CORRESPONDANCE - Année 1736 - Partie 7
Photo de KHALAH
à M. Berger
A Cirey, le 10 Septembre 1736.
Mon cher ami, vous êtes l’homme le plus exact et le plus essentiel que je connaisse ; c’est une louange qu’il faut toujours vous donner. Je suis également sensible à vos soins et à votre exactitude.
J’ai reçu une lettre bien singulière du prince royal de Prusse. Je vous en enverrai une copie(1). Il m’écrit comme Julien écrivait à Livanius. C’est un prince philosophe ; c’est un homme, et par conséquent, une chose bien rare. Il n’a que vingt-quatre ans ; il méprise le trône et les plaisirs, et n’aime que la science et la vertu. Il m’invite à le venir trouver ; mais je lui mande qu’on ne doit jamais quitter ses amis pour des princes, et je reste à Cirey. Si Gresset va à Berlin, apparemment qu’il aime moins ses amis que moi. J’ai envoyé à notre ami Thieriot la réponse (2) de Libanius à Julien ; il doit vous la communiquer. Vous aurez incessamment la préface, ou plutôt l’avertissement de Linant (3), puisque ni vous ni Thieriot n’avez voulu faire la préface de la Henriade. Continuez, mon cher ami, à m’écrire ces lettres charmantes qui valent bien mieux que des préfaces. Embrassez pour moi les Crébillon, les Bernard, et les La Bruère. Adieu.
1 – C’est la première lettre de Frédéric à Voltaire. (G.A.) – Voir ci-dessous. (*)
2 – La réponse de Voltaire lui-même. (G.A.) – Voir ci-dessous. (*)
3 – Pour la Henriade. (G.A.)
(*)
LETTRE DU PRINCE ROYAL A VOLTAIRE.
A Berlin, 8 Août 1736. (1)
Monsieur, quoique je n’aie pas la satisfaction de vous connaître personnellement, vous ne m’en êtes pas moins connu par vos ouvrages. Ce sont des trésors d’esprit, si l’on peut s’exprimer ainsi, et des pièces travaillées avec tant de goût, de délicatesse et d’art, que les beautés en paraissent nouvelles chaque fois qu’on les relit. Je crois y avoir reconnu le caractère de leur ingénieux auteur, qui fait honneur à notre siècle et à l’esprit humain. Les grands hommes modernes vous auront un jour l’obligation, et à vous uniquement, en cas que la dispute, à qui d’eux ou des anciens la préférence est due, vienne à renaître, que vous ferez penchez la balance de leur côté.
Vous ajoutez à la qualité d’excellent poète une infinité d’autres connaissances qui, à la vérité, ont quelque affinité avec la poésie, mais qui ne lui ont été appropriées que par votre plume. Jamais poète ne cadença des pensées métaphysiques : l’honneur vous en était réservé le premier. C’est ce goût que vous marquez dans vos écrits pour la philosophie, qui m’engage à vous envoyez la traduction que j’ai fait faire de l’accusation et de la justification du sieur Wolf, le plus célèbre philosophe de nos jours, qui, pour avoir porté la lumière dans les endroits les plus ténébreux de la métaphysique, et pour avoir traité ces difficiles matières d’une manière aussi relevée que précise et nette, est cruellement accusé d’irréligion et d’athéisme (2). Tel est le destin des grands hommes ; leur génie supérieur les expose toujours aux traits envenimés de la calomnie et de l’envie.
Je suis à présent à faire traduire le Traité de Dieu, de l’âme et du monde, émané de la plume du même auteur. Je vous l’enverrai, monsieur, dès qu’il sera achevé, et je suis sûr que la force de l’évidence vous frappera dans toutes ses propositions, qui se suivent géométriquement, et connectent les unes avec les autres comme les anneaux d’une chaîne.
La douceur et le support que vous marquez pour tous ceux qui se vouent aux arts et aux sciences, me font espérer que vous ne m’exclurez pas du nombre de ceux que vous trouvez dignes de vos instructions. Je nomme ainsi votre commerce de lettres, qui ne peut être que profitable à tout être pensant. J’ose même avancer, sans déroger au mérite d’autrui, que dans l’univers entier, il n’y aurait pas d’exception à faire de ceux dont vous ne pourriez être le maître. Sans vous prodiguer un encens indigne de vous être offert, je peux vous dire que je trouve des beautés sans nombre dans vos ouvrages. VotreHenriade me charme, et triomphe heureusement de la critique peu judicieuse que l’on en a faite. (3)
La tragédie de César nous fait voir des caractères soutenus ; les sentiments y sont tous magnifiques et grands ; et l’on sent que Brutus est ou Romain ou Anglais. Alzire ajoute aux grâces de la nouveauté cet heureux contraste des mœurs des sauvages et des Européans. Vous faites voir, par le caractère de Gusman, qu’un christianisme mal entendu, et guidé par le faux zèle, rend plus barbare et plus cruel que le paganisme même.
