CORRESPONDANCE - Année 1737 - Partie 2

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - 1737-2

Photo de KHALAH

 

 

 

 

à M. s’Gravesande

Cirey.

 

 

          Vous vous souvenez, monsieur, de l’absurde calomnie qu’on fit courir dans le monde, pendant mon séjour en Hollande. Vous savez si nos prétendues disputes sur le spinosisme et sur des matières de religion ont le moindre fondement. Vous avez été si indigné de ce mensonge, que vous avez daigné le réfuter publiquement ; mais la calomnie a pénétré jusqu’à la cour de France, et la réfutation n’y est pas parvenue. Le mal a des ailes, et le bien va à pas de tortue. Vous ne sauriez croire avec quelle noirceur on a écrit et parlé au Cardinal de Fleury. Vous connaissez par ouï-dire ce que peut le pouvoir arbitraire. Tout mon bien est en France, et je suis dans la nécessité de détruire une imposture que, dans votre pays, je me contenterais de mépriser, à votre exemple.

 

          Souffrez donc, aimable et respectable philosophe, que je vous supplie très instamment de m’aider à faire connaître la vérité. Je n’ai point encore écrit au cardinal pour me justifier. C’est une posture trop humiliante que celle d’un homme qui fait son apologie ; mais c’est un beau rôle que celui de prendre en main la défense d’un homme innocent. Ce rôle est digne de vous, et je vous le propose comme à un homme qui a un cœur digne de son esprit. Il y a deux partis à prendre, ou celui de faire parler M. votre beau-frère à M. de Fénelon (1) et d’exiger de M. de Fénelon qu’il écrive en conformité au cardinal, ou celui d’écrire vous-même. Je trouverais ce dernier parti plus prompt, plus efficace, et plus convenable à un homme comme vous. Deux mots et votre nom feraient beaucoup, je vous en réponds. Il ne s’agirait que de dire au cardinal que l’équité seule vous force à l’instruire que le bruit que mes ennemis ont fait courir est sans fondement, et que ma conduite en Hollande a confondu les calomniateurs.

 

          Soyez sûr que le cardinal vous répondra, et qu’il en croira un homme accoutumé à démontrer la vérité. Je vous remercie, et je me souviendrai toujours de celles que vous m’avez enseignées. Je n’ai qu’un regret, c’est de n’en plus apprendre sous vous. Je vous lis au moins, ne pouvant plus vous entendre. L’amour de la vérité m’avait conduit à Leyde, l’amitié seule m’en a arraché. En quelque lieu que je sois, je conserverai pour vous le plus tendre attachement et la plus parfaite estime.

 

 

1 – Envoyé de France en Hollande. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte de Saxe (1)

Cirey.

 

 

          Voici, monsieur le comte, la Défense du Mondain (2) ; j’ai l’honneur de vous l’envoyer, non seulement comme à un mondain très aimable, mais comme à un guerrier très philosophe, qui sait coucher au bivouac aussi lestement que dans le lit magnifique de la plus belle de ses maîtresses, et tantôt faire un souper de Lucullus, tantôt un souper de houssard.

 

 

Omnis Aristippum decuit color et status et res.

 

 

          Je vous cite Horace, qui vivait dans le siècle du plus grand luxe, et des plaisirs les plus raffinés ; il se contentait de deux demoiselles ou de l’équivalent, et souvent il ne se faisait servir à table que par trois laquais ; cœna ministratur pueris tribus. Les poètes de ce temps-ci, sous un Mécène tel que le cardinal de Fleury sont encore plus modestes.

 

 

Oui, je suis loin de m’en dédire,

Le luxe a des charmes puissants ;

Il encourage les talents.

Il est la gloire d’un empire.

 

Il ressemble aux vins délicats,

Il faut s’en permettre l’usage ;

Le plaisir sied très bien au sage :

Buvez, ne vous enivrez pas.

 

Qui ne sait pas faire abstinence

Sait mal goûter la volupté ;

Et qui craint trop la pauvreté

N’est pas digne de l’opulence.

