans le vide de la machine pneumatique. Il faudrait là-dessus le faire jaser longtemps, lui demander les effets des rayons du soleil dans ce vide sur la poudre à canon, sur le fer, sur les liqueurs, sur les métaux, et prendre un petit nota de toutes les réponses de ce savant ;
4° L’interroger si le phosphore de Boyle, si le phosphore igné, s’allument dans le vide ; enfin s’il a vu de bon naphte de Perse, et s’il est vrai que ce naphte brûle dans l’eau. Vous voilà, mon cher abbé, archi-physicien. Je vous lutine furieusement, car j’ajoute encore que le temps me presse. J’abuse excessivement de votre complaisance ; mais, en revanche, je vous aime excessivement.
à M. l’abbé Moussinot
Ce 8 juillet 1737 (1).
Je vous avais demandé, mon cher abbé, des thermomètres et des baromètres. J’insiste encore fortement là-dessus. On en transporte au bout du monde. Vous pourriez consulter sur cela M. Grosse ou M. Nollet (2), qui demeure quai des Théatins, chez M. le marquis de Locmaria.
Ce M. Nollet en vend de très bons. Il enseignera et donnera par écrit la manière de les faire parvenir en province en sûreté. On pourrait, je crois, très bien envoyer dans une caisse le mercure, les verres, l’esprit de vin coloré, etc., chacun à part, et on remplirait le thermomètre selon la façon dont M. Nollet lui-même s’y prend.
Ce qui est bien sûr, c’est qu’il me faut deux bons baromètres et deux bons thermomètres ; si je peux surtout en avoir selon la méthode de Fahhrenheit, je vous serais très obligé, dût-on me les apporter à pied. Il n’y aurait qu’à m’envoyer ce Savoyard (3) en qui vous avez confiance, et qui est un honnête garçon. Il apporterait avec cela des serins, supposé qu’ils soient privés, si M. Dubreuil voulait en céder pour de l’argent, et une petite perruche à collier noir. Vous feriez prix avec lui pour son voyage. Vous seriez un homme charmant.
Au reste, mon cher abbé, n’épargnez jamais l’argent quand il vous faudra des voitures, et préférez toujours en fait d’achat le beau et le bon, un peu cher, au médiocre moins coûteux.
On dit bien du mal des estampes de Gaillard. Ne pourrait-on point me faire moins vilain ?
Adieu, mon très cher abbé.
1 – Editeurs E. Bayoux et A. François. (G.A.)
2 – Célèbre physicien. (G.A.)
3 – C’est le petit Savoyard dont le portrait figura plus tard à Ferney dans la chambre de Voltaire. (G.A.)
à M. le baron de Kaiserling
Favori d’un prince adorable,
Courtisan qui n’es point flatteur,
Allemand qui n’es point buveur,
Voyageant sans être menteur,
Souvent goutteux, toujours aimable ;
Le caprice injuste du sort
T’avait fait naître sur le bord
De la pesante Moscovie (1) ;
Le ciel, pour réparer ce tort,
Te donna le feu du génie
Au milieu des glaces du Nord.
Orné de grâces naturelles,
Tu plairais à Rome, à Paris,
Aux papistes, aux infidèles,
Citoyen de tous les pays,
Et chéri de toutes les belles.
Voilà, monsieur, un petit portrait de vous, plus fidèle encore que le plan que vous avez emporté de Cirey. Nous avons reçu vos lettres dans lesquelles vous faites voir des sentiments qui ne sont point d’un voyageur. Les voyageurs oublient ; vous ne nous oubliez point ; vous songez à nous consolez de votre absence. Madame du Châtelet et tout ce qui est à Cirey, et moi, monsieur, nous nous souviendrons toute notre vie que nous avons vu Alexandre de Remusbert (2) dans Ephestion Kaiserling. Je trouve déjà le prince royal un très grand politique ; il choisit pour ambassadeurs ceux dont il connaît le caractère conforme à celui des puissances auprès desquelles il faut négocier. Il a envoyé à madame du Châtelet un homme sensible à la beauté, à l’esprit, à la vertu, et qui a tous les goûts, comme il parle toutes les langues ; en un mot, son envoyé était chargé de plaire, et il a mieux rempli sa légation que le cardinal d’Ossat ou Grotius n’auraient fait. Vous négociez sans doute sur ce pied-là auprès de madame de Nassau (3). En quelque endroit du monde que vous soyez, souvenez-vous qu’il y a en France une petite vallée riante, entourée de bois, où votre nom ne périra point tant que nous l’habiterons. Parlez quelquefois de nous à Frédéric-Marc-Aurèle quand vous aurez le bonheur de vous retrouver auprès de lui. Vous avez été témoin de cette tendresse plus forte que le respect dont nos cœurs sont pénétrés pour lui. Nous ne faisons guère de repas sans faire commémoration du prince et de l’ambassadeur ; nous ne passons point devant son portrait sans nous arrêter, sans dire : Voilà donc celui à qui il est réservé de rendre les hommes heureux ! Voilà le vrai prince et le vrai philosophe ! » J’apprends encore que vous ne bornez point votre sensibilité pour Cirey au seul souvenir, vous songez à rendre service à M. Linant ; vos bons offices pour lui sont un bienfait pour moi, souffrez que je partage la reconnaissance.