Corneille, le grand Corneille, lui qui s’attirait l’admiration de tout son siècle, s’il ressuscitait de nos jours, verrait avec étonnement, et peut-être avec envie, que la tragédie déesse vous prodigue avec profusion les faveurs dont elle était avare envers lui. A quoi n’a-t-on pas lieu de s’attendre de l’auteur de tant de chefs-d’œuvre ! Quelles nouvelles merveilles ne vont pas sortir de la plume qui jadis traça si spirituellement et si élégamment le Temple du Goût !
C’est ce qui me fait désirer si ardemment d’avoir tous vos ouvrages. Je vous prie, monsieur, de me les envoyer et de me les communiquer sans réserve. Si parmi les manuscrits il y en a quelqu’un que, par une circonspection nécessaire, vous trouviez à propos de cacher aux yeux du public, je vous promets de le conserver dans le sein du secret, et de me contenter d’y applaudir dans mon particulier. Je sais malheureusement que la foi des princes est un objet peu respectable de nos jours ; mais j’espère néanmoins que vous ne vous laisserez pas préoccuper par des préjugés généraux, et que vous ferez une exception à la règle en ma faveur.
Je me croirai plus riche en possédant vos ouvrages que je ne le serai pas la possession de tous les biens passagers et méprisables de la fortune, qu’un même hasard fait acquérir et perdre. L’on peut se rendre propres les premiers, s’entend vos ouvrages, moyennant le secours de la mémoire, et ils nous durent autant qu’elle. Connaissant le peu d’étendue de la mienne, je balance longtemps avant de me déterminer sur le choix des choses que je juge dignes d’y placer.
Si la poésie était encore sur le pied où elle fut autrefois, savoir, que les poètes ne savaient que fredonner des idylles ennuyeuses, des églogues faites sur un même moule, des stances insipides, ou que tout au plus ils savaient monter leur lyre sur le ton de l’élégie, j’y renoncerais à jamais ; mais vous anoblissez (4) cet art, vous nous montrez des chemins nouveaux et des routes inconnues aux Lefranc (5) et aux Rousseau (6).
Vos poésies ont des qualités qui les rendent respectables et dignes de l’admiration et de l’étude des honnêtes gens. Elles sont un cours de morale où l’on apprend à penser et à agir. La vertu y est peinte des plus belles couleurs. L’idée de la véritable gloire y est déterminée ; et vous insinuez le goût des sciences d’une manière si fine et si délicate, que quiconque a lu vos ouvrages respire l’ambition de suivre vos traces. Combien de fois ne me suis-je pas dit : Malheureux ! Laisse là un fardeau dont le poids surpasse tes forces ; l’on ne peut imiter Voltaire, à moins que d’être Voltaire même.
C’est dans ces moments que j’ai senti que les avantages de la naissance, et cette fumée de grandeur dont la vanité nous berce, ne servent qu’à peu de chose, ou, pour mieux dire, à rien. Ce sont des distinctions étrangères à nous-même, et qui ne décorent que la figure. De combien les talents de l’esprit ne leur sont-ils pas préférables ! Que ne doit-on pas aux gens que la nature a distingués par ce qu’elle les a fait naître ! Elle se plaît à former des sujets qu’elle dote de toute la capacité nécessaire pour faire des progrès dans les arts et dans les sciences ; et c’est aux princes à récompenser leurs veilles. Eh ! Que la gloire ne se sert-elle de moi pour couronner vos succès ! Je ne craindrais autre chose, sinon que ce pays peu fertile en lauriers, n’en fournit pas autant que vos ouvrages en méritent.
Si mon destin ne me favorise pas jusqu’au point de pouvoir vous posséder, du moins puis-je espérer de voir un jour celui que depuis si longtemps j’admire de si loin, et de vous assurer de vive voix que je suis avec toute l’estime et la considération due à ceux qui, suivant le flambeau de la vérité, consacrent leurs travaux au public, monsieur, votre affectionné ami. FÉDÉRIC, P.R de Prusse (7).
