CORRESPONDANCE - Année 1737 - Partie 1

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à M. Berger

Amsterdam, le 3 janvier 1737

 

 

          Je compte toujours, monsieur, sur votre amitié. J’ai reçu votre lettre du 9 du mois passé. Je ne peux y répondre de ma main, étant tombé malade à Aix-la-Chapelle. Vous me ferez un sensible plaisir de m’écrire des nouvelles une ou deux fois par semaine. Vous savez combien j’aime vos lettres. Je regarderai cette assiduité comme un service d’ami, et vous pouvez compter sur ma reconnaissance, comme je compte sur une discrétion extrême : c’est une vertu nécessaire dans les petites choses, et sans laquelle les hommes les plus indifférents et les plus innocents pourraient être empoisonnés.

 

          Mon adresse est tout simplement : A MM. Servau et d’Arti, à Amsterdam. En quelque endroit que je sois, ils me feront tenir mes lettres très exactement. Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

 

 

à M. Thieriot

A Leyde, le 17 janvier 1737

 

 

          Il est vrai, mon cher ami, que j’ai été très malade ; mais la vivacité de mon tempérament me tient lieu de force ; ce sont des ressorts délicats qui me mettent au tombeau, et qui m’en retirent bien vite. Je suis venu à Leyde consulter le docteur Boerhaave sur ma santé, et s’Gravesande sur la philosophie de Newton. Le prince royal me remplit tous les jours d’admiration et de reconnaissance : il daigne m’écrire comme à son ami ; il fait pour moi des vers français, tels qu’on en faisait à Versailles dans le temps du bon goût et des plaisirs. C’est dommage qu’un pareil prince n’ait point de rivaux. Je ne manque pas de lui glisser quelques mots de vous dans toutes mes lettres. Si ma tendre amitié pour vous peut être utile, ne serai-je pas trop heureux ? Je ne vis que pour l’amitié, c’est elle qui m’a retenu à Cirey si longtemps ; c’est elle qui m’y ramènera, si je retourne en France. Le prince royal m’a envoyé le comte de Borck, ambassadeur du roi de Prusse en Angleterre, pour m’offrir sa maison à Londres, en cas que je voulusse y aller, comme le bruit en a couru : je suis d’ailleurs traité ici beaucoup mieux que je ne mérite. Le libraire Ledet, qui a gagné quelque chose à débiter mes faibles ouvrages, et qui en fait actuellement une magnifique édition, a plus de reconnaissance que les libraires de Paris n’ont d’ingratitude. Il m’a forcé de loger chez lui quand je viens à Amsterdam voir comment va la philosophie newtonienne. Il s’est avisé de prendre pour enseigne la tête de votre ami Voltaire. La modestie qu’il faut avoir défend à ma sincérité de vous dire l’excès de considération qu’on a ici pour moi.

 

          Je ne sais quelle gazette impertinente, misérable écho des misérables Nouvelles à la main de Paris, s’était avisée de dire que je m’étais retiré dans les pays étrangers pour écrire plus librement. Je démens cette imposture en déclarant, dans la gazette d’Amsterdam, que je désavoue tout ce qu’on fait courir sous mon nom, soit en France, soit dans les pays étrangers, et que je n’avoue rien que ce qui aura ou un privilège ou une permission connue. Je confondrai mes ennemis en ne leur donnant aucune prise, et j’aurai la consolation qu’il faudra toujours mentir pour me nuire.

 

          J’ai trouvé ici le gouvernement de France en très grande réputation, et ce qui m’a charmé, c’est que les Hollandais sont plus jaloux de notre compagnie des Indes que Rousseau ne l’est de moi. J’ai vu aujourd’hui des négociants qui on acheté, à la dernière vente de Nantes, ce qui leur manquait à Amsterdam. Voilà de ces choses dont Pollion peut faire usage auprès du ministre, dans l’occasion ; mais, comme je fais plus de cas d’un bon vers que du négoce et de la politique, tâchez donc de me marquer ce que vous trouvez de si négligé dans les vers dont vous me parlez. Je suis aussi sévère que vous pour le moins ; et, dans les intervalles que me laisse la philosophie, je corrige toutes les pièces de poésie que j’ai faites, depuis Œdipe jusqu’au Temple de l’amitié. Il y en aura quelques-unes qui vous seront adressées ; ce seront celles dont j’aurai plus de soin.