 

 

 

1 – Dans presque toutes les éditions cette lettre est imprimée en tête de la Défense du Mondain. (G.A.)

 

2 – En ligne sur le Blog dans la partie Articles. (LV)

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

A Cirey, Mars.

 

 

          Je profite, mon cher et respectable ami, du voyage de M. le marquis du Châtelet, pour répandre mon cœur dans le vôtre avec liberté. Je n’ai osé vous écrire depuis que je suis à Cirey, et vous croyez bien que je n’ai écrit à personne. Vous sentez, sans doute, combien il en coûte de garder le silence avec quelqu’un à qui je voudrais parler toute ma vie de ma reconnaissance.

 

          Je n’ai pu reconnaître toutes vos bontés qu’en suivant vos ordres à la lettre, lorsque j’étais en Hollande. Je trouvai, en arrivant, une cabale établie par Rousseau contre moi, et une foule de libelles imprimés depuis longtemps pour me noircir, de sorte que je me voyais à la fois persécuté en France et calomnié dans toute l’Europe. Je ne pris d’autre parti que de vivre assez retiré, et de chercher des consolations dans l’étude et dans la société de quelques amis, que je m’attirai malgré les efforts de mes ennemis. Le hasard me fit connaître une ou deux de ces personnes que Rousseau avait animées contre moi. J’eus le bonheur de les voir détrompées en peu de temps. Loin de vouloir continuer cette malheureuse guerre d’injures, je retranchai dans l’édition (1) qu’on fait de mes ouvrages tout ce qui se trouve contre Rousseau.

 

          Je vous envoie la lettre d’un homme de lettres d’Amsterdam (2) qui vous instruira mieux de tout cela que je ne pourrais faire, et qui vous fera voir en même temps ce que c’est que Rousseau. Je vous prie de lire cette lettre d’Amsterdam et la copie de l’écrit qu’elle contient. Je crois qu’il est bon que ce nouveau crime de Rousseau soit public. Peut-être ceux qu’il anime à me persécuter en France rougiront-ils de prendre son parti, et imiteront ceux qu’il avait séduits en Hollande, qui sont tous revenus à moi, et m’aiment autant qu’ils le détestent.

 

          Vous n’ignorez peut-être pas qu’en dernier lieu, ce scélérat, croyant aplanir son retour en France, a fait imprimer contre le vieux Saurin les calomnies les plus atroces. Vous savez que c’est lui qui écrivait et qui faisait écrire que j’étais venu prêcher l’athéisme en Hollande, que j’avais soutenu une thèse d’athéisme, à Leyde, contre M. s’Gravesande, qu’on m’avait chassé de l’université, etc. Vous êtes instruit de la lettre de M. s’Gravesande, dans laquelle cette indigne et absurde calomnie est si pleinement confondue ; l’original est entre les mains de M. de Richelieu ; je ne sais quel usage il en a fait, ni même s’il en doit faire usage. Je souhaiterais fort pourtant que M. de Maurepas en fût informé : ne pourrait-il pas, dans l’occasion, en parler au cardinal (3), et ne dois-je pas le souhaiter ?

 