1 – Frédéric avait alors vingt-quatre ans et demi. (G.A.)
2 – En 1723, Wolf, accusé d’athéisme par les théologiens de Halle, avait été exilé de Prusse par le père de Frédéric, Frédéric-Guillaume. Ce roi allait bientôt le rappeler ; mais Wolf, que le landgrave de Hesse-Cassel avait accueilli et installé à Marbourg comme professeur de philosophie, ne devait pas tenir compte de cette grâce tardive. Il ne rentra dans sa patrie qu’à l’avènement de Frédéric II. Ce prince, comme on le voit, tient à montrer en abordant Voltaire qu’il est le protecteur des philosophes persécutés. (G.A.)
3 – Pensées sur la Henriade (1723). (G.A.)
4 – Pour ennoblissez. (G.A.)
5 – Le Franc de Pompignan, dont on avait joué la Didon en 1734 et qui avait essayé, en 1736, de faire passer sa Zoraïde avant l’Alzire de Voltaire. (G.A.)
6 – J.-B. Rousseau, avec lequel Voltaire était alors en guerre. (G.A.)
7 – Le roi de Prusse a toujours signé Fédéric, qui est plus doux à prononcer que Frédéric. (K.)
(*)
RÉPONSE DE VOLTAIRE.
A Cirey (1), le 26 Août 1736
Monseigneur, il faudrait être insensible pour n’être pas infiniment touché de la lettre dont votre altesse royale a daigné m’honorer. Mon amour-propre en a été trop flatté ; mais l’amour du genre humain que j’ai toujours eu dans le cœur, et qui, j’ose dire, fait mon caractère, m’a donné un plaisir mille fois plus pur, quand j’ai vu qu’il y a dans le monde un prince qui pense en homme, un prince philosophe qui rendra les hommes heureux.
Souffrez que je vous dise qu’il n’y a point d’homme sur la terre qui ne doive des actions de grâces au soin que vous prenez de cultiver par la saine philosophie une âme née pour commander. Croyez qu’il n’y a eu de véritablement bons rois que ceux qui ont commencé comme vous par s’instruire, par connaître les hommes, par aimer le vrai, par détester la persécution et la superstition. Il n’y a point de prince qui, en pensant ainsi, ne puisse ramener l’âge d’or dans ses Etats. Pourquoi si peu de rois recherchent-ils cet avantage ? Vous le sentez, monseigneur, c’est que presque tous songent plus à la royauté qu’à l’humanité ; vous faites précisément le contraire. Soyez sûr que, si un jour le tumulte des affaires et la méchanceté des hommes n’altèrent point un si divin caractère, vous serez adoré de vos peuples et chéri du monde entier. Les philosophes dignes de ce nom voleront dans vos Etats ; et, comme les artisans célèbres viennent en foule dans le pays où leur art est plus favorisé, les hommes qui pensent viendront entourer votre trône.
L’illustre reine Christine quitta son royaume pour aller chercher les arts ; régnez, monseigneur, et que les arts viennent vous chercher.
Puissiez-vous n’être jamais dégoûté des sciences par les querelles des savants (2) ! Vous voyez, monseigneur, par les choses que vous daignez me mander, qu’ils sont hommes pour la plupart, comme les courtisans mêmes. Ils sont quelquefois aussi avides, aussi intrigants, aussi faux, aussi cruels, et toute la différence qui est entre les pestes de cour et les pestes de l’école, c’est que ces derniers sont plus ridicules.
Il est bien triste pour l’humanité que ceux qui se disent les déclarateurs des commandements célestes, les interprètes de la Divinité, en un mot les théologiens, soient quelquefois les plus dangereux de tous ; qu’il s’en trouve d’aussi pernicieux dans la société qu’obscurs dans leurs idées, et que leur âme soit gonflée de fiel et d’orgueil à proportion qu’elle est vide de vérité. Ils voudraient troubler la terre pour un sophisme, et intéresser tous les rois à venger par le fer et par le feu l’honneur d’un argument in ferio ou in barbarâ.
