CORRESPONDANCE - Année 1736 - Partie 9

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Photo de KHALAH

 

 

 

 

à M. l’Abbé Moussinot

Cirey, Septembre.

 

 

Trente-cinq mille livres pour les tapisseries de la Henriade, c’est beaucoup, mon cher trésorier. Il faudrait, avant tout, savoir ce que la tapisserie de Don Quichotte a été vendue ; il faudrait, surtout, avant de commencer, que M. de Richelieu me payât mes cinquante mille francs. Suspendons donc tout projet de tapisserie, et que Oudri ne fasse rien sans un plus ample informé.

 

Faites-moi, mon cher abbé, l’emplette d’une petite table qui puisse servir à la fois d’écran et d’écritoire, et envoyez-la, de ma part, chez madame de Winterfeld (1), Rue Plâtrière.

 

Encore un autre plaisir. Il y a un chevalier de Mouhi qui demeure à l’hôtel Dauphin, rue des Orties ; ce chevalier veut m’emprunter cent pistoles, et je veux bien les lui prêter. Soit qu’il vienne chez vous, soit que vous alliez chez lui, je vous prie de lui dire que mon plaisir est d’obliger les gens de lettres, quand je le peux, mais que je suis actuellement très mal dans mes affaires ; que cependant vous ferez vos efforts pour trouver cet argent, et que vous espérez que le remboursement en sera délégué de façon qu’il n’y ait rien à risquer ; après quoi vous aurez la bonté de me dire ce que c’est que ce chevalier, et le résultat de ces préliminaires.

 

Dix-huit francs au petit d’Arnaud : dites-lui que je suis malade, et que je ne peux écrire. Pardon de toutes ces guenilles. Je suis un bavard bien importun, mais je vous aime de tout mon cœur.

 

 

1 – Autrefois Olympe Dunoyer, premier amour de Voltaire.

 

 

 

 

à M. Berger

A Cirey, Septembre.

 

 

J’ai enfin reçu, mon cher monsieur, Le paquet de M. du Châtelet. Il y avait un Newton. Je me suis d’abord mis à genoux devant cet ouvrage, comme de raison ; ensuite je suis venu au fretin. J’ai lu ma Henriade ; j’envoie à Prault un errata.

 

S’il veut décorer mon maigre poème de mon maigre visage il faut qu’il s’adresse à M. l’abbé Moussinot, cloître Saint-Merri. Cet abbé Moussinot est un curieux, et il faut qu’il le soit bien pour qu’il s’avise de me faire graver. Je connaissais la Comtesse des Barres (1). Il n’y a que le tiers de l’ouvrage, mais ce tiers est conforme à l’original, qu’on me fit lire il y a quelques années.

 

          Le Dissipateur est comme vous le dites ; mais les comédiens ont reçu et joué des pièces fort au-dessous.

 

          Ils ont tort de s’être brouillés avec M. Destouches ; ils aiment leur intérêt et ne l’entendent pas.

 

Le Mentor cavalier (2) devrait être brûlé, s’il pouvait être lu. Comment peut-on souffrir une aussi calomnieuse, aussi abominable et aussi plate histoire que celle de madame la duchesse de Berry ? Je n’ai point encore lu les autres brochures. Est-ce vous, mon cher ami, qui m’envoyez tout cela ? Je suis bien fâché que vous ne puissiez pas venir vous-même.

 

A l’égard de la Lettre du signor Antonio Cocchi, il la faut imprimer ; elle est pleine de choses instructives. Il y a autant de courage que de vérité à oser dire que les fictions, dans les poèmes, sont ce qui touche le moins. En effet, le voyage d’Iris et de Mercure, et les assemblées des dieux, seraient bien ignorés sans les amours de Didon ; et Dieu et le diable ne seraient rien sans les amours d’Eve. Puisque M. Cocchi a l’esprit si juste et si hardi, il en faut profiter ; c’est toujours une vérité de plus qu’il apprend aux hommes. Il faudra seulement échancrer les louanges dont il m’affuble. Il commence par crier à la première phrase : Il n’y a rien de plus beau que la Henriade. Adoucissons ce terme ; mettons : Il y a peu d’ouvrages plus beaux que, etc. Mais comptez qu’il est bon d’avoir, en fait de poème épique, le suffrage des Italiens.