          Je vous avoue que si l’amitié, plus forte que les autres sentiments, ne m’avait pas rappelé, j’aurais bien volontiers passé le reste de mes jours dans un pays où du moins mes ennemis ne peuvent me nuire, et où le caprice, la superstition et l’autorité d’un ministre, ne sont point à craindre. Un homme de lettres doit vivre dans un pays libre, ou se résoudre à mener la vie d’une esclave craintif, que d’autres esclaves jaloux accusent sans cesse auprès du maître. Je n’ai à attendre en France que des persécutions ; ce sera là toute ma récompense. Je m’y verrais avec horreur, si la tendresse et toutes les grandes qualités de la personne qui m’y retient ne me faisaient oublier que j’y suis. Je sens que je serai toujours la victime du premier calomniateur. Hérault (4) est celui qui m’a le plus nui auprès du cardinal. Faut-il qu’un homme qui pense comme moi ait à craindre un homme comme Hérault ! Eh ! Qui me répondra que m’ayant desservi avec malice, il ne me poursuive pas avec acharnement ? J’ai beau me cacher dans l’obscurité, j’ai beau n’écrire à personne, on saura où je suis, et mon obstination à me cacher rendra peut-être encore ma retraite coupable. Enfin je vis dans une crainte continuelle, sans savoir comment je peux parer les coups qu’on me porte tous les jours. C’est une chose bien inouïe que la manière dont on en use avec moi ; mais enfin je la souffre, je me fais esclave volontiers pour vivre auprès de la personne auprès de qui tout doit disparaître. Il n’y a pas d’apparence que je revienne jamais à Paris m’exposer encore aux fureurs de la superstition et de l’envie. Je vivrai à Cirey ou dans un pays libre. Je vous l’ai toujours dit, si mon père, mon frère, ou mon fils était premier ministre dans un Etat despotique,  j’en sortirais demain ; jugez ce que je dois éprouver de répugnance en m’y trouvant aujourd’hui. Mais enfin madame du Châtelet est pour moi plus qu’un père, un frère et un fils (5).

 

          Je ne demande qu’à vivre enseveli dans les montagnes de Cirey, et je n’y désirerai jamais rien que vous y voir. Adieu, les deux frères aimables ; je vous embrasse tendrement. Voici une lettre pour M. de Maurepas, que vous donnerez si vous le jugez à propos ; mais il faut qu’il sache d’où viennent les deux chevreuils (6).

 

          Je ne peux vous rien dire des Eléments de la philosophie de Newton. Je n’ai point reçu de nouvelles de mes libraires de Hollande. Ce sont de bonnes gens, mais très peu exacts. Je ne refuse point de la faire imprimer en France, quelque juste aversion que j’aie pour la douane des pensées. Au reste c’est un ouvrage purement physique, où le plus imbécile fanatique et l’hypocrite le plus envenimé ne saurait rien entendre ni rien trouver à redire. J’ai un beau sujet de tragédie (6) : je le travaillerai à loisir, et je ne donnerai l’ouvrage que quand les comédiens auront repris Zaïre et Brutus.

 

          Je n’ai point de termes pour vous dire à quel point mon cœur est à vous.

 

 

1 – C’est ce qu’il fit alors en effet. (G.A.)

 

2 – Rousset de Missy, ami du juif Medine. (G.A.)

 

3 – Fleury. (G.A.)

 

4 – Le lieutenant de police. (G.A.)

 

5 – Tout cet alinéa est admirable. (G.A.)

 

6 – Envoyés de Cirey. (G.A.)

 

7 – Mérope. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’Abbé Moussinot

 

 

 

          Je suis très aise, mon cher correspondant, que M. Berger me croie en Angleterre. J’y suis pour tout le monde, excepté pour vous. Remettez, je vous prie, cent louis d’or à M. le marquis du Châtelet, qui me les rapportera.

 

          A présent, mon cher abbé, voulez-vous que je vous parle franchement ? Il faudrait que vous me fissiez l’amitié de prendre par an un petit honoraire, une marque d’amitié. Agissons sans aucune façon. Vous aviez une petite rétribution de vos chanoines ; traitez-moi comme un chapitre ; prenez le double de votre ami le poète philosophe de ce que vous donnait votre cloître, sans préjudice du souvenir que j’aurais toujours pour vous. Réglez cela, et aimez-moi.

