CORRESPONDANCE - Année 1736 - Partie 6

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à M. de Cideville

Ce 21 Juin 1736.

 

 

Malgré les ordres précis de monseigneur le garde des sceaux, malgré les soins empressés que M. Hérault a daigné prendre pour arrêter l’insolence, l’absurdité et la fourberie de Jore, ce misérable, aveuglé par Launai et par ceux qui le conduisent, a osé consommer son iniquité, et imprimer contre moi un factum ridicule (1). Pour toute réponse, M. Hérault le fait chercher pour le mettre dans un cul de basse-fosse ; mais comme le misérable, dans son libelle sous le nom de factum, a fait imprimer que je suis venu à Rouen, sous le nom d’un seigneur anglais, et que je ne l’ai pas payé, vous, M. de Lezeau, M. de Formont, et M. Desforges, vous êtes témoins que je ne me suis jamais donné pour autre que ce que j’étais. Quand vous ne seriez pas mon ami intime, vous me devriez un témoignage de la vérité ; je vous le demande donc instamment. Ainsi, mon cher ami, envoyez-moi sur-le-champ une attestation dont je ferai usage devant les juges, et qui servira à confondre la calomnie.

 

 

1 – Mémoire pour Claude-François Jore, contre le sieur François-Marie de Voltaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Cideville

Ce 27 Juin.

 

 

Mon cher ami, Dieu me préserve de m’accommoder ; ce serait me déshonorer. Le ministère a été si indigné et si convaincu des crimes de Jore, qu’il l’a forcé de rendre la lettre dont une cabale, qui conduit ce misérable, abusait pour me perdre. Je crois qu’il sera chassé de Paris. Voici un petit mémoire qui était fait avant que l’autorité s’en fût mêlée.

 

Il est bien cruel d’avoir troqué le Parnasse contre la grand’salle, et Apollon pour la chicane. Mais voilà qui est, je crois, fini. Où en étions-nous de nos vers et de nos belles-lettres ? Reprenons le fil de nos goûts et de nos plaisirs ; légamu  ,  mi Cideville et alelys ; Vale. Je n’ai guère de moments à moi ; mais je ne serai point toujours damné.

 

 

 

 

 

à M. de Cideville

Ce 2 Juillet.

 

 

Mon cher ami, le ministère a été si indigné de cette minable intrigue de la cabale qui faisait agir Jore, qu’on a forcé ce misérable de donner un désistement pur et simple et de rendre cette lettre arrachée à ma bonne foi. Cette maudite lettre faisait tout l’embarras : c’était une conviction que j’étais l’auteur des Lettres philosophiques. Rien n’était donc si dangereux que de gagner sa cause juridiquement contre Jore. Mais je vous avoue que, au milieu des remerciements que je dois à l’autorité, qui m’a si bien servi en cette occasion, j’ai un petit remords, comme citoyen, d’avoir obligation au pouvoir arbitraire : cependant il m’a fait tant de mal, qu’il faut bien permettre qu’il me fasse du bien, une fois en ma vie.

 

Je retourne bientôt à Cirey ; c’est là que mon cœur parlera au vôtre, et que je reprendrai ma forme naturelle. L’accablement des affaires a tué mon esprit pendant mon séjour à Paris. J’ai eu à essuyer des banqueroutes et des calomnies. Enfin, je n’ai perdu que de l’argent ; et je pars dans deux ou trois jours, trop heureux, et ne connaissant plus de malheur que l’absence de mes amis. Madame de Bernières est-elle à Rouen ? Notre philosophe Formont y est-il ? Comment vont vos affaires domestiques, mon cher ami ? Etes-vous aussi content que vous méritez de l’être ? Avez-vous le repos et le bien-être ? Adieu ; je serai heureux si vous l’êtes. V.

 

 

 

 

 

à M. Berger

A Cirey, le … Juillet.