Tout être pensant qui n’est pas de leur avis est un athée, et tout roi qui ne les favorise pas sera damné. Vous savez, monseigneur, que le mieux qu’on puisse faire, c’est d’abandonner à eux-mêmes ces prétendus précepteurs et ces ennemis réels du genre humain. Leurs paroles, quand elles sont négligées, se perdent en l’air comme du vent ; mais si le poids de l’autorité s’en mêle, ce vent acquiert une force qui renverse quelquefois le trône.
Je vois, monseigneur, avec la joie d’un cœur rempli d’amour pour le bien public, la distance immense que vous mettez entre les hommes qui cherchent en paix la vérité, et ceux qui veulent faire la guerre pour des mots qu’ils n’entendent pas. Je vois que les Newton, les Leibnitz, les Bayle, les Locke, ces âmes si élevées, si éclairées et si douces, sont ceux qui nourrissent votre esprit, et que vous rejetez les autres aliments prétendus, que vous trouveriez empoisonnés ou sans substance.
Je ne saurais trop remercier votre altesse royale de la bonté qu’elle a eue de m’envoyer le petit livre concernant M. Wolf. Je regarde ses idées métaphysiques comme des choses qui font honneur à l’esprit humain. Ce sont des éclairs au milieu d’une nuit profonde ; c’est tout ce qu’on peut espérer, je crois, de la métaphysique. Il n’y a pas d’apparence que les premiers principes des choses soient jamais bien connus. Les souris qui habitent quelques petits trous d’un bâtiment immense ne savent ni si ce bâtiment est éternel, ni quel en est l’architecte, ni pourquoi cet architecte a bâti. Elles tâchent de conserver leur vie, de peupler leurs trous, et de fuir les animaux destructeurs qui les poursuivent. Nous sommes les souris, et le divin architecte qui a bâti cet univers n’a pas encore, que je sache, dit son secret à aucun de nous. Si quelqu’un peut prétendre à deviner juste, c’est M. Wolf. On peut le combattre, mais il faut l’estimer : sa philosophie est bien loin d’être pernicieuse : y a-t-il rien de plus beau et de plus vrai que de dire, comme il fait, que les hommes doivent être justes, quand mêmes ils auraient le malheur d’être athées ?
La protection qu’il semble que vous donnez, monseigneur, à ce savant homme, est une preuve de la justesse de votre esprit et de l’humanité de vos sentiments.
Vous avez la bonté, monseigneur, de me promettre de m’envoyer le Traité de Dieu, de l’âme et du monde. Quel présent, monseigneur, et quel commerce ! L’héritier d’une monarchie daigne, du sein de son palais, envoyer des instructions à un solitaire ! Daignez me faire ce présent, monseigneur ; mon amour extrême pour le vrai est la seule chose qui m’en rende digne. La plupart des princes craignent d’entendre la vérité, et ce sera vous qui l’enseignerez.
A l’égard des vers dont vous me parlez, vous pensez sur cet art aussi sensément que sur tout le reste. Les vers qui n’apprennent pas aux hommes des vérités neuves et touchantes ne méritent guère d’être lus : vous sentez qu’il n’y aurait rien de plus méprisable que de passer sa vie à renfermer dans des rimes des lieux communs usés, qui ne méritent pas le nom de pensées. S’il y a quelque chose de plus vil, c’est de n’être que poète satirique et de n’écrire que pour décrier les autres (3). Ces poètes sont au Parnasse ce que sont dans les écoles ces docteurs qui ne savent que des mots, et qui cabalent contre ceux qui écrivent des choses.
Si la Henriade a pu ne pas déplaire à votre altesse royale, j’en dois rendre grâce à cet amour du vrai, à cette horreur que mon poème inspire pour les factieux (4), pour les persécuteurs, pour les superstitieux, pour les tyrans, et pour les rebelles. C’est l’ouvrage d’un honnête homme ; il devait trouver grâce devant un prince philosophe.
Vous m’ordonnez de vous envoyer mes autres ouvrages : je vous obéirai, monseigneur : vous serez mon juge, et vous me tiendrez lieu du public. Je vous soumettrai ce que j’ai hasardé en philosophie ; vos lumières seront ma récompense : c’est un prix que peu de souverains peuvent donner. Je suis sûr de votre secret : votre vertu doit égaler vos connaissances.