 

 

 

 

à M. l’Abbé Moussinot

 

 

 

          Je vous réitère, mon tendre ami, la prière de ne parler de mes affaires à personne, et, surtout, de dire que je suis en Angleterre ; j’ai pour cela de très fortes raisons. Il y aurait à moi, dans le moment critique où je me trouve, beaucoup d’imprudence de mettre dans le commerce de Pinga une partie forte qui serait trop longtemps à rentrer. N’y mettons donc que quatre à cinq mille francs pour nous amuser ; pareille somme dans les tableaux, cela vous amusera encore plus. Les billets des fermiers-généraux sont à six pour cent ; c’est l’emploi le plus sûr de l’argent. Amusez-vous encore là-dessus. Achetez des actions ; cette marchandise baissera dans peu, du moins je le pense : c’est encore là un honnête délassement pour un chanoine, et je m’en rapporte entièrement à votre intelligence pour tous ces amusements.

 

          De plus, mettons entre les mains de M. Michel, dont vous connaissez la probité et la fortune, la moitié de notre argent comptant, à raison de cinq pour cent, et pas davantage ; ne fût-ce que pour six mois, cela vaudra quelque chose ; en fait d’intérêt, il ne faut rien négliger, et, dans le placement de son argent, se conformer toujours à la loi du prince. Que tout cela, comme mes autres affaires, soit dans un profond secret.

 

          Encore dix-huit francs à d’Arnaud, et deux Henriades. Je m’aperçois que je vous donne plus d’embarras que tout votre chapitre ; mais je ne serai pas si ingrat.

 

 

 

 

à M. Duclos

A Cirey. en Champagne, 3 Avril 1737. (1)

 

 

          Si la personne, monsieur, que vous avez eu la bonté de nous proposer est encore dans le dessein de passer quelques années dans une campagne agréable, je crois que la chose n’est pas difficile, et j’imagine que madame du Châtelet pourra bien lui pardonner le grand défaut de n’être pas prêtre (2). Je l’ai souhaité ardemment, dès que j’ai su qu’il était présenté par vous et je le regrette tous les jours. Voudriez-vous bien voir, avec M. Thieriot, ce que l’on pourrait faire pour avoir ce profane-là, au lieu d’un sacristain ? Il ne s’agit que de le présenter à M. le marquis du Châtelet, qui demeure rue Beaurepaire, auChef Saint-Denis, dans la maison de mademoiselle Baudisson. Je crois que vous rendrez service à ce jeune homme et à ceux auprès de qui vous le placerez.

 

          Tout le monde me parle d’Epître sur le bonheur (3) qu’on m’attribue et que je n’ai point lue. Si vous savez ce que c’est, vous me ferez plaisir de m’en instruire. Je suis très fâché que l’on fasse courir quoi que ce puisse être sous mon nom ; je me trouve si bien de ma tranquillité et de ma solitude, que je voudrais avoir toujours été inconnu, excepté du petit nombre de personnes qui vous ressemblent. J’ai raison d’appeler ce nombre très petit.

 

          On ne peut être avec plus d’estime que je le suis, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Il s’agissait d’un précepteur pour le fils de madame du Châtelet. (A. François)

 

3 – Le premier des Discours sur l’Homme. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’Abbé Moussinot

14 Avril.

 

 

          M. l’abbé de Breteuil (1) est venu ici ; il cherche des estampes pour son appartement ; s’il m’en restait une demi-douzaine d’assez jolies, vous me feriez, mon cher ami, le plaisir de les lui envoyer. Vous aurez la bonté d’y joindre un petit mot de lettre, portant que, ayant recommandé qu’on lui présentât de ma part les estampes qui me restent, vous n’avez que celles-là, et qu’il est supplié de vouloir bien les accepter.

 

          Outre les deux mille quatre cents livres que vous avez dû donner à M. le marquis du Châtelet, il faut encore lui donner cinquante louis. Il faut encore, mon cher abbé, me trouver un homme qui veuille nous donner à Cirey, deux fois la semaine, des Nouvelles à la main. Je vous demande mille pardons, mon généreux correspondant, du détail fatigant de mes commissions ; mais il faut avoir pitié des campagnards dont on est tendrement aimé.