 

 

Vous êtes le plus aimable et le plus exact correspondant du monde. Voilà la Henriade sous votre coulevrine. Je ne veux plus rien y changer, après que vous aurez dirigé cette édition. Je regarde la peine que vous prenez comme la bordure du tableau et le dernier sceau à la réputation de l’ouvrage, s’il en mérite quelqu’une. Prault n’ira pas plus vite ; ainsi je serai toujours à portée de corriger quelques vers, quand vous m’en indiquerez. J’attendais de bonnes remarques de notre ami Thieriot ; mais il est critique paresseux autant que juge éclairé. Réveillez un peu, je vous prie, son amitié et sa critique. Marquez-moi franchement les vers qui vous déplairont à vous et à vos amis : c’est pour vous autres que j’écris : c’est à vous que je veux plaire. Il est vrai que mes occupations me détournent un peu de la poésie. J’étudie la philosophie de Newton. Je compte même faire imprimer bientôt un petit ouvrage (1) qui mettra tout le monde en état d’entendre cette philosophie dont le monde parle, et qui est si peu connue ; mais, dans les intervalles de ce travail, la Henriade aura quelques-uns de mes regards. L’harmonie des vers me délassera de la fatigue des discussions. Rousseau (2) peut écrire contre moi tant qu’il voudra ; je suis beaucoup plus sensible aux vérités que j’étudie et qui me paraissent éternelles, qu’aux calomnies de ce pauvre homme, qui passeront bientôt. Malheur, surtout dans ce siècle, à un versificateur qui n’est que versificateur !

 

A-t-on imprimé les harangues des nouveaux récipiendaires (3) à l’Académie ? Adieu ; mille compliments à tous nos amis, à ceux qui font des opéras, à ceux qui les aiment. Je vous embrasse.

 

Si vous voyez M. de Mairan, je vous prie de lui demander si M. La Mare lui a remis une brochure (4) qu’il avait eu la bonté de me confier. C’est un philosophe bien aimable que ce M. de Mairan ; il semble qu’il a raison dans tout ce qu’il écrit.

 

J’ai reçu les lettres que M. Duclos a bien voulu me renvoyer ; je lui écrirai pour le remercier.

 

 

1 – Les Eléments de la philosophie de Newton. (G.A.)

 

2 – J.-B. Rousseau.

 

3 –  Boyer et La Chaussée. (G.A.)

 

4 – Mémoire sur les forces motrices. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. l’Abbé Moussinot

Juin.

 

 

Quand je demande, mon cher ami, des livres dont j’ai toujours un pressant besoin, il est triste d’attendre qu’on ait fait une caisse complète. Quatre envois sont aussi bons qu’un : il n’en coûte que trois caisses de plus, et on est promptement servi ; c’est là l’essentiel pour moi, dont l’ignorance est grande, et dont les études sont continuelles et variées. Si Prault n’est pas exact à suivre mes intentions, je vous prierai d’en prendre un autre ; je suis las de n’avoir la moutarde qu’après dîner.

 

Je vous prie aussi de donner cent trente francs au chevalier de Mouhi (1) ; il m’est impossible de lui donner plus de deux cents livres par an. Si j’en croyais mes désirs et son mérite, je lui en donnerais bien davantage. Dites-lui que je suis charmé de l’avoir pour correspondant littéraire, mais que je demande des nouvelles très courtes, des faits sans réflexions, et plutôt rien que des faits hasardés.

 

M. d’Estaing me doit et cherche des chicanes pour ne me point payer ou pour différer le paiement. Il faut vite constituer un procureur et plaider. Les frais ne peuvent tomber que sur lui, et je suis assez au fait de son bien pour avoir mes recours certains. Ecrivez pour ma pension ; je compte sur M. Clément ; ne laissons rien languir, s’il est possible, entre les mains des débiteurs. C’est veiller à leurs intérêts en se montrant exacts à demander. Vous voyez, mon cher ami, quelles peines on a, quand il faut arracher des arrérages accumulés. Je vous embrasse tendrement.

 

 

1 – Cet aventurier littéraire fut alors un des nouvellistes de Voltaire comme Berger et Thieriot. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Berger

 

 

 

Je ne peux assez remercier M. Gonai. Il faut que la deuxième Henriade soit pour lui ; car la première doit être pour vous.

 

Avez-vous semoncé le paresseux Thieriot, pour qu’il vous donne ses remarques ? C’est un juge qui fait bien durer le procès qu’il a appointé. Il sera responsable de mes fautes. Pressez-le, je vous en prie ; car ce procès est devenu le vôtre. Le plus grand service qu’on puisse me rendre est d’être sévère.

 

Pourquoi n’aimez-vous pas les traits du tonnerre ? Mettez, si vous voulez, les feux ou les flammes ; mais j’aime autant les traits. Vous trouverez ici quelques petites corrections. Si vous rencontrez, dans votre chemin, quelques expressions oiseuses, quelques redites, quelques pléonasmes, ne manquez pas, je vous prie, de me dénoncer les coupables ; je les bannirai à perpétuité de la Henriade.