Il y a donc deux terres de Cirey dans le monde, deux paradis terrestres ; mesdames de Nassau ont l’un, mais madame du Châtelet a l’autre. Ce que vous me dites de Weilbourg augmente la respectueuse estime que j’avais déjà pour les princesses dont vous me parlez ; adieu, monsieur, nous ne perdrons jamais celle que nous avons pour vous. Ma malheureuse santé m’a empêché de vous écrire plus tôt, mais elle ne diminuera rien de mes tendres sentiments.
Si dans votre chemin vous rencontrez des gens dignes de voir Emilie, et qui voyagent en France, envoyez-les-nous, ils seront reçus en votre nom comme vous-même. Madame du Châtelet sera comptée au rang des choses qu’il faut voir en France, parmi celles qu’on y regrette.
Je suis avec l’estime la plus respectueuse et la plus tendre, etc.
1 – Il était né en Courlande. (G.A.)
2 – Frédéric. (G.A.)
3 – Nassau-Weilbourg. (G.A.)
à M. l’Abbé Moussinot
Ce 30 Juillet 1737 (1).
J’ai été un peu malade, mon cher abbé ; sans cela je vous aurais écrit par votre courrier fantassin, qui m’a apporté le tout en assez bon ordre. Mais il est arrivé depuis bien du malheur à nos baromètres et à nos thermomètres. Je ne veux pas abuser de votre patience pour en demander d’autres pour le présent. Mais en donnant une Henriade à l’abbé Nollet, vous pourrez fort bien lui demander un plus grand thermomètre selon les principes de M. de Réaumur. Le plus grand que j’avais, s’étant trouvé encore trop petit, a pété dans l’opération.
Je vous réitère mes petites demandes de ma dernière lettre. Voici le temps des réponses de M. Grosse et de celle de M. Delarue.
Si notre chimiste aumônier tarde à partir, ne tardez pas, je vous en prie, à m’envoyer de l’argent par la voie du carrosse, et au lieu de deux cent cinquante louis, envoyez-en hardiment trois cents avec les livres et les petites bagatelles que j’ai demandée.
Vous me direz ce qu’il faut faire sur le certificat de vie, et sur ce qui est nécessaire pour recevoir mes rentes viagères dont vous avez les contrats, et ma pension dont M. Tanevot a l’ordonnance.
Je compte qu’on a écrit à M. le prince de Guise suivant le modèle de lettre que j’avais envoyé, et, si l’on n’a pas encore écrit, je prie instamment qu’on n’y manque point.
On a donné un écu de trois livres de gratification au porteur des thermomètres, et trois livres encore sur son paiement. Combien lui donnez-vous par jour ?
Adieu ; on ne peut ni vous fatiguer ni vous aimer plus que je fais. N’oublions pas l’affaire de Bouillé-Ménard.
Autres questions.
Que dit la perruche ? Car il faut qu’on la répète.
Avez-vous eu la bonté de donner à d’Arnaud un louis d’or ? Dites-lui donc qu’il se fasse appeler Arnaud ; c’est un beau nom de janséniste, et Baculard est ridicule. − Vale, et me ama.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
à M. l’Abbé Moussinot
Chaque jour, mon cher ami, sera donc une nouvelle importunité de ma part. Dites-moi, ne sera-ce pas abuser de votre patience, de vous prier de revoir M. Grosse, et d’avoir avec ce célèbre chimiste une nouvelle conversation scientifique ? Voyez-le donc, et ayez la bonté de demander à ce savant charbonnier s’il a jamais fait l’expérience de plonger son thermomètre dans l’esprit de vin, dans l’esprit de nitre, d’urine, etc., pour voir si le thermomètre hausse dans les liqueurs.