 

 

 

 

à M. le marquis d’Argens

A Leyde, le 20 janvier.

 

 

          Si les Lettres juives me plaisent, mon cher Isaac ! Si j’en suis charmé ! Ne vous l’ai-je pas écrit trente fois ? Elles sont agréables et instructives, elles respirent l’humanité et la liberté. Je soutiens que c’est rendre un très grand service au public que de lui donner, deux fois par semaine, de si excellents préservatifs. J’aime passionnément les Lettres et l’auteur ; je voudrais pouvoir contribuer à son bonheur ; j’irai l’embrasser incessamment. Je suis bien fâché de l’avoir vu si peu et je veux du mal à Newton, qui s’est fait mon tyran, et qui m’empêche d’aller jouir de la conversation aimable de M. Boyer (1).

 

          J’irai, j’irai, sans doute. J’ai été obligé d’aller à Amsterdam pour l’impression de mes guenilles ; j’y ai vu M. Prévost, qui vous aime de tout son cœur : je le crois bien, et j’en fais autant. Je n’ai osé avilir votre main à faire un dessin de vignette (2) ; mais vous ennobliriez la vignette, et votre main ne serait point avilie.

 

          Je vous enverrai l’Epître du fils d’un bourgmestre sur la politesse hollandaise et je vous prierai de lui donner une petite place dans vos juiveries (3).

 

          Adieu, monsieur ; je vous embrasse tendrement. J’espère, encore une fois, venir jouer quelque rôle dans vos pièces. Je présente mes respects à mademoiselle Lecouvreur d’Utrech (4) : vous faites tous deux une charmante synagogue, car synagogue signifie assemblage.

 

 

 

P.-S. Ma foi, je suis enchanté que vous ayez reçu des nouvelles qui vous plaisent (5). Si j’avais un fils comme vous, et qu’il se fît turc, je me ferais turc, et j’irais vivre avec lui et servir sa maîtresse. Malheur aux Nazaréens qui ne pensent pas ainsi !

 

          Je vous envoie la Politesse hollandaise ; faites-en usage le plus tôt que vous pourrez. Voilà le canevas : vous prendrez de vos couleurs, vous flatterez la nation chez qui vous êtes, et vous punirez l’ennemi de toutes les nations. Je vous embrasse tendrement.

 

 

1 – Nom de famille de d’Argens. (G.A.)

 

2 – D’Argens savait dessiner. (G.A.)

 

3 – Il n’y a pas de morceau analogue dans les Lettres juives. (G.A.)

 

4 – Mademoiselle Cochois. (G.A)

 

5 – C’est-à-dire de son père qui l’avait déshérité. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte d’A rgental

A Amsterdam, ce 27 janvier.

 

 