Je regarderais comme un bonheur bien précieux celui de venir faire ma cour à votre altesse royale. On va à Rome pour voir des églises, des tableaux, des ruines et des bas-reliefs. Un prince tel que vous mérite bien mieux un voyage ; c’est une rareté plus merveilleuse. Mais l’amitié, qui me retient dans la retraite où je suis, ne me permet pas d’en sortir. Vous pensez, sans doute, comme Julien, ce grand homme si calomnié, qui disait que les amis doivent toujours être préférés aux rois (5).
Dans quelque coin du monde que j’achève ma vie, soyez sûr, monseigneur, que je ferai continuellement des vœux pour vous, c’est-à-dire pour le bonheur de tout un peuple. Mon cœur sera au rang de vos sujets ; votre gloire me sera toujours chère. Je souhaiterai que vous ressembliez toujours à vous-même, et que les autres rois vous ressemblent. Je suis avec un profond respect, de votre altesse royale le très humble, etc.
1 – C’est par erreur que toutes les éditions antérieures portent : « à Paris » ; Voltaire était alors à Cirey. (G.A.)
2 – Les envieux avaient commencé à manœuvrer contre Voltaire. Mais, en lisant cette phrase on songe moins aux querelles du moment qu’aux brouilleries à venir, dont Potsdam sera le théâtre. (G.A.)
3 – Ceci est un trait à l’adresse de J.-B. Rousseau. (G.A.)
4 – Qui exerce contre un gouvernement une action violente visant à provoquer des troubles.
5 – « On peut penser, dit M. Desnoiresterres, que la divine Emilie n’était pas loin lorsqu’il formulait cette philosophique sentence. » (G.A.)
à M. l’abbé d’Olivet
A Cirey, ce 12.
Il y a quelquefois, mon cher abbé, des puissances belligérantes (1) qui se disent des injures. Rousseau et moi nous sommes du nombre, à la honte des lettres et de l’humanité. Mais que faire ? La guerre est commencée ; il la faut soutenir. La réponse est prête, mais avec pièces justificatives en main. Ce misérable a l’insolence de citer dans sa lettre M. le duc d’Arembert, lequel vient de m’écrire que Rousseau est un faquin qui l’a compromis très faussement, et auquel il a lavé la tête. Mon cher abbé Rousseau n’empêchera pas que la Henriade ne soit un bon ouvrage, et que Zaïre et Alzire n’aient fait verser des larmes. Il n’empêchera pas non plus que je ne sois le plus heureux homme du monde par ma fortune, par ma situation, et par mes amis ; je voudrais ajouter par ma santé et par le plaisir de vivre avec vous.
Si vous m’aimez, si vous voulez m’instruire, envoyez-moi ce que vous voulez bien me promettre (2) par M. d’Argental, votre voisin, qui fera contre-signer par M. Rouillé le tout, en cas que le paquet soit trop gros ; car s’il ne contenait que quatre ou cinq feuilles, il faut l’envoyer par la poste tout simplement. Je l’attends avec l’empressement d’un disciple et d’un ami.
Si vous avez la réponse aux mauvaises Epîtres de Rousseau, je vous prie de me l’envoyer.
1 – Qui est en état de guerre.
2 – Le Traité de la prosodie française . (G.A.)
à M. Berger
A Cirey, le 18 Septembre 1736.
Je ne sais, mon cher éditeur, ce que c’est que cette énorme Réponse de huit cents vers aux fastidieuses Epîtres de Rousseau. Si cela est passable, je le veux avoir. J’en parle à notre ami Thieriot. Voyez qui de vous deux me l’enverra : car un exemplaire suffit. Il est vrai que j’avais gâté mon ode (1) en supprimant le nom de ce maraud d’abbé Desfontaines. Je peignais l’enfer, et j’oubliais Asmodée.
On me mande que c’est La Chaussée qui est l’auteur de la Réponse (2) à Rousseau. Si cela est, il y aura du bon ; et c’est pour cette raison-là même que je ne veux pas qu’on me l’attribue. Je ne veux point voler La Chaussée. Franchement, et toutes réflexions faites, je prends peu de part à toutes ces petites querelles ; et quand je lis Newton, Rousseau, l’auteur des trois Epîtres et des Aïeux chimériques me paraît un bien pauvre homme. Je suis honteux de savoir qu’il existe.
Mon paresseux de Thieriot ne vous a point fourni de remarques pour la Henriade. S’il en avait seulement pour les trois derniers chants, il faudrait vite me les envoyer ; mais je vois bien que l’ouvrage sera imprimé avant que notre ami en ait seulement relu un chant.