Je suis, mon cher abbé, toujours honteux de mes importunités ; mais n’épargnez ni les carrosses, ni les commissionnaires, et faites toujours bien à votre aise les affaires de votre ami.
à M. l’Abbé Moussinot
Octobre..
M. de Brézé est-il bien solide ? Qu’en pensez-vous, mon prudent ami ? Cet article d’intérêt mûrement examiné, prenez vingt mille livres chez M. Michel, et donnez-les à M. Brézé, en rentes viagères, au denier dix. Cet emploi sera d’autant plus agréable qu’on sera payé aisément et régulièrement sur ses maisons à Paris. Arrangez cette affaire pour le mieux ; et, une fois arrangée, si la terre de Spoix (1) peut se donner pour cinquante mille livres, nous les trouverons vers le mois d’avril. Nous vendrons des actions, nous emprunterons au denier vingt, cela ne sera difficile ni à vous ni à moi. La vie est courte ; Salomon dit qu’il faut jouir. Je songe à jouir, et pour cela je me sens une grande vocation pour être jardinier, laboureur, et vigneron ; peut-être même réussirai-je mieux à planter des arbres, à bêcher la terre et à la faire fructifier, qu’à faire des tragédies, de la chimie, des poèmes épiques, et autres sublimes sottises, qui font des ennemis implacables. Donnez l’Enfant prodigue à Prault, moyennant cinquante louis d’or, six cents francs tout de suite, et un millet pour les autres six cents livres, payables quand ce malheureux Enfant verra le jour. Cet argent sera employé à quelque bonne œuvre. Je m’en tiens à mon lot, qui est un peu de gloire et quelques coups de sifflet.
1 – Voisine de Bar-sur-Aube. (G.A.)
à M. le comte d’Argental
A Cirey, ce 2 Novembre.
Tout mon chagrin est donc à présent de ne pouvoir vous embrasser en vous félicitant du meilleur de mon cœur. Il ne me manque pour sentir un bonheur parfait que d’être témoin du vôtre. (1). Que je suis enchanté, mon cher et respectable ami, de ce que vous venez de faire ! Que je reconnais bien là votre cœur tendre et votre esprit ferme !
On disait que l’Hymen a l’Intérêt pour père ;
Qu’il est triste, sans choix, aveugle, mercenaire :
Ce n’est point là l’Hymen ; on le connaît bien mal.
Ce dieu des cœurs heureux est chez vous, d’Argental ;
La Vertu le conduit, la Tendresse l’anime ;
Le bonheur sur ses pas est fixé sans retour ;
Le véritable Hymen est le fils de l’Estime,
Et le frère du tendre Amour.
Permettez-moi donc de vous faire ici à tous deux des compliments de la part de tous les honnêtes gens, de tous les gens qui pensent, de tous les gens aimables. Mon Dieu ! Que vous avez bien fait l’un et l’autre ! Partagez, madame, les bontés de M. d’Argental pour moi. Ah ! S’il vous prenait fantaisie à tous deux de venir passer quelque temps à la campagne, pendant qu’on dorera votre cabinet, qu’on achèvera votre meuble ; madame du Châtelet va vous en écrire sur cela de bonnes. Enfin ne nous ôtez point l’espérance de vous revoir. Les heureux n’ont point besoin de Paris. Nous n’irons point ; il faut donc que vous veniez ici. Vivez heureux, couple aimable, couple estimable. Vendez-vite votre vilaine charge de conseiller au parlement, qui vous prend un temps que vous devez aux charmes de la société ; quittez ce triste fardeau qui fait qu’on se lève matin. Il n’y a pas moyen que le plaisir dont votre bonheur me pénètre me permette de vous parler d’autre chose. Une autre fois je vous entretiendrai de Melpomène, de Thalie ; mais aujourd’hui la divinité à qui vous sacrifiez a tout mon encens.
1 – D’Argental venait d’épouser Jeanne du Bouchet « dont le père, surintendant du duc de Berry, avait, disent les éditeurs de Kehl, dissipé sa fortune ; mais il n’avait rien négligé pour l’éducation de sa fille ; elle avait des grâces et de l’esprit ; et c’était assez pour le bonheur de M. d’Argental. » (G.A.)