          Respectable ami, je vous dois compte de ma conduite ; vous m’avez conseillé de partir, et je suis parti ; vous m’avez conseillé de ne point aller en Prusse, et je n’y ai point été ; voici le reste que vous ne savez pas. Rousseau apprit mon passage par Bruxelles, et se hâta de répandre et de faire insérer dans les gazettes que je me réfugiais en Prusse, que j’avais été condamné à Paris à une prison perpétuelle, etc. Cette belle calomnie n’ayant pas réussi, il s’avise d’écrire que je prêche l’athéisme à Leyde ; là-dessus, il forge une histoire, et on envoie ces contes bleus à Paris, où sans doute la bonté du prochain ne les laissera pas tomber par terre. On m’a renvoyé de Paris une des lettres circulaires qu’il a fait écrire par un moine défroqué (1), qui est son correspondant à Amsterdam. Ces calomnies si réitérées, si acharnées, et si absurdes, ne peuvent ici me porter coup, mais elles peuvent beaucoup me nuire à Paris ; elles m’y  ont déjà fait des blessures, elles rouvriront les cicatrices. Je sais, par expérience, combien le mal réussit dans une belle et grande ville comme Paris, où l’on n’a guère d’autre occupation que de médire. Je sais que le bien qu’on dit d’un homme ne passe guère la porte de la chambre où on en parle, et que la calomnie va à tire-d’aile jusqu’aux ministres. Je suis persuadé que, si ces misérables bruits parviennent à vous, vous en verrez aisément la source et l’honneur, et que vous préviendrez l’effet qu’ils peuvent faire. Je voudrais être ignoré, mais il n’y a plus moyen. Il faut se résoudre à payer toute ma vie quelques tributs à la calomnie. Il est vrai que je suis taxé un peu haut ; mais c’est une sorte d’impôt fort mal réparti. Si l’abbé de Saint-Pierre a quelque projet pour arrêter la médisance, je le ferai volontiers imprimer à mes dépens.

 

          Du reste je vis assez en philosophe, j’étudie beaucoup, je vois peu de monde, je tâche d’entendre Newton, et de le faire entendre. Je me console, avec l’étude, de l’absence de mes amis. Il n’y a pas moyen de refondre à présent l’Enfant prodigue. Je pourrais bien travailler à une tragédie le matin, et à une comédie le soir ; mais passer en un jour de Newton à Thalie, je ne m’en sens pas la force.

 

          Attendez le printemps, messieurs ; la poésie servira son quartier ; mais à présent c’est le tour de la physique. Si je ne réussis pas avec Newton, je me consolerai bien vite avec vous. Mille tendres respects, je vous en prie, à M. votre frère. Je suis bien tenté d’écrire à Thalie (2) ; je vous prie de lui dire combien je l’aime, combien je l’estime. Adieu ; si je voulais dire à quel point je pousse ces sentiments-là pour vous, et y ajouter ceux de mon éternelle reconnaissance, je vous écrirais des in-folio de bénédictins.

 

 

1 – J.-B. de La Varenne. (G.A.)

 

2 – Melle Quinault. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Thieriot

Le 28 janvier.

 

 

          Mon cher ami, il faut s’armer de patience dans cette vie, et tâcher d’être aussi insensible aux traverses que nos cœurs sont ouverts aux charmes de l’amitié. Ce bon dévot de Rousseau fut informé, il y a un mois, que j’avais passé à Bruxelles ; aussitôt sa vertu se ranima pour faire mettre dans trois ou quatre gazettes que je m’en allais en Prusse, parce que j’étais chassé de France ; sa probité a même été jusqu’à écrire et à faire écrire contre moi en Prusse. Voyant que Dieu ne bénissait pas ses pieuses intentions, et que j’étais tranquille à Leyde, où je travaillais à la Philosophie de Newton, il a recouru chrétiennement à une autre batterie. Il a semé le bruit que j’étais venu prêcher l’athéisme à Leyde, et que j’en serais chassé comme Descartes, que j’avais eu une dispute publique avec le professeur s’Gravesande sur l’existence de Dieu, etc. Il a fait écrire cette belle nouvelle à Paris, par un moine défroqué qui faisait autrefois un libelle hebdomadaire intitulé le Glaneur. Ce moine est chassé de La Haye, et est caché à Amsterdam. J’ai été bien vite informé de tout cela. Il se fait ici, parmi quelques malheureux réfugiés, un commerce de scandales et de mensonges à la main, qu’ils débitent chaque semaine dans tout le Nord pour de l’argent. On paie deux, trois cents, quatre cents florins par an à des nouvellistes obscurs de Paris, qui griffonnent toutes les infamies imaginables, qui forgent des histoires auxquelles les regrattiers de Hollande ajoutent encore ; et tout cela s’en va réjouir les cours de l’Allemagne et de la Russie. Ces messieurs-là sont une engeance à étouffer.