 

J’ai lu les trois Epîtres (1) de l’auteur du Capricieux, des Aïeux chimériques, du Café, etc., qui donne des règles de théâtre, et de l’auteur des couplets, qui parle de morale. Il me semble que je vois Pradon enseigner Melpomène, et Rolet endoctriner Thémis.

 

Je vous envoie l’ode sur l’Ingratitude ; j’ai dédaigné de parler de Desfontaines ; il n’a pas assez illustré ses vices.

 

Je vous prie de donner à M. Saurin le jeune (2), et à M. Crébillon, des copies de cette ode ; ils sont tous deux fils de personnes distinguées dans la littérature, que Rousseau (3) a indignement attaquées. Ils doivent s’unir contre l’ennemi commun. Si Rousseau revenait, son hypocrisie serait dangereuse à M. Saurin le père (4), et le contre-coup en retomberait sur le fils. Je sais sur cela bien des particularités. Faites, je vous prie, mille compliments pour moi à MM. Saurin et Crébillon. A l’égard de M. Hérault, s’il exige quelque chose de moi, je ferai ce que l’on exigera. Je vous prie de voir M. d’Argental et de lui parler.

 

Adieu, mon cher correspondant ; je suis bien sensible aux soins dont vous m’honorez. Mille compliments au gentil La Bruère et à nos amis.

 

 

1 – Voyez dans la CRITIQUE LITTERAIRE, notre note en tête de l’Utile examen des trois dernières Epîtres du sieur Rousseau. (G.A.)

 

2 – C’est l’auteur tragique. (G.A.)

 

3 – Jean-Baptiste.

 

4 – Voyez le Catalogue des écrivains du Siècle de Louis XIV. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Berger

A Cirey ….

 

 

Il y a du malheur sur les paquets que vous m’envoyez, mon aimable correspondant. Je n’ai encore rien reçu de ce qu’on remit entre les mains de M. du Châtelet, à son départ de Paris. Ce petit ballot arriva trop tard pour être mis dans la chaise, déjà trop chargée, et fut envoyé au coche ; Dieu sait quand je l’aurai !

 

L’aventure de M. Resle ne peut être vraie. Je n’ai ni créancier qui puisse m’arrêter, ni rien par devers moi qui doivent me faire craindre le gouvernement sage sous lequel nous vivons. Je suis loin de penser que le magistrat en question soit mon ennemi ; mais s’il l’était, il n’est pas en son pouvoir de nuire à un honnête homme.

 

La Lettre dont vous me parlez, et qu’on doit mettre à la tête de la Henriade, est de M. Cocchi, homme de lettres très estimé (1). Elle fut écrite à M. Rinuccini, secrétaire et ministre d’Etat à Florence ; elle est traduite par le baron Elderchen. Je ne me souviens pas qu’il y ait un seul endroit où M. Cocchi me mette au-dessus de Virgile. Sa lettre m’a paru sage et instructive. Si c’était ici une première édition de la Henriade, j’exigerais qu’on n’imprimât pas cette Lettre ; trop d’éloges révolteraient les lecteurs français. Mais, après vingt éditions, on ne peut plus avoir ni orgueil ni modestie sur ses ouvrages ; ils ne nous appartiennent plus, et l’auteur est hors de tout intérêt. Au reste, n’ayant point encore reçu les exemplaires du poème que j’avais demandés, je ne puis rien répondre sur ce qui concerne l’édition.

 

Le petit poème (2) que vous m’avez envoyé est d’un pâtissier ; il n’est pas le premier auteur de sa profession. Il y avait un pâtissier fameux qui enveloppait ses biscuits dans ses vers, du temps de maître Adam, menuisier de Nevers. Ce pâtissier disait que, si maître Adam, travaillait avec plus de bruit, pour lui il travaillait avec plus de feu. Il paraît que le pâtissier d’aujourd’hui n’a pas mis tout le feu de son four dans ses vers.

 

Je viens de recevoir une lettre de M. Sinetti ; mais il n’a point encore reçu les Alzires.

 

Le gentil Bernard devrait bien m’envoyer sa Claudine ; mais que fait le gentil La Bruère ?