 

 

1 – Frère de madame du Châtelet. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’Abbé Moussinot

 

 

          Vous irez donc à Rouen, mon cher trésorier ? Voyez, je vous prie, M. le marquis de Lezeau. Parlez-lui de la pauvreté de notre caisse. Je suis persuadé que vous l’engagerez à payez ; vous avez le don de la persuasion.

 

          Il est, mon cher abbé, de nécessité absolue que je sache comment j’ignore avoir donné quittance à M. le président d’Auneuil. Il faut que ce soit un autre qui ait donné cette quittance, et qui ait reçu pour moi ; c’est de la bouche de Demoulin qu’on peut savoir si cet argent a été reçu ou non. Mesnil, notaire, l’avait délivré ; Demoulin doit l’avoir reçu. Cet homme, qui m’emporte vingt mille francs, et qui est un ingrat m’aurait-il encore escamoté cette demi-année ? Il faut s’adresser à ces deux personnes pour savoir la vérité ; et, si ni l’une ni l’autre ne s’en souvient, il est bon que M. d’Auneuil sache que je ne suis pas plus instruit qu’elles sur cette affaire. En fait d’intérêt et d’argent, on ne peut trop mettre les choses au net. Il faut tout prévoir et tout prévenir.

 

          M. de Richelieu ne doit qu’une année ; il n’est pas de la bienséance d’exiger cette année dans le temps qu’il me paie quarante-trois mille deux cents francs. Je n’empêche pourtant pas qu’il ne me donne de l’argent comptant, s’il en a envie ; mais je serai très content d’une bonne délégation, tant pour les deux mille neuf cents livres d’arrérages qui me restent à recevoir de lui, que pour la rente de quatre mille francs, qu’il me paie annuellement. Il ne serait plus infortuné, et les affaires en seraient plus en règles et plus faciles.

 

          Vous pouvez, mon cher abbé, mettre au coche, en toute sûreté, trois cents louis bien empaquetés, sans les déclarer, et sans rien payer, pourvu que la caisse soit bien et dument enregistrée, comme contenant des meubles précieux ; cela suffira. Outre ces trois cents louis, il faut encore me faire tenir une rescription de deux mille quatre cents livres ; le receveur-général de Champagne vous donnera cette rescription pour votre argent. Tout financier vous indiquera le nom et la demeure du receveur-général.

 

          Je suis honteux de tout l’embarras que je vous donne, et je suis obligé d’avouer, mon cher ami, que vous étiez fait pour gouverner de plus grandes affaires que le trésor d’un chapitre de Saint-Merri et la mense d’un philosophe qui vous embrasse de tout son cœur. En ce monde on est rarement ce qu’on devrait être.

 

 

 

à M. l’Abbé Moussinot

Mai.

 

 

          L’homme qui a le secret du tombac (1) qui se file n’est pas le seul ; mais je crois qu’on n’en peut filer que très peu, et qu’il se casse. Sondez cet homme au tombac ; nous pourrions bien le prendre ici, et lui donner une chambre, un laboratoire, la table, et une pension de cent écus. Il serait à portée de faire des expériences, et d’essayer de faire de l’acier, ce qui est bien plus aisé assurément que de faire de l’or. S’il a le malheur de chercher la pierre philosophale, je ne suis pas surpris que de six mille livres de rente il soit réduit à rien. Un philosophe qui a six mille livres de rente a la pierre philosophale. Cette pierre conduit tout naturellement à parler d’affaires d’intérêt.

 

          Voici le certificat que vous demandez. Je vous réitère mes prières pour qu’on écrive sans délai à M. de Guise, à M. de Lezeau, et autres ; pour que vous voyiez M. Pâris Duverney, et que vous lui fassiez entendre qu’on me fera grand plaisir de me laisser jouir de la pension de la reine et de l’argent du trésor royal, dont j’ai un très grand besoin, et dont je serai obligé.