 

          Vous avez à Paris des personnes bien plus charitables qui composent pour rien des chansons sur leur prochain. On vient de m’en envoyer une (1) où vous et Pollion, et le gentil Bernard, et tous vos amis, et moi indigne, ne sommes pas trop bien traités ; mais cela ne dérangera ni ma philosophie ni la vôtre, et Newton ira son train.

 

 

Tranquille au haut des cieux que Newton s’est soumis,

Il ignore en effet s’il a des ennemis.

 

(Epître à madame. Du Châtelet.)

 

 

          Après les consolations de l’amitié et de la philosophie, la plus flatteuse que je reçoive est celle des bontés inexprimables du prince royal de Prusse. J’ai été très fâché que l’on ait inséré dans les gazettes que je devais aller en Prusse, que le prince m’avait envoyé son portrait, etc. Je regarde ses faveurs comme celles d’une belle femme ; il faut les goûter et les taire. Mandez-lui, mon cher ami, que je suis discret, et que je ne me vante point des caresses de ma maîtresse. De mon côté, je ne vous oublie pas quand je lui parle de belles-lettres et de mérite.

 

          Mille respects, je vous prie, à votre Parnasse, à nos loyaux chevaliers (2). Parlez un peu à M. d’Argental des saintes calomnies du béat Rousseau. Adieu, nous ne sommes qu’honnêtes gens, Dieu merci ; je vous embrasse.

 

 

1 – Les Adieux de M. de V*** à madame du Châtelet, chanson attribuée à Riccoboni :

 

Adieu, belle Emilie,

En Prusse, je m’en vas, etc. (G.A.)

 

2 – Froulay et d’Aidie. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le marquis d’Argens

Amsterdam, le 28 janvier.

 

 

          Je n’ai pu achever la lecture de l’Almanach du Diable (1). Je suis persuadé que Belzébuth sera très fâché qu’on lui impute un si plat ouvrage ; il est inintelligible : je ne sais si vous y êtes fourré. On dit qu’il y en a deux éditions ; je vous les apporterai toutes deux. Il me paraît que ce titre, Almanach du Diable, peut fournir une bonne Lettre juive. Mon cher Isaac dira des choses charmantes sur le ministre Bekker  (2), qui a fait le Monde enchanté pour prouver qu’il n’y a point de diable ; sur l’origine du diable, dont il n’est pas dit un mot dans la très sainte Ecriture ; sur son histoire faite en anglais.

 

          Ah ! mon cher Isaac, mon cher Isaac ! Vous êtes selon mon cœur ! Que ne puis-je travailler auprès de vous ! Que n’êtes-vous à Amsterdam ! Je n’attends que le moment d’être débarrassé de mes graveurs, de mes imprimeurs, pour venir vous embrasser. Mais quel tour les révérends ont-ils voulu vous jouer ! Ah ! traditori !

 

          Je vous prie de presser la publication de la lettre du petit bourgmestre. Embellissez, enflez cela ; le canevas doit plaire à ce pays-ci. Il est bon d’avoir les bourgmestres pour soi, si on a les jésuites contre.

 

 

Sæpe premente deo, fert deux alter opem.

 

                                                                       OVID., Trist. I, élé. II.

 

 

          Mon cher Isaac, je vous aime tendrement. Je viens de lire le numéro où il est parlé de Jacques Clément et des précepteurs de Ravaillac. Vous êtes plus hardi que Henri IV ; il craignait les jésuites.

 

 

1 – Ouvrage satirique attribué à Quesnel, mort à la Bastille. (G.A.)

 

2 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article BEKKER. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le marquis d’Argens

A Leyde, ce 2 Février.