 

Je ne vous dis rien sur l’Orosmane dont vous me parlez ; apparemment que le mot de cette énigme est dans quelque lettre de vous que je n’ai point encore reçue. Quand Thieriot sera-t-il à Paris ? Adieu.

 

 

1 – Nous n’avons pas reproduit cette lettre en tête de la Henriade ; elle est insignifiante aujourd’hui. (G.A.)

 

2 – Sans doute Alphonse de Gusman, par Favart. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Cideville

A Cirey, ce 5 Août.

 

 

Mon cher ami, on vous a envoyé le Mondain ; j’envoie une ode à M. de Formont. M. de Formont vous donnera l’ode, et vous lui donnerez le Mondain. Vous voyez, mon aimable Cideville, qu’on fait ce qu’on peut pour vous amuser ; tenez-m’en compte, car je suis entre Newton et Emilie. Ce sont deux grands hommes, mais Emilie est bien au-dessus de l’autre. Newton ne savait pas plaire. Vous, qui entendez si bien ce métier-là, comptez que vous devriez venir à Cirey ; nous quitterions pour vous les triangles et les courbes, nous ferions des vers, nous parlerions d’Horace, de Tibulle et de vous. V.

 

 

 

 

 

à M. de Caumont

A Cirey en Champagne, ce 5 Août 1736.

 

 

Je n’ai eu longtemps que des procès, monsieur ; je n’avais rien à vous mander qui pût vous amuser. Je ne sais si je vous ferai une bonne réparation en vous envoyant l’ode sur l’Ingratitude. Cette ode serait contre moi si j’oubliais jamais les bontés avec lesquelles vous m’avez fait un devoir de vous être attaché.

 

Je crois que M. Algarotti fera imprimer son livre sur la Lumière, avant l’hiver prochain, à Venise. Les papimanes comme vous l’auront les premiers. Je pourrais bien aussi avoir l’honneur de vous envoyer un Essai sur la Philosophie de Newton. Je vous quitte pour y travailler dans le moment. Je ne peux mieux vous faire ma cour qu’en cherchant à mériter vos suffrages.

 

Mille respects. V.

 

 

 

 

 

à M. Thieriot

A Cirey, ce 6 Août.

 

 

Eh bien ! Vous souffrez qu’on imprime la Henriade, et vous n’envoyez pas vos remarques ? Ah ! Cochon !

 

 

……. Ducis sollicitæ jucunda oblivia vitæ.

 

                                                             HOR., liv. II, Sat. VI.

 

 

Tenez, voici des réponses (1) aux trois Epîtres du doyen des fripons, des cyniques, et des ignorants, qui s’avise de donner des règles de théâtre et de vertu, après avoir été sifflé pour ses comédies et banni pour ses mœurs.

 

 

Tertius e cœlo cecidit Cato.

 

(Juv., sat. II)

 

 

Mettez cela dans vos archives. Vous me devez un volume de réflexions, d’anecdotes, de confidences, d’amitiés, etc. Adieu ; servez-vous de tout votre cœur et de tout votre esprit pour dire à Pollion combien je l’aime et je l’estime. Ne m’oubliez pas auprès de la muse Deshayes (2), d’Orphée-Rameau, et de l’imagination du petit B…. (3). Allons, paresseux, écrivez donc. Adieu ; je retourne à Newton et je vous aime de tout mon cœur.

 

 

1 – Voyez, l’Utile examen des trois dernières Epîtres du Sieur Rousseau. (G.A.)

 

2 – Maîtresse de La Popelinière. (G.A.)

 

3 – Ballot. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Mademoiselle Quinault

24 … 1736.

 

 

[Envoi de quatre vers pour l’Enfant prodigue ; insiste pour dire que la pièce est de Gresset ; l’engage à faire une brigue pour rétablir ce beau mot de cocu.]

 

 

 

 

 

à M. Thieriot

Cirey… Août 1736.

 

 

Je suis très inquiet de votre santé, et, si vous vous portez bien, je suis très fâché, et avec raison, contre vous. Les remarques sur la Henriade, que vous avez promises, se sont fait attendre en vain : l’ouvrage avance, et il faudra qu’il paraisse, sans que j’aie le plaisir d’avoir profité de vos critiques. A quoi sert-il donc d’avoir un ami ? Vous oubliez Voltaire et Henri IV ; vous ne faites point de réponse. Je vous écris, moi, qui suis dans le sein du bonheur et de la philosophie ; et vous, qui passez votre temps à boire et à farniente, vous ne m’écrivez point. Je vous avoue que rien ne peut troubler ma félicité que votre oubli ; puissé-je ne l’imputer qu’à votre paresse ! Mille tendres compliments à Pollion et à vos amis.