 

          Veuillez encore, mon cher abbé, arranger à l’amiable ma rente, mon dû, et les arrérages, avec l’intendant de M. de Richelieu ; le tout sans marquer une défiance injuste. Cela devrait être consommé depuis plus d’un mois. Une assurance d’un paiement régulier épargnerait à M. le duc des détails désagréables, délivrerait son intendant d’un grand embarras, vous épargnerait à vous, mon cher ami, beaucoup de pas perdus, des corvées fatigantes et infructueuses.

 

          Nous en dirons davantage là-dessus une autre fois, car je crains d’oublier de vous demander une très bonne machine pneumatique, ce qui est rare à trouver ; un bon télescope de réflexion, ce qui, pour le moins, est aussi rare ; les volumes des pièces qui ont été couronnées à l’Académie. Ce sont là des choses savantes dont mon esprit peu savant à un besoin très urgent.

 

          Je n’ai, mon cher abbé, ni le temps ni la force d’être plus long, ni même de vous remercier du chimiste que vous m’avez envoyé. Je ne l’ai encore guère vu qu’à la messe ; il aime la solitude ; il doit être content. Je ne pourrai travailler avec lui en chimie que quand un appartement (2) que je bâtis sera achevé ; en attendant, il faut que chacun étudie de son côté, et que vous m’aimiez toujours.

 

 

1 – Alliage métallique dont le cuivre fait la base. (G.A.)

 

2 – La galerie de Cirey. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’Abbé Moussinot

 

         

Il faut, mon cher ami, demander, redemander, presser, voir, importuner, et non persécuter mes débiteurs pour les rentes et pour les arrérages. Une lettre ne coûte rien ; deux sont un très petit embarras, et servent à ce qu’on ne puisse se plaindre, si je suis obligé de me servir des voies de la justice. Après deux lettres aux fermiers, à un mois l’une de l’autre, et un petit mot d’excuse aux maîtres, il faudra faire des commandements à ces fermiers des terres sur lesquelles mes rentes sont déléguées. Je vous en enverrai la liste. Pour le reste de ma vie, ce sera aux fermiers que j’aurai affaire.

 

          Cela vaudra beaucoup mieux. Pinga dit partout qu’il vend mes effets, et cela fait encore plus mauvais effet que tout ce que je vends. Je me flatte, mon cher ami, que vous gardez beaucoup mieux le secret de toutes mes affaires. Vous avez, Dieu merci, toutes les bonnes qualités.

 

 

 

 

à M. Pitot

Le 17 Mai.

 

 

          Vous m’aviez flatté, monsieur, l’année passée, que vous voudriez donner quelque attention à des Eléments de la philosophie de Newton, que j’ai mis par écrit pour me rendre compte à moi-même de mes études, et pour fixer dans mon esprit les faibles connaissances que je peux avoir acquises. Si vous voulez le permettre, je vous ferai tenir mon manuscrit, qui n’est qu’un recueil de doutes, et je vous prierai de m’instruire.

 

          Si, après cela, vous trouvez que le public puisse tirer quelque utilité de l’ouvrage, et que vous vouliez abandonner à l’impression, peut-être que la nouveauté et l’envie de voir de près quelques-uns des mystères newtoniens cachés jusqu’ici au gros du monde, pourront procurer au livre un débit qu’il ne mériterait guère sans ce goût de la nouveauté, et surtout sans vos soins. Les libraires le demandent déjà avec assez d’empressement.

 

          Je me flatte qu’un esprit philosophique comme le vôtre ne sera point effarouché de l’attraction. Elle me paraît une nouvelle propriété de la matière. Les effets en sont calculés ; et il est de toute impossibilité de reconnaître pour principes de ces effets l’impulsion telle que nous en avons l’idée. Enfin vous en jugerez.