 

 

          Je crois, mon cher Isaac, que vous ferez trente volumes de Lettres juives. Continuez ; c’est un ouvrage charmant ; plus vous irez en avant, plus il aura du débit et de la réputation.

 

          Si le Mondain paraissait dans ces lettres, il faudrait au lieu de ce vers,

 

 

En secouant madame Eve, ma mère,

 

mettre,

 

 

En tourmentant madame Eve, ma mère ;

 

 

Mais je crois, toutes réflexions faites, qu’il vaut mieux que le Mondain ne paraisse pas.

 

          Pour la lettre sur la Politesse, je vous conseille toujours de venger les Suisses et les Hollandais des attaques de l’ennemi commun. En nous moquant un peu des Espagnols, il est bon d’avoir tout d’un coup deux nations dans son parti. Je vous exhorte à rendre cette lettre digne de vous.

 

          Vous avez terriblement malmené le Don Quichotte de l’Espagne (1) ; vous êtes plus dangereux pour lui que des moulins à foulon. Vous faites bien de lui apprendre à nous respecter.

 

          Je suis ici à Leyde ; je reviens toujours à mon s’Gravesande ; mais, si mon goût décidait de ma conduite, ce serait chez vous que j’irais. Je ne me hâte de finir mes affaires avec Newton que pour venir plus tôt vous embrasser.

 

          Je ne sais rien de ce misérable Almanach. C’est un libelle généralement méprisé.

 

 

1 – Bruzen La Martinière, qui avait réfuté les opinions de d’Argens sur l’Espagne. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Thieriot

A Leyde, le 4 Février.

 

 

          J’ai fait ce que j’ai pu, mon cher ami, pour les mânes de ce M. de Lacreuse, qui s’est tué comme Brutus, Cassius, Cathon, Othon, pour avoir perdu une commission de tabac ; mais je ne sais si mes représentations sourdines en faveur de cette âme romaine ou anglaise réussiront.

 

          Vous n’avez pas relu apparemment le manuscrit de l’Enfant prodigue ; vous y reprenez toutes les fautes qui n’y sont plus. Vous êtes le contraire des amants, qui trouvent toujours dans leurs maîtresses des beautés que personne n’y trouve plus qu’eux. Il est bon d’être sévère, mais il faut être exact, et ne plus voir ce que j’ai ôté.

 

          Je crois que le fond de cette comédie sera toujours intéressant. Si quelque plaisanterie vient se présenter à moi pour égayer le sujet, je la prendrai ; mais, pour les mœurs et la tendresse, mon âme en a un magasin tout plein.

 

          Mes récréations sont ici de corriger mes ouvrages de belles-lettres, et mon occupation sérieuse, d’étudier Newton, et de tâcher de réduire ce géant-là à la mesure des nains, mes confrères. Je mets Briarée en miniature. La grande affaire est que les traits soient ressemblants. J’ai entrepris une besogne bien difficile ; ma santé n’en est pas meilleure ; il arrivera peut-être que je la perdrai entièrement, et que mon ouvrage ne réussira point ; mais il ne faut jamais se décourager. Je prétends que Polymnie (1) entendra toute cette philosophie, comme elle exécute une sonate. Vous me direz si cela est clair. Je vous en ferai tenir quelques feuilles ; vous les jetterez au feu, si vous avez trop soupé la veille, et si vous n’êtes pas en état de lire.

 

          Je suis enchanté que ma nièce (2) lise Locke. Je suis comme un vieux bonhomme de père qui pleure de joie de ce que ses enfants se tournent au bien. Dieu soit béni de ce que je fais des prosélytes dans ma famille !

 

          Je ne suis pas fâché des calomnies que saint Rousseau a débitées sur mon compte. Elles étaient si grossières qu’il fallait bien qu’elles retombassent sur lui. Ce bon dévot sera le patron des calomniateurs. Il avait publié partout que j’avais eu une belle querelle avec s’Gravesande, au sujet de l’existence de Dieu. Cela a indigné M. s’Gravesande et tout le monde. Oh ! pour le coup, je défie ici la calomnie. Je passe ma vie à voir des expériences de physique, à étudier. Je souffre tous mes maux patiemment, presque toujours dans la solitude. Pour peu que je veuille de société, je trouve ici plus d’accueil qu’on ne m’en a jamais fait en France ; on m’y fait plus d’honneur que je ne mérite.