 

 

 

 

 

à M. le Duc d’Aremberg

A Cirey, par Vassy en Champagne, ce 30 Août.

 

 

Monseigneur, je n’ai pas voulu, jusqu’à présent, vous importuner de mes plaintes contre un homme que vous honorez de votre protection ; mais enfin l’insolence qu’il a d’abuser de votre nom même pour m’inquiéter me force à vous demander justice. Il imprime dans une lettre qu’il a fait insérer dans le journal de la Bibliothèque française, page 151, année 1736, que vous lui avez dit qu’à Marimont (1), je vous avais parlé de lui dans les termes les plus indignes et les plus révoltants. Il fait de cette prétendue conversation avec vous le sujet de tous ses déchaînements ; cependant vous savez, monseigneur, si jamais je vous ai dit de cet homme rien qui pût l’outrager ; je respectais trop l’asile que vous lui donnez. Jugez de son caractère par cette calomnie et par la manière dont il vous commet. Il fait imprimer encore, dans le même libelle, que M. le comte de Lannoi se plaignit publiquement que je n’avais pas entendu la messe dévotement dans l’église des Sablons. Vous sentez, monseigneur, ce que c’est qu’un tel reproche dans la bouche de Rousseau.(2) Je ne vous parle point des calomnies atroces dont il me charge, je ne vous parle que de celles où il ose se servir de votre nom contre moi. Je demanderai justice au tribunal de Bruxelles des unes, et je vous la demande des autres. Quand je vous serais inconnu, je ne prendrais pas moins la liberté de vous adresser mes plaintes ; je suis persuadé que vous châtierez l’insolence d’un domestique qui compromet son maître par un mensonge, dont son maître peut si aisément le convaincre. Je suis, etc.

 

 

1 - Il s’agit du voyage en Belgique fait par Voltaire en 1722. (G.A.)

 

2 – Jean-Baptiste.

 

 

 

 

 

à M. Pitot

A Cirey, par Vassy en Champagne, ce 31 Août.

 

 

Je n’avais pu lire à Paris, Monsieur, le mémoire de M. de Mairan, touchant les forces motrices, et plusieurs occupations étrangères aux mathématiques ont retardé encore dans ma retraite le plaisir de lire son ouvrage. Je l’ai enfin lu, et il me paraît comme à vous un chef-d’œuvre de raison, avec cette différence que vous l’avez lu en juge, et moi en écolier qui m’instruis.

 

M. de Mairan, qui est des esprits les plus justes, des plus fins et des plus exacts, a très bien démontré, en plus d’une façon, que la quantité de mouvement n’est jamais, au fond, que le produit de la vitesse par la masse.

 

Il semble que la découverte de la progression de la chute des corps par Galilée ait été le fondement de l’erreur où étaient MM. Leibnitz et Bernouilli. Tout se réduit donc à faire voir que, dans cette progression même, la force est en effet toujours la même, puisque d’instants en instants cette force agit uniformément. L’espace parcouru est, à la vérité, comme le carré du temps ou de la vitesse ; mais chaque partie infiniment petite de cet espace n’est que comme la vitesse et comme le temps. Par là, ce qu’il y avait de plus fort contre l’ancienne mécanique, qui n’admet dans la quantité du mouvement que le produit de la vitesse par la masse, se trouve suffisamment réfuté.

 

M. de Mairan a pris la chose de tous les côtés, sapiens et victor ubique. Il avait eu la bonté de me prêter, à Paris, son mémoire, que je ne pus alors étudier. Je chargeai un jeune homme, nommé M. de La Mare, de le lui rendre. Je vous supplie, monsieur, de vouloir bien vous en informer à M. de Mairan, et de l’assurer de ma respectueuse estime.

 

Permettez-moi de vous parler ici de l’analogie que vous avez trouvée entre les surfaces des corps ; vous dites que leurs quantités sont en raison réciproque des surfaces de leurs côtés homologues. Vous en tirez surtout une observation très utile que, s’il fallait douze chevaux pour tirer un bateau de vingt-cinq pieds de large, il faudrait cinq fois douze chevaux pour tirer cinq bateaux de cinq pieds de large. Il paraît qu’en tout vous tâchez de ramener les mathématiques à l’utilité des hommes.