 

Le dévot Rousseau a fait imprimer un libelle diffamatoire contre moi, dans la Bibliothèque française, de concert avec ce malheureux Desfontaines, qui a été mon traducteur, et que j’ai tiré de bicêtre. Ai-je tort, après cela, de faire des homélies contre l’ingratitude ? (3) J’ai été obligé de répondre et de me justifier ; car il s’agit de faits dont j’ai la preuve en main. J’ai envoyé la réponse à M. Saurin, parce que monsieur son père y est mêlé ; il doit vous la communiquer.

 

J’ai lu enfin l’épître en vers qu’on m’imputait : il faut être bien sot ou bien méchant pour m’accuser d’être l’auteur d’un ouvrage où l’on me loue. Comment est-ce que vous n’avez pas battu ces misérables, qui répandent de si plates calomnies ? La pièce est quatre fois trop longue au moins, et d’ailleurs extrêmement inégale. Il serait aisé d’en faire un bon ouvrage, en faisant trois cents ratures et en corrigeant deux cents vers ; il en resterait une centaine de judicieux et de bien frappés. Si je connaissais l’auteur, je lui donnerais ce conseil. Quand vous aurez la réponse au libelle diffamatoire de Desfontaines et de Rousseau, je vous prie de la communiquer à M. l’abbé d’Olivet, rue de la Sourdière. Adieu, mon cher ami, je vous embrasse.

 

 

 

1 – L’Histoire de Choisy. (G.A.)

 

2 – Par le marquis d’Argens. (G.A.)

 

3 – Voyez l’Ode sur l’Ingratitude. (G.A.) (en ligne sur le blog. LV.)

 

 

 

 

à M. l’Abbé Moussinot

Cirey.

 

 

Oudri, mon cher abbé, me paraît bien cher ; mais en faisant deux tentures, ne pourrait-on les avoir à meilleur compte ? Je pourrais même en faire travailler trois. Si M. de Richelieu me paie, il faudra bien mettre là mon argent. Le visage de Henri IV et celui de Gabrielle d’Estrées en tapisserie ne réussiront pas mal. Les bons Français voudront avoir des Gabrielle et des Henri, surtout si les bons Français sont riches. Nous ne le sommes guère nous-mêmes ; mais le saint temps de Noël nous donnera, j’espère, quelque consolation.

 

Chevalier ne pourrait-il pas venir à Cirey exécuter sous mes yeux les dessins de la Henriade ? En sait-il assez pour cela ? On dit du bien de lui mais il n’a pas encore assez de réputation pour être indocile.

 

On dit qu’il y a à Paris un homme qui fait les portraits en bague d’une manière parfaite. J’ai vu un visage de Louis XV, de sa façon, très ressemblant. Ayez, mon cher abbé, la bonté de déterrer cet homme (1). Vous trouverez impertinent que la même main peigne le roi et moi chétif ; mais l’amitié le veut et j’obéis à l’amitié.

 

Le chevalier de Mouhi enverra donc deux fois par semaine les petites nouvelles à Cirey. Recommandez-lui d’être infiniment secret ; donnez-lui cent écus, et promettez-lui un paiement tous les mois, ou tous les trois mois à son gré. J’en use avec vous, mon cher ami, comme je vous prie d’en user avec moi ; je voudrais bien être assez heureux pour recevoir quelqu’un de vos ordres.

 

 

1 – Barier, né en 1680, mort en 1746. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Thieriot

Septembre.

 

 

J’ai reçu enfin, mon cher ami, ce paquet du prince royal de Prusse. Vous verrez, par la lettre dont il m’honore (1), qu’il y a encore des princes philosophes, des Marc-Aurèle, et des Antonin. C’est dommage qu’ils soient au fond de la Germanie.

 

C’est au moins, mon ami, une consolation pour moi que des têtes couronnées daignent me rechercher, tandis que Rousseau, La Serre, Launai et Desfontaines, m’accablent de calomnies et de libelles diffamatoires.