 

          Je persiste dans le dessein de ne point répondre aux Desfontaines. Je tâche de mettre mes ouvrages hors de portée des griffes de la censure.

 

          Mon cher ami, je vous fais là un long détail de petites choses ; pardon. Faites mes compliments aux preux chevaliers (3), au Parnasse, à Pollion, à Polymnie, à Varron-Dubos, et à Colbert-Melon. Eh bien ! Castor et Pollux (4) sont donc sous l’autre hémisphère jusqu’à l’année prochaine ? Mais ceux que vous me dites qui ont payé d’ingratitude les bienfaits de Pollion devraient être dans les enfers à tout jamais. Votre âme tendre et reconnaissante doit trouver ce crime horrible. Ecrivez à Emilie ; elle est bien au-dessus encore de tout ce que vous me dites d’elle. Adieu ; que Berger m’écrive donc, il m’oublie.

 

 

1 – Mademoiselle Deshayes. (G.A.)

 

2 – Louise Mignot, plus tard, madame Denis. (G.A.)

 

3 – Froulay et d’Aidie. (G.A.)

 

4 – Opéra de Gentil-Bernard et de Rameau. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Thieriot

A Leyde, le 14 Février.

 

 

          Je reçois votre lettre du 7 Février, mon cher ami. Je pars incessamment pour achever, à Cambridge (1), mon petit cours de newtonisme ; j’en reviendrai au mois de juin, et je veux qu’au mois de septembre vous et les vôtres soyez newtoniens. Si mon ouvrage n’est pas aussi clair qu’une fable de La Fontaine, il faut le jeter au feu. A quoi bon être philosophe, si on n’est pas entendu des gens d’esprit ?

 

          J’ai vu l’ode (2) de Rousseau ; elle n’est pas plus mauvaise que ses trois Epîtres.

 

Solve senescentem mature sanus equum….

 

(HOR., lib. I, ep. I.)

 

          Apollon lui a ôté le talent de la poésie, comme on dégrade un prêtre, avant de le livrer au bras séculier. J’ai appris dans ce pays-ci des traits de son hypocrisie à mettre dans le Tartufe. C’était un scélérat qui avait le vernis de l’esprit : le vernis s’en est allé, et le coquin est demeuré.

 

          M. d’Arenberg, convaincu de ses impostures, et, qui pis est, ennuyé de lui, ne veut plus le voir. Il est réduit à un juif nommé Médina, condamné en Hollande au dernier supplice. Il passe chez lui sa journée au sortir de la messe. Il communie, il calomnie, il ennuie ; n’en parlons plus.

 

          Le prince royal est plus Titus, plus Marc-Aurèle que jamais.

 

          J’ai écrit aux deux aimables frères. Ce sont les plus aimables amis que j’aie après vous. Je n’ai point vu le nouveau rien de l’ex-jésuite (3).

 

 

1 – C’est-à-dire à Cirey. Il veut faire croire qu’il passe en Angleterre. (G.A.)

 

2 – A la Paix. (G.A.)

 

3 – L’Epître écrite à la campagne, de Gresset. (G.A.)

 

 

 

 

à M. de Cideville

Amsterdam, ce 18 Février.