Envoyez-moi, je vous prie, les vers sur M. Colbert (3) ; j’en ai un grand besoin.
Vous savez sans doute le marché que j’ai fait avec Prault. Je lui donne la Henriade, à condition qu’il m’en donnera soixante et douze exemplaires magnifiquement reliés et dorés sur tranche. Outre cela, je veux en avoir une centaine d’exemplaires au prix coûtant, en feuilles, que je ferai relier à mes frais. Il faudra un petit avertissement au-devant de cette édition ; je vous l’enverrai quand il en sera temps.
Je ne sais ce que c’est que cette Ménagerie dont vous me parlez ; mais on dit que le petit La Mare parle d’une manière bien peu convenable à un homme que j’ai accablé de bienfaits. Je n’ai pas besoin de consolation avec un ami comme vous, et une retraite comme Cirey. Je veux que vous veniez quelque jour voir cette solitude que l’amitié et la philosophie embellissent.
Quand je parle d’acheter cent exemplaires au prix coûtant, je veux bien mettre quelque chose au-dessus, afin que le libraire y gagne. C’est comme cela que je l’entends.
Le chevalier de Mouhy m’écrit. Qu’est-ce que ce chevalier de Mouhy ? Adieu.
1 – L’Ode sur l’Ingratitude. . (G.A.)
2 – Réponse en vers. Voyez plus haut. (G.A.)
3 – Henriade, chant VII. (G.A.)
à M. Berger
Cirey.
Je peux vous assurer, mon cher ami, avec vérité, que je n’ai jamais vu ni le paquet contre-signé ni le paquet en question. Je n’ai pas assurément le temps de faire huit cents vers ; et, s’ils sont bons, je ne veux pas en dérober la gloire à l’auteur. On m’a assuré que cela était de La Chaussé. Je le croirais assez. Il est piqué contre l’abbé Desfontaines qui l’a voulu tourner en ridicule dans ses Observations, et qu’il appelle ses comédies des théâtres larmoyants. Il regarde Marivaux comme son rival. Il fait très bien des vers : voilà ce qui s’appelle des raisons. En un mot, je vous jure que je n’ai jamais songé à l’ouvrage dont vous me parlez. A peine ai-je le temps d’écrire une lettre. Je vous demande en grâce de m’envoyer cette Réponse à Rousseau.
J’ai écrit à Prault pour le presser de m’envoyer par le coche deux exemplaires de ce qui est imprimé de la Henriade, avec l’Optique de Newton, de la traduction de Coste. Ayez la bonté de ne pas lui donner un moment de relâche jusqu’à ce qu’il m’ait satisfait. Encore une fois, je vous prie de m’envoyer l’Epître et de détromper nos amis.
Nous jouerons Zaïre dans quelque temps à Cirey. Il faudra que vous y veniez. J’arrangerai votre voyage. Je vous embrasse.
à M. le Marquis d’Argens
A Cirey en Champagne, ce 18…. 1736 (1).
Auriez-vous vu, monsieur, un libelle diffamatoire que Rousseau a fait imprimer dans la Bibliothèque française ? L’ouvrage est digne de lui ; il est mauvais et plein de calomnies : vous y êtes indignement traité. Ce monstre décrépit, qui n’a ni dents ni griffes, cherche encore par une vieille habitude à mordre et à déchirer. Voici une petite crépinade ou roussade (2) que je vous envoie ; c’est un coup de fouet pour faire rentrer dans son trou ce vieux serpent. Si vous voulez, je vous enverrai la réponse à son libelle. Vous serez peut-être bien aise de savoir que M. le duc d’Arembert lui a fait une réprimande publique, et l’a traité comme un laquais pour l’avoir osé citer dans son libelle. M. d’Arembert m’a écrit pour désavouer l’insolence de son domestique.
S’il y a quelque chose de nouveau, je vous supplie de vouloir bien me le mander. Si je pouvais être assez heureux pour vous être bon à quelque chose, je vous supplierais bien plus instamment encore de m’écrire.
Je suis avec bien de l’estime et de l’attachement, monsieur, votre, etc. V.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François, qui ont donné cette lettre à la date du 18 Août ; mais elle n’a été écrite qu’après la réponse du duc d’Arembert à Voltaire, laquelle est du 8 Septembre. (G.A.)
2 - Voyez, la lettre aux Auteurs de la Bibliothèque française (Partie 8)