 

Puisque me voilà en train, il faut encore, monsieur, que je vous importune sur une petite difficulté : madame la marquise du Châtelet me faisait, il y a quelques jours, l’honneur de lire avec moi la Doptrique de Descartes ; nous admirions tous deux la proportion qu’il dit avoir trouvée entre le sinus de l’angle d’incidence, et le sinus de l’angle de réflexion ; mais en même temps nous étions étonnés qu’il dît que les angles ne sont pas proportionnels, quoique les sinus le soient. Je n’y entends rien : je ne conçois pas que la mesure d’un angle soit proportionnelle, et que l’angle ne le soit pas. Oserai-je vous supplier d’éclairer sur cela mon ignorance !

 

J’ai une santé bien faible pour m’appliquer aux mathématiques ; je ne peux pas travailler une heure par jour, sans souffrir beaucoup.

 

Informez-vous, je vous en prie, s’il est vrai que Snellius ait trouvé la proportion des sinus de réflexion avant Descartes, et si le père Grimaldi a trouvé, avant Newton, les propositions des sons avec les diffractions (1) des sept rayons primitifs : je doute fort de cette dernière allégation. Il y a dans Paris des anecdotiers qui vous mettront au fait. Je vous aurai bien de l’obligation. Je suis, monsieur, avec une estime infinie, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

1 – Phénomène par lequel les rayons lumineux effectuent une déviation lorsqu’ils rasent les bords d’un corps opaque. (LV.)

 

 

 

 

 

à M. le Marquis d’Argens

 Cirey, 4 Septembre 1736.  (1).

 

 

Je ne puis assez vous remercier, monsieur, de la manière obligeante dont vous avez bien voulu prendre mon parti dans vos Lettres (2) contre le cruel et l’infâme ennemi (3) qui m’honore de sa haine depuis si longtemps. Vous êtes, monsieur, au rang des honnêtes gens contre lesquels il se déchaîne tous les jours. Je n’avais pas besoin de cette conformité avec vous, pour désirer d’être avec vous en liaison : je vous étais déjà attaché par cette heureuse liberté avec laquelle vous écrivez des choses pleines d’esprit. Mais enfin me voilà lié avec vous, monsieur, par les motifs de l’estime et de la reconnaissance.

 

Si vous avez quelques ordres à me donner, adressez-les à Vassy en Champagne. Je passe ma vie auprès de Vassy, dans une retraite délicieuse, où je ne regrette que d’être inutile aux personnes qui pensent comme vous. Je suis, avec bien de l’estime, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François (G.A.)

 

2 – Les Lettres juives. (G.A.)

 

3 –J.-B. Rousseau. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

à M. Thieriot

Le 5 Septembre.

 

 

J’ai reçu, mon cher ami, le prologue et l’épilogue de l’Alzire anglais : j’attends la pièce  pour me consoler ; car, franchement, ces prologues-là ne m’ont pas fait grand plaisir. Je vous avoue que, si j’étais capable de recevoir quelque chagrin dans la retraite délicieuse où je suis, j’en aurais de voir qu’on m’attribue cette longue épître (1) de six cents vers dont vous me parlez toujours, et que vous ne m’envoyez jamais. Rendez-moi la justice de bien crier contre les gens qui m’en font l’auteur, et faites-moi le plaisir de me l’envoyer.

 

Vous aurez incessamment votre Chubb (2) et votre Descartes. Vous me prenez tout juste dans le temps que j’écris contre les tourbillons, contre le plein, contre la transmission instantanée de la lumière, contre le prétendu tournoiement des globules imaginaires qui font les couleurs, selon Descartes contre sa définition de la matière, etc. Vous voyez, mon ami, qu’on a besoin d’avoir devant ses yeux les gens que l’on contredit ; mais, quand cela sera fait, vous aurez votre sublime rêvasseur René.

 

Je ne conçois pas que les trois Epîtres de Rousseau puissent avoir de la réputation. Les d’Argental, les président Hénault, les Pallu, les ducs de Richelieu, me disent que cela ne vaut pas le diable. Il me semble qu’il faut du temps pour asseoir le jugement du public, et quand ce temps est arrivé, l’ouvrage est tombé dans le puits.