 

 

          Mon cher Cideville, j’ai reçu vos lettres, où vous faites parler votre cœur avec tant d’esprit. Pardon, mon cher ami, si j’ai tardé si longtemps à vous répondre. Je vais bien haïr la philosophie, qui m’a ôté l’exactitude que l’amitié m’avait donnée. Que gagnerai-je à connaître le chemin de la lumière et la gravitation de Saturne ? Ce sont des vérités stériles ; un sentiment est mille fois au-dessus. Comptez que cette étude, en m’absorbant pour quelque temps, n’a point pourtant desséché mon cœur ; comptez que le compas ne m’a point fait abandonner nos musettes. Il me serait bien plus doux de chanter avec vous,

 

 

          ………………. Lentus in umbra,

          Formosam resonare docens Amaryllida sylvas, (VIRG., ecl. I.)

 

 

que de voyager dans le pays des démonstrations ; mais, mon cher ami, il faut donner à son âme toutes les formes possibles. C’est un feu que Dieu nous a confié, nous devons le nourrir de ce que nous trouvons de plus précieux. Il faut faire entrer dans notre être tous les modes imaginables, ouvrir toutes les portes de son âme à toutes les sciences et à tous les sentiments ; pourvu que tout cela n’entre pas pêle-mêle, il y a place pour tout le monde. Je veux m’instruire et vous aimer ; je veux que vous soyez newtonien, et que vous entendiez cette philosophie comme vous savez aimer.

 

          Je ne sais pas ce qu’on pense à Rouen et à Paris, et j’ignore la raison pour laquelle vous me parlez de Rousseau. C’est un homme que je méprise infiniment comme homme, et que je n’ai jamais beaucoup estimé comme poète. Il n’a rien de grand, ni de tendre ; il n’a qu’un talent (1) de détail ; c’est un ouvrier, et je veux un génie. Il faut que vous vous soyez mépris quand vous m’avez conseillé de le louer, et même de caresser quelques personnes dont vous croyez qu’on doit mendier le suffrage. Je ne louerai jamais ce que je méprise, et je ne ferai jamais ma cour à personne. Prenez des sentiments plus hauts et plus honorables pour l’humanité. Ne croyez pas d’ailleurs qu’il n’y ait que la France où l’on puisse vivre : c’est un pays fait pour les jeunes femmes et les voluptueux, c’est le pays des madrigaux et des pompons ; mais on trouve ailleurs de la raison, des talents, etc. Bayle ne pouvait vivre que dans un pays libre : la sève de cet arbre heureusement transplanté eût été étouffée dans son pays natal.

 

          Je sais que partout la jalousie poursuit les arts ; je connais cette rouille attachée à nos métaux. Le poison de Rousseau m’a été lancé jusqu’ici. Il a écrit que j’avais eu une dispute sur l’athéisme avec s’Gravesande. Sa calomnie a été confondue, et ainsi le seront tôt ou tard toutes celles dont on m’a noirci. Je ne crains personne, je ne demanderai de faveur à personne, et je ne déshonorerai jamais le peu de talent que la nature m’a donné par aucune flatterie. Un homme qui pense ainsi mérite votre amitié ; autrement j’en serais indigne. C’est cette amitié seule qui me fera retourner en France, si j’y retourne.

 

          Adieu ; je vous embrasse de tout mon cœur. Mille tendres compliments à M. de Formont, que vous voyez, ou à qui vous écrivez.

 

          J’ai lu la pauvre ode de Rousseau sur la Paix ; cela est presque aussi mauvais que tous ses derniers ouvrages.

 

 

1 – On lit génie au lieu de talent dans l’original, dit M. Clogenson. (G.A.)

 

 

 

 

à Melle Quinault

18 Février 1737.

 

 

          [Voltaire lui annonce qu’un magistrat d’Amsterdam a traduit la Mort de César en hollandais. Réflexions chagrines sur son absence de la France, quand on y voit demeurer l’abbé Desfontaines, et revenir Rousseau.]

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

A Leyde, ce 25 Février.