 

Vous savez qu’il y a longtemps que Rousseau et Desfontaines firent imprimer un libelle contre moi dans la Bibliothèque française. Puissent mes ennemis m’attaquer toujours de même, et être toujours dans l’obligation de mentir pour me nuire ?  Je suis persuadé que ce petit La Mare se mettra au nombre de mes ennemis. Je l’ai accablé d’assez de bienfaits pour souhaiter qu’il se joigne à Desfontaines, et qu’on voie que je n’ai pour adversaires que des ingrats et des envieux. C’est déjà se déclarer mon ennemi que d’en user mal avec vous. On ne peut pas me déclarer plus ouvertement la guerre. Il est triste pour nous d’avoir connu ce petit homme. Nous sommes bons, on abuse de notre bonté ; mais ne nous corrigeons pas.

 

Au reste, ma bonté ne m’empêche point du tout de réfuter les calomnies de Rousseau. Ce ne serait plus bonté, ce serait sottise.

 

Il y a une autre vertu dont je crois que j’aurai besoin bientôt : c’est celle de la patience et de la résignation aux jugements de nos seigneurs du parterre (2) ; mais je crois aussi que vous vous souviendrez de la belle vertu du secret. Je vous en remercie déjà, vous, Pollion, et Polymnie (3).

 

Dites, je vous prie, à cette belle muse combien je m’intéresse à sa santé, et ménagez-moi toujours la bienveillance de votre Parnasse. J’ai lu le Mentor cavalier. Quelle honte et quelle horreur ! Quoi ! Cela est imprimé et lu ! M. de la Popelinière ne doit point en être fâché. On y dit de lui qu’il est un sot. C’est dire de Bernard et de Crozat (4) qu’ils sont des gueux.

 

A propos de Bernard, aurai-je la Claudine du vrai Bernard, du Bernard aimable ?

 

Voici ce qui me paraît plaisant. Je voulais vous envoyer la lettre du prince royal de Prusse, et je ne vous envoie que la réponse : il n’y a qu’Arlequin à qui cela soit arrivé ; mais on copie la lettre du prince, et vous ne pouvez l’avoir cet ordinaire.

 

Vous aurez la pièce entière de la Philosophieémilienne, dont vous avez eu l’échantillon (5). Je vous embrasse.

 

 

1 – C’est la première lettre de Frédéric. (G.A.)

 

2 – Pour l’Enfant prodigue. (G.A.)

 

3 – Mademoiselle Deshayes. (G.A.)

 

4 – Deux riches financiers encore vivants alors. (G.A.)

 

5 – Voyez la lettre à Thieriot du 5 Septembre. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Berger

Cirey, Septembre.

 

Je vous envoie, mon cher correspondant, un petit ouvrage d’une main respectable. Je vous prierai de le rendre public, en le faisant imprimer incessamment. Vous me ferez un vrai plaisir. Il faut confondre le mauvais goût comme les mauvaises mœurs. Je vous prie surtout de parler au jeune Saurin. Il est bien intéressé à affermir la honte d’un homme (1) dont la réhabilitation ferait la honte du vieux Saurin père, et la perte du fils.

 

J’ai envoyé à Prault les feuilles en question. Ces croix ne signifient rien ; c’étaient des marques que j’avais faites dans le dessein de changer quelques endroits ; mais je me suis déterminé à laisser les choses comme elles étaient. Ainsi, que les croix ne vous épouvantent plus.

 

Adieu ! On ne peut guère écrire moins ; mais le souper, Newton, et Emilie, m’entraînent.

 

 

1 – J.-B. Rousseau. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Thieriot

Octobre.

 

 

Vous aurez incessamment, mon petit Mersenne, votre Descartes et votre Chubb (1). Il n’y a pas grand’chose à prendre ni dans l’un ni dans l’autre. Chubb dit longuement une petite partie des choses que sait tout honnête homme, et Descartes noie une vérité géométrique dans mille mensonges physiques.