 

          Je vous dirai, pour commencer mon commerce de questions avec vous, qu’ayant vu les expériences de M. s’Gravesande sur les chutes et les chocs des corps, j’ai été obligé d’abandonner le système qui fait la quantité de mouvement le produit de la masse par la vitesse, et, en gardant pour M. de Mairan et pour son Mémoire une estime infinie, je passe dans le camp opposé, ne pouvant juger d’une cause que par ses effets, et les effets étant toujours le produit de la masse par le carré de la vitesse, dans tous les cas possibles et à tous les moments. Il y a des idées bien nouvelles (et qui me paraissent vraies) d’un docteur Berkeley, évêque de Cloyne, sur la manière dont nous voyons. Vous en lirez une petite ébauche dans ces Eléments ; mais je me repens de n’en avoir pas assez dit. Il me paraît surtout qu’il décide très bien une question d’optique que personne n’a jamais pu résoudre : c’est la raison pour laquelle nous voyons dans un miroir concave les objets tout autrement placés qu’ils ne devraient l’être suivant les lois ordinaires.

 

          Il décide aussi la question du différend entre Régis et Malebranche, au sujet du disque du soleil et de la lune, qu’on voit toujours plus grands à l’horizon qu’au méridien, quoiqu’ils soient vus à l’horizon sous un plus petit angle. Il me paraît qu’il prouve assez que Malebranche et Régis avaient également tort.

 

          Pour moi, qui viens d’observer ces astres à leur lever et à leur coucher avec un large tuyau de carton qui me cachait tout l’horizon, je peux vous assurer que je les ai vus tout aussi grands que quand mes yeux les regardaient sans tube. Tous les assistants en ont jugé comme moi.

 

          Ce n’est donc pas la longue étendue du ciel et de la terre qui me fait paraître ces astres plus grands à leur lever et à leur coucher qu’au méridien, comme le dit Malebranche.

 

          J’ajouterai un article sur ce phénomène et sur celui des miroirs concaves dans mon livre. En attendant, permettez que je vous consulte sur un fait d’une autre nature qui me paraît très important.

 

          M. Godin, après le chevalier de Louville, assure enfin que l’obliquité de l’écliptique a diminué de près d’une minute depuis l’érection de la méridienne de Cassini à Saint-Pétrone. Il est donc constant que voilà une nouvelle période, une révolution nouvelle qui va changer l’astronomie de face.

 

          Il faut ou que l’équateur s’approche de l’écliptique, ou l’écliptique de l’équateur. Dans les deux cas, tous les méridiens doivent changer peu à peu. Celui de Saint-Pétrone a donc changé ; il est donc midi un peu plus tôt qu’il n’était. A-t-on fait sur cela quelques observations ? Le système du changement de l’obliquité, qui entraîne une si grande révolution, pourrait-il subsister sans qu’on se fût aperçu d’une aberration sensible dans le mouvement apparent des astres ? Je vous prie de me manquer quelle nouvelle on sait du ciel sur ce point-là.

 

          N’a-t-on point quelques nouvelles aussi sur les mesures des degrés vers le pôle ? Je serais bien attrapé si la terre n’était pas un sphéroïde aplati aux deux extrémités de l’axe ; mais je crois encore que M. de Maupertuis (1) trouvera la terre comme il l’a devinée. Il est fait pour s’être rencontré avec celui que Platon appelle l’éternel Géomètre.

 

          On ne peut être avec plus d’estime que moi, monsieur, votre, etc.

 

 

1 – Il était alors au pôle Nord, où il constata ce que le newtonien Voltaire présumait. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’Abbé Moussinot

 

 

          Grand merci, mon cher abbé, de la gratification faite à La Mare, d’autant plus que c’est la dernière que mes affaires me permettent de lui accorder. Si jamais il vient vous importuner, ne vous laissez pas entamer. Répondez que vous n’avez aucun commerce avec moi ; cela coupe court. Sachez s’il est vrai que ce petit monsieur, que j’ai accablé de bienfaits, se déchaîne aussi contre moi. Parlez à Demoulin avec bonté ; il doit bien rougir de son procédé envers moi ; il m’emporte vingt mille francs, et veut me déshonorer. En perdant vingt mille francs, il ne me faut pas acquérir un ennemi.