 

Encouragez le divin Orphée-Rameau à imprimer son Samson. Je ne l’avais fait que pour lui ; il est juste qu’il en recueille le profit et la gloire.

 

On me mande que la Henriade est au dixième chant. Je ne connais point cette édition en quatre volumes dont vous parlez. Tout ce que je sais, c’est qu’on en prépare une magnifique en Hollande ; mais elle se fera assurément sans moi.

 

Nous étudions le divin Newton à force. Vous autres serviteurs des plaisirs, vous n’aimez que des opéras. Eh ! Pour Dieu, mon cher petit Mersenne, aimez les opéras et Newton. C’est ainsi qu’en use Emilie.

 

 

Que ces objets sont beaux ! Que notre âme épurée

Vole à ces vérités dont elle est bien éclairée !

Oui, dans le sein de Dieu, loin de ce corps mortel,

L’esprit semble écouter la voix de l’Eternel.

Vous, à qui cette voix se fait si bien entendre,

Comment avez-vous pu, dans un âge encor tendre,

Malgré les vains plaisirs, cet écueil des beaux jours,

Prendre un vol si hardi, suivre un si vaste cours,

Marcher après Newton dans cette route obscure

Du Labyrinthe immense où se perd la nature (3)

 

 

Voilà ce que je dis à Emilie dans des entre-sols (4) vernis, dorés, tapissés de porcelaines, où il est bien doux de philosopher. Voilà de quoi l’on devrait être envieux plutôt que de la Henriade ; mais on ne fera tort ni à la Henriade ni à ma félicité.

 

Algarotti n’est point à Venise, nous l’attendons à Cirey tous les jours. Adieu, père Mersenne ; si vous étiez homme à lire un petit traité newtonisme, de ma façon, vous l’entendriez plus aisément que Pemberton.

 

Adieu ; je vous embrasse tendrement. Faites souvenir de moi les Pollion, les muses, les Orphées, les père d’Aglaure (5). Vale, te  amo.

 

 

1 – Réponse aux trois Epîtres nouvelles du sieur Rousseau. (G.A.)

 

2 – Voyez, la quatrième des Lettres à S.A.S.,le prince de ***. (G.A.)

 

3 – Extrait d’une épître à madame du Châtelet. (G.A.)

 

4 – Les fameux entre-sols de Cirey .(G.A.)

 

5 – La Popelinière, mademoiselle Deshayes, Rameau, etc. (G.A.)

 

 

 

 

à Mademoiselle Quinault

6 Septembre 1736.

 

 

[Se disculpe d’être auteur de la Réponse aux trois Epîtres nouvelles du sieur Rousseau. Demande ce que c’est que le Dissipateur (de Destouches). S’excuse de lui avoir donné, dans la comédie de l’Enfant prodigue, le rôle de madame de Croupillac.]

 

 

 

 

à M. Berger

Cirey..

 

 

J’ai reçu le paquet du 23 ; je n’ai que le temps de vous demander pardon de mes importunités : mais, mon ami, je ne sais ce qu’est devenue mademoiselle de Choisy (1), le discours à l’Académie (2), les odes, les fées (3) : tout ce petit magasin d’esprit est apparemment demeuré en chemin. Par quelle route me l’avez-vous envoyé ? A quelle adresse ?

 

Tout ce que vous m’avez envoyé arriverait sûrement, s’il était adressé au coche de Bar-sur-Aube pour Cirey en Champagne. Joignez-y, je vous prie, cette Réponses aux Epîtres de Rousseau, cette Ménagerie, etc.

 

Le plus sûr et le plus court serait d’adresser les gros paquets à l’abbé Moussinot, cloître Saint-Merri ; il les ferait mettre au coche.

 

Pardon, mon ami, d’écrire un si petit chiffon ; mais je me porte assez mal ; et si mes lettres sont si courtes, mes amitiés sont longues.

 

Avez-vous fait partir Alzire pour M. Sinetti ? Vale.

 

1 – L’Histoire de madame la comtesse des Barres. Ce sont les aventures de l’abbé de Choisy, lorsqu’il portait le costume féminin. (G.A.)

 

2 – De Boyer ou de La Chaussée. (G.A.)

 

3 – Comédie de Romagnési et Procope. (G.A.).

CORRESPONDANCE - 1736-6

 

 

 

 

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