 

On m’a envoyé les Discours (2) à l’Académie française ; mais je n’ai pas le temps de les lire. J’ai lu le Dissipateur de Destouches. Je ne sais pas pourquoi il parle, dans sa préface, de l’Avare de Molière. Ce petit orgueil-là n’est ni adroit ni heureux. Je trouve que les comédiens ont très bien fait de le prier de corriger sa comédie, et lui très mal de n’en rien faire ; mais je lui pardonne à cause du plaisir que m’a fait son Glorieux. J’ai enfin reçu la Réponse aux trois détestables Epîtres de Rousseau. Cette réponse est quatre fois trop longue. Il y a deux pages admirables ; mais c’est du drap d’or cousu avec des guenilles : l’ouvrage est de La Chaussée ou de Saurin. Il faut être possédé du malin ou imbécile pour me l’attribuer. Comment ! J’y suis loué depuis les pieds jusqu’à la tête, et on ose m’imputer d’en être l’auteur. Suis-je donc assez fat pour me louer moi-même ? Je vous avoue que je suis bien indigné qu’on ait pu mettre une pareille sottise sur mon compte.

 

Savez-vous que Rousseau et Desfontaines ont fait imprimer, dans la Bibliothèque française, un libelle contre moi ? Il y a des faits ; il faut répondre ; j’ai répondu. Berger a le manuscrit. Je vous prie de le lui demander, et de le lire. Profond et éternel secret sur ce que vous savez (3). Tâchez aussi de m’en dire des nouvelles dans l’occasion.

 

Je n’ai point entendu parler du paquet que vous avez donné pour moi à M. votre frère, dont j’enrage.

 

Adieu, mon cher ami.

 

 

1 – Voyez la lettre du 5 Septembre. (G.A.)

 

2 – Ceux de Boyer et La Chaussée. (G.A.)

 

3 – Sur l’Enfant prodigue. (G.A.)

 

 

 

 

à Mademoiselle Quinault

Octobre.

 

 

[Remerciements pour le petit chien noir qu’elle doit lui envoyer. Nouvelles excuses pour le rôle de Croupillac.]

 

 

 

 

à M. Berger

A Cirey, le 10 Octobre.

 

 

A l’égard de l’Enfant prodigue, il faut, mon cher ami, soutenir à tout le monde que je n’en suis point l’auteur. C’est un secret uniquement entre M. d’Argental, mademoiselle Quinault et moi. M. Thieriot ne l’a su que par hasard ; en un mot, j’ai été fidèle à M. d’Argental, et il faut que vous me le soyez. Mandez-moi ce que vous en pensez, et recueillez les jugements des connaisseurs, c’est-à-dire des gens d’esprit, qui ne viennent à la comédie que pour avoir du plaisir ; hoc est enim omnis homo ; et le plaisir est le but universel : qui l’attrape a fait son salut

 

Trop ami des plaisirs et trop des nouveautés, (Henr., ch. VII.)

 

restera jusqu’à ce qu’on ait trouvé mieux.

 

Je t’aimais inconstant ; qu’aurais-je fait fidèle ? (Androm. , acte IV, sc.v.)

 

n’est pas plus grammatical, et c’est en cela qu’est le mérite.

 

          Et de l’art même apprend à franchir les limites, (L’Art poét., ch. IV.)

 

 

Linant n’est point ici ; il est à six lieues, avec son pupille. Quand il sera revenu, il changera, s’il veut, la préface. Il est honteux qu’il faille la changer.

 

M. Algarotti est allé en Italie. Nous l’avons possédé à Cirey. C’est un jeune homme en tout au-dessus de son âge, et qui sera tout ce qu’il voudra être.

 

Ma santé s’en va au diable ; sans cela je vous écrirais des volumes ; mais il faut bien se porter pour être bavard. Vous qui vous portez à merveille, songez que vous ne pouvez m’écrire ni de trop longues ni de trop fréquentes lettres, et que votre commerce peut rendre heureux votre ami.

 

 

 

 

à Mademoiselle Quinault

13 Octobre 1736.

 

 

[Lui fait honneur du succès de l’Enfant prodigue (1). Difficulté d’empêcher La Mare d’en faire connaître l’auteur. Il y a apparence que c’est Gresset qui a fait cet ouvrage. La prie de remettre une copie de la pièce, telle qu’on la joue, à M. Robert, avocat, rue du Mouton, près de la Grève, qui doit apporter le petit chien noir à Cirey. Remarque que le Nouveau Testament lui est plus favorable que l’Ancien, puisqu’on a refusé Samson à l’Opéra.]