 

          Autre importunité, mon cher abbé. Un ami (1), qui me demande un secret inviolable, me charge de savoir quel est le sujet du prix proposé cette année par l’Académie des sciences. Je ne connais point d’homme plus secret que vous ; ce sera donc vous, mon cher ami, qui nous rendrez ce service. Si j’écrivais à quelque académicien, il penserait peut-être que je veux composer pour les prix ; cela ne convient ni à mon âge, ni à mon peu d’érudition.

 

 

1 – Voltaire lui-même. Voyez le Mémoire sur le feu. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Pitot

Ce 29 Mai. (1)

 

 

          Cet ouvrage (2) n’est guère fait que pour ceux qui n’ont ni science ni préjugés. J’y parle de choses bien connues, comme des premiers principes de la vision ; mais il faut être populaire. Je ne suis pas venu pour les sages, mais pour le peuple ignorant dont j’ai l’honneur d’être.

 

          Vous verrez, au chapitre VI, que je soutiens que nous apprenons à voir, comme à parler et à lire. Si l’ouvrage n’était pas déjà trop long, j’ajouterais le problème de catoptrique jusqu’ici indéchiffrable, dont je vous ai parlé.

 

CORRESPONDANCE - 1737 - Partie 2

 

 

Soit l’objet A placé à environ un pied d’un miroir concave, soit son angle d’incidence A B C, soit le cathète D F, par toutes les règles on devrait voir l’objet au point de réunion du cathète et du rayon réfléchi B C ; mais le cathète et la ligne de réflexion B C ne se réunissent qu’à une distance très grande, et l’œil placé en K voit l’objet de très près. Par une autre règle fondamentale, plus les rayons arrivent convergents à l’œil, plus l’objet doit paraîtrr éloigné. Or, ils arrivent plus convergents en I qu’en K et en H qu’en I. Cependant, reculant l’œil en I, vous voyez l’objet plus près qu’en K, et l’œil placé en G voit l’objet encore plus près, et, qui pis est, le voit plus gros. Voilà la difficulté qui fait dire à Tacquet qu’il est prêt d’abandonner les principes d’optiques. Voilà ce que Barrow lui-même a jugé insoluble. Mais voilà ce qui se conçoit très bien dans les principes du docteur Barclay (3). Ces principes se réduisent à joindre l’expérience aux règles : nous ne jugeons de la grosseur et de la distance que par une longue expérience. Nous sommes accoutumés à voir confus et gros les objets trop approchés de nos yeux. L’objet, en ce cas-ci, nous paraît d’autant plus confus qu’il nous paraît gros, et alors nous le jugeons plus près. Voilà probablement tout le mystère. Il y entre aussi, je crois, un peu d’ouverture de la prunelle et de changement de figure dans le cristallin. Je crois que c’est la seule manière d’expliquer le phénomène de l’apparence du soleil à l’horizon : nous le voyons plus faible, d’une manière plus confuse, et nous le jugeons plus gros ; mais je n’ai point voulu entrer dans ces détails ; je n’en dis déjà que trop, et j’en suis honteux.

 

          Venons, je vous prie, à l’obliquité de l’écliptique. Je ne doute pas qu’elle ne diminue, mais je dis qu’en ce cas les méridiens doivent changer. Je dis que si l’équateur s’est approché de l’écliptique, il doit être midi à Sainte-Pétrone au solstice d’été, plus tôt de cinquante-cinq secondes, que quand la méridienne fut tracée ; et je ne sais si cette aberration du soleil n’a pas besoin d’être corrigée par une nouvelle méridienne. J’oserais vous supplier de m’en instruire, si je ne craignais d’abuser de votre temps.

 

          Je suis, avec toute l’estime que vous méritez, monsieur, etc.

 

 

1 – Editeurs de Cayrol et A. François (G.A.)

 

2 – Les Eléments de la philosophie de Newton. (G.A.)

 

3 – Ou plutôt Berkeley. (G.A.)

 

CORRESPONDANCE - 1737-2

 

 

Commenter cet article