 

 

          Je ne sais rien de rien. Si vous savez de mes nouvelles, mon respectable et généreux ami, vous me ferez un sensible plaisir de m’en apprendre. Je ne compte point voir cet hiver le prince de Prusse. Ce sera pour cet été, si en effet je me résous d’y aller ; en attendant, je m’occuperai à l’étude. J’aurai des secours où je suis, et je ne perdrai pas mon temps ; on le perd toujours dans une cour. Je sacrifie à présent l’idée d’une tragédie (1) à la physique, à laquelle je me suis remis. Newton l’emporte sur ce prince royal ; il l’emportera bien sur des vers alexandrins ; mais je vous jure que j’y reviendrai, puisque vous les aimez.

 

          Le genre de vie que je mène est tout à fait de mon goût, et me rendrait heureux si je n’étais pas loin d’une personne qui avait daigné faire dépendre son bonheur de vivre avec moi.

 

          Mandez-moi, je vous prie, vos intentions sur notre Enfant. Je n’écris point à mademoiselle Quinault ; je compte que vous joindrez à toutes vos bontés celle de l’assurer de ma tendre reconnaissance.

 

          Si cet Enfant a en effet gagné sa vie, je vous prie de faire en sorte que mon pécule me soit envoyé, tous frais faits. C’est une bagatelle ; mais il m’est arrivé encore de nouveaux désastres ; j’ai fait des pertes dans le chemin.

 

          Souffrez que je joigne ici une lettre pour Thieriot le marchand. Adieu ; on ne peut être plus pénétré de vos bontés. Adieu, les deux frères que j’aimerai et que je respecterai toute ma vie.

 

 

1 – Mérope. (G.A.)

 

 

 

 

à Madame de Champbonin

D’Amsterdam, Février.

 

 

          Rien ne peut me surprendre d’un cœur tel que le vôtre. Ce procédé-ci m’étonnerait de tout autre. Il n’y a plus de malheur pour moi que celui de n’avoir point d’ailes ; j’arrange tout ; je mets ordre à tout, pour partir.

 

          Je fais en un jour ce que j’aurais fait en quinze. Je me tue pour aller vivre dans le sein de l’amitié ; mais, malgré toutes mes diligences, je ne pourrai partir que vers le 16 ou 17. J’en suis au désespoir ; mais figurez-vous que j’avais commencé une besogne (1) où j’employais sept ou huit personnes par jour ; que j’étais seul à les conduire ; qu’il faut leur laisser des instructions aisées, et apaiser une famille qui s’imagine perdre sa fortune par mon absence. Enfin je suis assez malheureux pour ne partir que le 16. Soyez bien sûre, tendre et charmante amie, que je ne reviendrais pas si des rois me demandaient ; mais l’amitié me rappelle, je pars. Mandez donc bien vite à la plus respectable, à la plus belle âme qu’il y ait au monde, que je ne peux partir que le 16 ; qu’elle compte surtout que nous sommes en février, et qu’on fait par jour tout au plus douze lieues ; qu’elle ne compte point mes journées par mes désirs. En ce cas, je serai le 16 à Cirey (2). Je finis de vous écrire pour hâter le moment de vous embrasser. Surtout ne dites à qui que ce soit que je viens en France. Je veux qu’on ignore, du moins autant qu’il sera possible, ma retraite et mon bonheur.

 

 

1 – L’impression des Eléments de la philosophie de Newton. (G.A.)

 

2 – Il y a une erreur de date. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’Abbé Moussinot

 

 

          Je me trouve, mon cher trésorier, dans la situation d’avoir toujours devant moi une grosse somme d’argent dont je puisse disposer.

 

          Vos lettres seront dorénavant à l’adresse de madame d’Azilli, à Cirey. N’y mettez rien trop clairement qui fasse voir que c’est à moi que vous écrivez. Je me trouve bien de mon obscurité. Je ne veux avoir de commerce de lettres avec personne : je prétends être ignoré de tout le monde, hors vous, que j’aime de tout mon cœur, et que je prie très instamment de me trouver un correspondant littéraire qui donnera des nouvelles exactement, et auquel vous laisserez ignorer ma retraite.

 

 

 

 

CORRESPONDANCE - 1737-1

 

 

 

 

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