 

 

1 – Cette comédie fut jouée le 10 Octobre. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Berger

Cirey.

 

 

Je devais, mon cher correspondant, plus que de la prose au prince royal de Prusse, mais j’ai honte de lui envoyer des vers aussi peu châtiés. Ayez la bonté de remettre le paquet cacheté au ministre de Prusse. Je ne sais si c’est un envoyé ou un ambassadeur. Mandez-moi de quelle espèce il est, et où il demeure. A l’égard de l’Epître (1), notre Thieriot a droit sur tout ce que je fais. Il peut voir mon ours mal léché, il a toujours les prémices. Mais, messieurs, que ces vers ne courent pas, et pour l’honneur de la poésie, et pour les vérités qu’ils renferment. Je ne veux pas que le public soit le confident de mon petit commerce avec le prince royal de Prusse.

 

Voici un petit mot pour Prault. Il est permis de changer d’avis.

 

 

« M. Prault est prié de refaire le carton en question de cette dernière façon-ci que je ne changerai plus :

 

Près de ce jeune roi s’avance avec splendeur

Un héros que de loin poursuit la calomnie… (Henr., ch. VII.)

 

Voilà le dernier changement que je ferai à la Henriade. Je prie M. Prault de m’envoyer la copie de ce carton imprimée, et de remettre tout ce qui est imprimé à M. Robert, avocat, qui demeure rue du Mouton, près de la Grève. »

 

 

On dit qu’on vend au Palais-Royal une nouvelle édition de mes ouvrages vrais ou prétendus. Ne pourrait-on pas la faire saisir ?

 

Est-il vrai que Rousseau est mort ? Il avait trop vécu pour sa gloire et pour le repos des honnêtes gens.

 

Je vous embrasse.

 

 

 

1 – L’Epître à Frédéric, d’octobre 1736. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Thieriot

15 Octobre.

 

 

Si vous êtes à Saint-Vrain (1), tant mieux pour vous ; si vous êtes à Paris, tant mieux pour vos amis, qui vous voient. Ce bonheur n’est pas fait pour moi ; mais on ne saurait tout avoir : au moins ne me privez pas de celui de recevoir de vos nouvelles. Je demande le secret plus que jamais sur cet anonyme qu’on joue : vous connaissez l’Envie, vous savez comme ce vilain monstre est fait. S’il savait mon nom, il irait déchirer le même ouvrage qu’il approuve. Gardez-moi donc, vous, Pollion, et Polymnie, un secret inviolable. N’êtes-vous pas faits pour avoir toutes les vertus ? Je vous le demande avec la dernière instance.

 

Je persiste à trouver les trois Epîtres de Rousseau mauvaises en tout sens, et je les jugerais telles si Rousseau était mon ami. La plus mauvaise est sans contredit celle qui regarde la comédie ; elle est digne de l’auteur des Aïeux chimériques, et se ressent tout entière du ridicule qu’il y a, dans un très mauvais poète comique, de donner des règles d’un art qu’il n’entend point. Je crois que la meilleure manière de lui répondre est de donner une bonne comédie dans le genre qu’il condamne ; ce serait la seule manière dont tout artiste devrait répondre à la critique.

 

Je vous envoie la lettre (2) du prince de Prusse : ne la montrez qu’à quelques amis, on m’y donne trop de louanges.

 

La Lettre de M. Cocchi n’est pas, à la vérité, moins pleine d’éloges ; mais elle est instructive ; elle a déjà été imprimée dans plusieurs journaux, et il est bon d’opposer le témoignage impartial d’un académicien de la Crusca aux invectives de Rousseau et de Desfontaines.

 

J’ai adressé ma lettre au prince royal à monsieur votre frère, pour la remettre au ministre de Prusse (3), que je ne connais point. A l’égard de l’Epître en vers que j’adresse à ce prince, je l’ai envoyée à M. Berger pour vous la montrer ; mais je serais au désespoir qu’elle courût. L’ouvrage n’est pas fini. J’ai été deux heures à la faire, il faudrait être trois mois à le corriger ; mais je n’ai pas de temps à perdre dans le travail misérable de compasser des mots.

 

Un temps viendra où j’aurai plus de loisir, et où je corrigerai mes petits ouvrages. Je touche à l’âge où l’on se corrige et ou l’on cesse d’imaginer.

 

Mille respects à votre petit Parnasse.

 

 

1 – Chez La Popelinière. (G.A.)

 

2 – C’est la deuxième. (G.A.)

3 - Le Chambrier. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Berger

A Cirey, le 18 Octobre.

 

Oui, je compte entièrement sur votre amitié et sur toutes les vertus sans lesquelles l’amitié est un être de raison. Je me fie à vous sans réserve.

 

Premièrement, il faut que le secret soit toujours gardé sur l’Enfant prodigue. Il n’est point joué comme je l’ai composé, il s’en faut beaucoup. Je vous enverrai l’original ; vous le ferez imprimer, vous ferez marché avec Prault dans le temps ; mais surtout que l’ouvrage ne passe point pour être de moi, j’ai mes raisons. Vous pouvez assurer MM. de La Roque et Prévost que je n’en suis point l’auteur. Engagez-les à le publier dans leurs ouvrages périodiques, en cas que cela soit nécessaire. Vous ne sauriez me rendre un plus grand service que de détourner les soupçons du public. Je veux vous devoir tout le plaisir de l’incognito, et tout le succès du théâtre et de l’impression.

 

Embrassez pour moi l’aimable La Bruère. Peut-on ne pas s’intéresser tendrement aux gens que l’amour et les arts rendent heureux ? Si un opéra d’une femme réussit, j’en suis enchanté ; c’est une preuve de mon petit système que les femmes sont capables de tout ce que nous faisons, et que la seule différence qui est entre elles et nous, c’est qu’elles sont plus aimables. Comment appelez-vous, par son nom, cette nouvelle muse qu’on appelle la Légende (1) ? Grégoire VII n’a rien fait de mieux qu’un opéra. Si, par malheur, le secret de l’Enfant prodigue avait transpiré, jurez toujours que ce n’est pas moi qui en suis l’auteur. Mentir pour son ami est le premier devoir de l’amitié. Voyez surtout de La Roque et Prévost, et récriez-vous sur l’injustice des soupçons. Madame du Châtelet dit qu’il faut appeler l’Enfant prodigue, l’Orphelin.

 

Ces Mascarades sont de Launai (2) ; mais sa préface ne rendra pas sa pièce meilleure.

 

Avez-vous lu le Mondain ? Je vous l’enverrai pour entretenir commerce.

 

 

1 – Mademoiselle Duval, cantatrice à l’Opéra, et auteur de la musique des Génies élémentaires, ballet joué en octobre. (G.A.)

 

2 – Les Mascarades amoureuses sont de Guyot de Merville. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le Marquis D’Argens

A Cirey, le 18 Octobre.

 

 

Vos sentiments, monsieur, et votre esprit, m’ont déjà rendu votre ami ; et si, du fond de l’heureuse retraite où je vis, je peux exécuter quelques-uns de vos ordres, soit auprès de MM. de Richelieu et de Vaujour, soit auprès de votre famille, vous pouvez disposer de moi.

 

Je ne doute pas, monsieur, que, avec l’esprit brillant et philosophe que vous avez, vous ne vous fassiez une grande réputation. Descartes a commencé comme vous par faire quelques campagnes ; il est vrai qu’il quitta la France par un autre motif que vous ; il écrivit, il philosopha, et il fit l’amour. Je vous souhaite, dans toutes ces occupations, le bonheur donc vous semblez si digne.

 

Je suis bien curieux de voir l’ouvrage nouveau dont vous me parlez. Je m’informerai s’il n’y a point quelque voiture de Hollande en Lorraine : en ce cas, je vous supplierais de m’adresser l’ouvrage à Nancy, sous le nom de madame la comtesse de Beauvau. Je vous garderai un profond secret sur votre demeure. Il faut que Rousseau vous croie déjà parti de Hollande, puisqu’il a fait une épigramme sanglante contre vous (1). Elle commence ainsi :

 

 

Cet écrivain plus errant que le Juif

Dont il arbore et le style et le masque.

 

 

Voilà tout ce qu’on m’a écrit de cette épigramme ou plutôt de cette satire. Elle a, dit-on, dix-huit vers. Ce malheureux veut toujours mordre et n’a plus de dents.

 

Voulez-vous bien me permettre de vous envoyer une réponse en forme que j’ai été obligé de faire à un libelle diffamatoire qu’il a fait insérer dans la Bibliothèque francaise ?

 

J’aurais encore, monsieur, une autre grâce à vous demander, c’est de vouloir bien m’instruire quels journaux réussissent le plus en Hollande, et quels sont leurs auteurs. Si parmi eux il y a quelqu’un sur la probité de qui on puisse compter, je serai bien aise d’être en relation avec lui. Son commerce me consolerait de la perte du vôtre, que vous me faites envisager vers le mois d’avril. Mais, monsieur, en quelque pays que vous alliez, fût-ce en pays d’inquisition, je rechercherai toujours la correspondance d’un homme comme vous, qui sait penser et aimer.

 

Supprimons dorénavant les inutiles formules, et reconnaissons-nous l’un et l’autre à notre estime réciproque et à l’envie de nous voir. Je me sens déjà attaché à vous par la lettre pleine de confiance et de franchise que vous m’avez écrite, et que je mérite.

 

 

1 – Elle n’est pas dans les Œuvres de Rousseau. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’Abbé D’Olivet

A Cirey, ce 18 Octobre.

 

Fiet Aristarchus………. (Hor., de Arte poet.)

 

Vous êtes, mon très cher abbé, le meilleur ami et le meilleur critique qu’il y ait au monde. Que n’avez-vous eu la bonté de relire la Henriade avec les mêmes yeux ? La nouvelle édition est achevée ; vous m’auriez corrigé bien des fautes, vous les auriez changées en beautés.

 

Venons à notre ode (1). Aimez-vous mieux ce commencement :

 

 

L’Etna renferme le tonnerre

Dans ses épouvantables flancs ;

Il vomit le feu sur la terre,

Il dévore ses habitants.

Le tigre, acharné sur sa proie,

Sent d’une impitoyable joie

Son âme horrible s’enflammer.

Notre cœur n’est point né sauvage ;

Grands dieux ! Si l’homme est votre image,

Il n’était fait que pour aimer.

 

……………………………..

Colbert, ton heureuse industrie

Sera plus chère à nos neveux

Que la politique inflexible

De Louvois, prudent et terrible,

Qui brûlait le Palatinat,

 

 

Ou,

 

 

De Louvois, dont la main terrible

Embrasait le Palatinat.

 

 

Avec ces changements et les autres que vous souhaitez, pensez-vous que l’ouvrage doive risquer le grand jour ? Pensez-vous que vous puissiez l’opposer à l’ode de M. Racine (3) ? Parlez-moi donc un peu du fond de la pièce, et parlez-moi toujours en ami. Si vous voulez, je vous enverrai de temps en temps quelques-unes de mes folies. Je m’égaie encore à faire des vers, même en étudiant Newton. Je suis occupé actuellement à savoir ce que pèse le soleil. C’est bien là une autre folie. Qu’importe ce qu’il pèse, me direz-vous, pourvu que nous en jouissions ? Oh ! Il importe fort pour nous autres songe-creux, car cela tient au grand principe de la gravitation. Mon cher ami, mon cher maître, Newton est le plus grand homme qui ait jamais été, mais le plus grand, de façon que les géants de l’antiquité sont auprès de lui des enfants qui jouent à la fossette.

 

 

……………………………... Et omnes

Prœcellit stallas exortus uti œthereus sol. (Lucr., lib. III.)

 

Dicendum est Deus ipse fuit, Deus……... (Lucr., lib. V.)

 

 

Cependant ne nous décourageons point ; cueillons quelques fleurs dans ce monde, qu’il a mesuré, qu’il a pesé, qu’il a seul connu. Jouons sous les bras de cet Atlas qui porte le ciel ; faisons des drames, des odes, des guenilles. Aimez-moi, consolez-moi d’être si petit. Adieu, mon cher ami, mon cher maître.

 

 

1 – Voyez l’Ode sur la paix de 1736. (G.A.)

 

2 – Sur la même paix. (G.A.)

 

 

CORRESPONDANCE - 1736-9 

 

 

 

 

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